(Note au lecteur : les poèmes de
Bolaño ne sont pas disponibles en français. Les traductions qui figurent dans ce texte sont de moi. Elles n’ont d’autres ambitions que d’illustrer les thèmes de textes, et ne doivent surtout pas être prises comme une tentative sérieuse ou comme fidèle reflet de la poésie de
Bolaño )
Opérons un retour en arrière. La semaine dernière, j’évoquais
« La littérature nazie en Amérique », livre publié en 1996. Aujourd’hui, je jette un œil sur
« La universidad desconocida », volume publié en 2007 qui reprend l’essentiel de la poésie écrite par
Bolaño entre 1977 et 1994, c’est-à-dire entre, plus ou moins, son arrivée en Espagne et le succès de sa décision, prise en 1990 selon Jorge Herralde, de se convertir en prosateur – et donc de délaisser son premier amour – afin de nourrir sa famille. De fait, il se consacre exclusivement à l’écriture à partir de 1993. La majorité de ces poèmes sont disponibles dans d’autres recuei
ls (« Los perros románticos » et
« Tres ») ainsi que dans
« Anvers ». C’est
Bolaño lui-même qui a mis en ordre ce recueil dès le milieu des années ’90. On nous dit qu’il y tenait particulièrement et y revenait sans cesse, il aura pourtant fallu attendre quatre années après sa mort pour qu’il soit publié. Ces précisions éditoriales faites, autre précision : je ne suis pas la personne la mieux placée pour poser un regard critique sur de la poésie. J’en lis trop peu, en connais encore moins. Ces quelques notes n’ont donc qu’une ambition : tenter de lier cette lecture aux textes en prose pour lesquels l’auteur s’est fait connaitre. Voilà qui limite l’intérêt.
Que pourrait penser un lecteur de ces textes, s’il est familier avec
« Les détectives sauvages »,
« La piste de glace » ou certaines nouvelles ? Qu’il a devant lui, enfin, l’œuvre poétique qui se trouve au cœur de la fiction bolanienne. On le sait, c’est une constante chez lui :
Bolaño remplit ses romans et ses récits d’écrivains et de poètes dont on ne lit jamais les travaux. C’est la vie de ses créations qui l’intéresse, plus que les créations de ses créations. Bien. Mais si on ne lira jamais
les romans d’Archimboldi (on peut toujours lire ceux de
B. Traven, ceci dit…), c’est donc avec un frisson d’émotion qu’on reconnait dans la collection que nous examinons aujourd’hui les textes qu’on ne lit jamais dans le pan poético-nostalgique des fictions de
Bolaño. Disons en tout cas, pour être moins formel, qu’on se convainc que ça colle très bien et que lorsque les alter-egos écrivent dans
« La piste… »,
« Les détectives… » etc., ils écrivent
« La universidad desconocida ». Logiquement, la question suivante est donc : qu’est-ce qu’ajoute notre connaissance de ces poèmes à notre compréhension des romans en question ? Rien. Ce que je veux dire par là, c’est qu’au-delà du plaisir ressenti à l’impression de découvrir ce qui manque, on se rend compte que ça n’importait pas : on y aurait ajouté, comme exemple, ces poésies que ça n’aurait pas changé grand-chose. Ca ne revient pas à dire que la poésie de
Bolaño n’a aucun intérêt, bien au contraire : il s’agit de dire que cette poésie est à lire comme poésie indépendante et non comme pièce manquante d’un corpus narratif et fictionnel. L’autre possibilité, et c’est celle que je suis, puisqu’après tout je relis non seulement sur mon plaisir mais pour écrire un article
pour la revue Cyclocosmia, est de voir les points communs ou les thèmes récurrents qui font de ses poèmes, ses romans et ses récits un ensemble relativement cohérent. D’où les remarques qui suivent.
Manifestations des « Détectives sauvages ». On ne sera pas surpris de retrouver dans ces pages le poème de Cesárea Tinajero, ces trois lignes tracées, l’une plate, l’autre ondulée et la dernière cassée. Dans « Les détectives … », Belano et Lima expliquent qu’il s’agit-là d’une description de la navigation et rajoutent sur chaque ligne le dessin d’un petit bateau. Dans Mi poesía, les lignes sont déjà là, moins nettes, tracées à la main, au milieu d’un texte chaotique. Dans le chapitre La mer de « Anvers », on retrouve une fois de plus, maladroitement dessinées, les trois lignes ainsi qu’un second dessin les reprenant en une seule séquence sur laquelle des petits bateaux sont ajoutés. Le poème Lupe nous présente pour la première fois (en ce qui concerne l’ordre chronlogique de l’écriture, non de la publication, bien sûr) la jeune prostituée dont les malheurs donnent à Lima et Belano l’occasion qu’ils attendaient de se lancer sur la piste Tinajero. C’est un texte dont le contenu et le ton est bien plus triste que toutes les références à Lupe qu’on retrouve dans le roman. Le poème en prose Manifiesto mexicano met en scène les après-midi aux bains publics du district fédéral de Laura Jauregui et du narrateur Bolaño / Belano où il est bien plus question de sexe que de se baigner. Jauregui est une des voix de la partie centrale des « Détectives sauvages » : ancienne amie de Belano, elle dit, entre autres choses, que le viscéral-réalisme est une opération lancée sans autre motif que de la reconquérir. Manifiesto mexicano, écrit en 1984, aurait très bien pu avoir été sélectionné pour figurer dans « Les détectives… ». On notera que, s’il ne s’y retrouve pas, il y a plusieurs références aux après-midi dans les bains qui sont restées. Enfin (mais enfin seulement pour cette note, parce qu’il y a d’autres liens entre ces poèmes et « Les détectives… ») , il faut au moins mentionner une série de trois poèmes (Les détectives, Les détectives perdus et Les détectives gelés). Tous trois semblent variations les uns des autres, et certains de leurs vers évoqueront aussi bien « Les détectives sauvages » que « 2666 ». Le plus puissant est sans doute le plus court :
Les détectives perdus dans la ville obscure
J’entendis leurs gémissements
J’entendis leurs pas dans le Théâtre de la Jeunesse
Une voix qui avance comme une flèche
Ombre de cafés et de parcs
Fréquentés à l’adolescence
Les détectives qui observent
Leurs mains ouvertes
Le destin tâché de sang
Et tu ne peux même pas te souvenir
Où était la blessure
Les visages qu’une fois tu aimas
La femme qui te sauva la vie
La même figure revient dans un des poèmes les plus récents du recueil, écrit en 1992, Los blues taoístas del hospital Valle Hebrón :
Ainsi, toi et moi nous nous convertîmes
En limiers de notre propre mémoire
Et nous parcourûmes, comme des détectives latino-américains
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous rencontrâmes seulement
Des vitrines vides, manifestations équivoques
De la vérité.
