Mystik Vik
J’ai lu Viktor Pelevine pour la première fois il y a déjà quelques années, à une époque où je commençais seulement à m’approcher des fictions postmodernes. « Omon Ra » et « La flèche jaune », deux fois séduit. Je serais curieux de voir ce que j’en pense aujourd’hui. Par la suite, j’ai oscillé entre la déception (« Homo Zapiens ») parfois profonde (« The helmet of horror » ) et la satisfaction (« The blue lantern ») parfois d’une intensité inconnue jusque là (« La mitrailleuse d’argile »). Tout est question de dosage chez Pelevine, et le passage d’un état d’esprit à un autre dépend en grande partie de sa capacité à mettre juste ce qu’il faut de jeu, de philosophie, de politique, de pop culture dans sa fiction. Les mêmes éléments sont toujours à l’œuvre dans son travail, mais, parfois, il a la main trop lourde et gâche complètement la recette. « Le livre sacré du loup-garou », son dernier roman à être traduit, à tout de la recette imparfaite, dosée de manière incorrecte, mais qui, s’il ne s’agit pas d’un met de gourmet, reste mangeable et même appréciable.
Quelques mots sur l’intrigue : A. Huli est une lycanthrope, une renarde, équivalent féminin du loup-garou. D’une rare beauté, elle a l’enveloppe corporelle d’une adolescente de quinze ans et se prostitue pour gagner sa vie, mais elle n’a pas de relations sexuelles : comme toutes ses semblables, elle utilise sa queue pour suggérer à ses clients l’accomplissement de leurs fantasmes. Elle fait la connaissance d’un agent haut-gradé du FSB qui s’avère être un loup-garou. Leur relation se noue sur fond de lutte pour le pétrole, de recherche mystique du super-lycanthrope et d’amour dans une Russie contemporaine en débandade morale.
Il y a beaucoup de choses à dire contre « Le livre sacré du loup-garou ». Certains trouveront son intrigue grotesque, c’est se concentrer sur un détail et oublier qu’une fiction est plutôt à juger sur les moyens et les effets littéraires mis en œuvre plutôt que sur la crédibilité du récit. Je ne suivrai donc pas cette voie là. Par contre, il est vrai que l’humour de Pelevine sera apprécié de façon variable. Si je me suis souvent retrouvé à rigoler (je sais que je n’ai pas l’air de quelqu’un qui rigole, mais ça arrive…), on ne peut pas dire que les blagues et les sous-entendus soient particulièrement subtils. Et plus on avance, plus le rire se fait gras, avant de disparaître presque complètement : l’absence de variation tue la drôlerie. Du point de vue de l’écriture, c’est aussi assez faible. On pourrait se poser des questions sur la traduction (je pense à quelques phrases dans la première moitié du livre qui sont pratiquement incompréhensibles) mais à parcourir les critiques anglophones, il est plus probable que ce soit le style de Pelevine lui-même qui est, disons, d’une certaine simplicité. Et ce n’est pas un problème en soit : je ne pense pas que son travail s’accommoderait bien d’une prose plus élaborée. Cependant, son aspect absolument monotone – toutes les descriptions se ressemblent, tous les personnages parlent de la même façon ou presque --, s’il sert parfois à mettre en valeur la monotonie du monde moderne, finit tout de même par lasser si ce n’est frustrer : une renarde versée dans les savoirs les plus ésotériques ne devrait pas parler exactement comme un fruste loup-garou. Enfin, il y aura aussi ceux qui n’apprécieront pas les nombreuses interventions de digressions sur les philosophies orientales, soit parce que ça les emmerde, soit parce qu’ils en ont marre de la génération matrix.