Encore cette difficulté à atteindre la vérité… On en reparlera sans doute plus tard.
Présence de la poésie dans la poésie. Si nous avons ici la poésie des poètes des romans de B., nous avons aussi ici, comme dans le reste de l’œuvre, la poésie comme thème. Et on y trouve ce qu’on trouve ailleurs. Une des parties de « La universidad desconocida » s’appelle Manifiestos y posiciones. Il y a, outre Manifiesto mexicano dont nous avons déjà parlé, La poesía latinoamericana et surtout Horda. Dans ce dernier, Bolaño est surpris au plus profond d’un rêve par les poètes d’Espagne et d’Amérique latine qui lui promettent de s’occuper de lui au point que même ses os disparaîtront à tout jamais. Les poètes ont les visages satisfaits d’agrégés culturels, de directeurs de revues, de correcteurs, etc. Ces « rats » survivent en échange « d’excréments, d’exercices publics de terreur ». La cible, ce sont ces Neruda et Paz de poche qui se meuvent – et c’est une particularité latina – dans les couloirs du pouvoir, cette « horde » qui nuise au rêve de l’adolescent et à l’écriture. On y retrouve le dégoût de B. envers les poètes officiels, les laquais du pouvoir. La poesía latinoamericana est dans la même lignée :
Quelque chose d’horrible, messieurs. La vacuité et l’épouvante.
Paysage de fourmis
Dans le vide. Mais au fond, utiles.
Ce sont là les poètes du continent, tous attachés à leur parcelle de pouvoir, toujours sur pied de guerre pour défendre leur château, pour effacer des anthologies les éléments subversifs, « une activité qui est le fidèle reflet de notre continent ». C’est peu ou prou la même image qui gouverne « La littérature nazie en Amérique latine » : des écrivains en reflet du continent. Les motifs de disparition et de subversion ne sont pas non plus un hasard et renvoient immanquablement à la politique et à la violence, dont Bolaño dit, dans un texte sans titre :
La violence est comme la poésie, elle ne se corrige pas
Tu ne peux pas changer le voyage d’un couteau
Ni l’image de la tombée du jour imparfaite pour toujours
Présence du politique dans la poésie. « J’ai été élevé aux côté de puritains révolutionnaires » dit Bolaño très tôt dans le recueil. Dans Autoretrato a los veinte años (qui daterait de 1992), évoqué la semaine dernière, se dégage l’image d’un jeune homme qui a pris le train en marche, qui s’est laissé aller sans savoir où ça l’amènerait : plein de peur, triste de penser mourir si jeune, c’est à la révolution qu’il décida de s’unir. Vingt ans, 1973.
Un bouclier et une épée. Alors,
malgré la peur, je me laissai aller, je mis ma joue
contre la joue de la mort .
Et il me fut impossible de fermer les yeux et de ne pas voir
ce spectacle étrange, lent et étrange,
bien qu’encastré dans une réalité rapidissime :
des milliers de jeunes comme moi, imberbes
ou barbus, mais tous latino-américains,
joignant leurs joues à la mort.
Dans un autre portrait, écrit en 1994, il nous donne ce qui peut servir de conclusion au portrait de ses vingt ans :
Les autoportraits de Robert Bolaño
volent fantasmatiques comme les mouettes dans la nuit
et tombent à ses pieds comme la rosée tombe
sur les feuilles d’un arbre, le représentant
de tout ce qui nous aurions pu être,
forts et avec des racines dans ce qui ne change pas.
Mais nous n’avions pas la foi ou nous l’avions dans tellement de choses
finalement détruites par la réalité
(la Révolution, par exemple, cette prairie
de drapeaux rouges, champs de pâture fertile)
que nos racines furent comme les nuages de Baudelaire.
Terminons ces notes de manière ouverte, avec une question à la salle. Lorsque j’ai parlé d
’ « Anvers », Antonio Werli
se posait des questions sur l’importance que Bolaño accordait à ce texte, publié deux fois, avec certaines variations (peu nombreuses, ceci dit). Moi, ce qui m’interpelle surtout c’est que le texte, écrit en 1980, a été publié comme un roman en 2002 et republié en 2007 comme un long poème dont le titre est
Gente que se aleja. Ca n’a sans doute aucune importance, mais qu’est-ce qui fait qu’un poème se transforme en roman et vice-versa sans que le texte change significativement ?