Mais voilà, pardonnez-moi une grossièreté : j’en ai plein le cul de jouer (et ce jeu dure depuis très exactement quatre ans et un jour) à faire la liste des bons et des mauvais points des livres lus. J’en ai plein le cul de résumer l’intrigue. Oubliez donc les trois paragraphes qui précèdent, virons les chapeaux et les chutes et passons, rapidement sans doute, trop rapidement peut-être, à ce qui fait, selon moi, tout l’intérêt du « Livre sacré du loup-garou ». Pas pourquoi il faudrait l’acheter. Même pas pourquoi il faudrait le lire (ça, finalement, vous l’avez vu plus haut ou ailleurs : amusant, blablabla). Non : ce que je veux brièvement mentionner ici, c’est ce que ce roman de Pelevine (et sans doute plus que certains de ses précédents textes) aura évoqué en moi. C’est simple. Bien que derrière les circonvolutions du récit on puisse voir une satire (non, ce n’est pas le mot : selon Gaddis il signale bien souvent l’approche ratée d’un univers particulier, et ce n’est pas de ça qu’il s’agit ici), disons un portrait ou une mise en perspective ou que sais-je, d’une certaine réalité sociale russe par trop artificielle, ce qu’il est intéressant de noter c’est les modalités de cette « peinture ». Pelevine utilise, comme il l’a toujours fait, des nombreuses références de la culture populaire ainsi qu’à ses techniques (ce qui n’a rien de bien neuf). Il ne le fait pas pour s’en moquer, pour ironiser, pour la déprécier. C'est-à-dire que s’il y a bien une critique d’une certaine façon de vivre ou de certaines représentations culturelles, elle ne se fait pas de l’extérieur mais bien de l’intérieur. Et ça, quoi qu’on puisse en penser, est beaucoup moins courant. Et par intérieur, il faut entendre quelqu’un qui, en égale mesure, embrasse et critique la culture dans laquelle il vit. Cette culture, par essence, ne peut pas être « haute » ou de tradition (ou plutôt, elle ne l’est que de façon marginale, puisque ce sont les manifestations dites « basses » qui nous entourent). Quand on lit « Le livre sacré… », on ne voit pas un rejet massif ou unanime, le portrait est beaucoup plus nuancé : il y a ce qu’on garde et ce qu’on ne garde pas mais tout appartient à un monde pop qui est évalué de façon indépendante, loin des catégories de l’orthodoxie littéraire sans pour autant tomber dans un relativisme de bas-étage : des critères, il y en a mais on les a débarrassés de leurs œillères classicistes. Cette attitude ne saurait bien entendu se confondre avec celle d’autres écrivains qui manient le pop soit pour s’y vautrer soit pour en faire une critique facile où tout se vaut, où rien ne vaut (disons au passage que des cas de ce type, il y en a une ribambelle en France. Des Pelevine, moins). S’il faut reconnaître une chose à ce roman, c’est que le cadre idéologique (et j’utilise ce mot avec réticence) dans lequel il s’inscrit est aussi identifiable dans son écriture, où le mélange de références et de renvois à la Grande Culture Russe (Nabokov, partout), de mythes populaires, de recréation et réélaboration de figures des religions asiatiques, d’icônes pop et de la tradition occultiste aboutit à un machin hybride, inclassable, bien de son temps et, comme il se doit, consommateur et adversaire de son époque, à la fois. Cohérence et regard personnel, ce sont deux choses qui sont rares.
Et si, pour finir autrement que sur une chute, il faut que je vous redirige vers d’autres livres, d’autres écrivains , il m’est difficile de ne pas voir, malgré tout ce qui les sépare, une certaine parenté avec certains espagnols, « Bastard battle » ( bien qu’il n’y ait, dans le livre de Minard, pas de critique sociale il y a un très important sous-texte sur le distinguo, périmé depuis belle lurette, entre « haute » et « basse » culture), et, si on poussait, avec « Liberation » de Slattery, dont l’utilisation d’un imaginaire à la fois super-héros / manga et aventures pour garçons 19eme correspond d’une certaine façon à ce « mouvement » dont il représenterait l’aile nostalgique puisqu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il regarde plus vers ce qui a été fait que vers ce qu’il reste à faire. On relit Bolaño dès la semaine prochaine, merci d’avoir supporté cette interruption.
Viktor Pelevine, Le livre sacré du loup-garou, Denoël, 23€