Gonzo Ibérico & la madeleine plagiée
Je ne sais pas s’il est facile de trouver « Otro », le premier roman de Robert Juan-Cantavella, mais je sais qu’il n’est pas simple de mettre la main sur « Proust Fiction », son premier recueil de nouvelles. Eh bien, l’effort n’est pas vain car, il faut le dire d’entrée, c’est une petite merveille. Juan-Cantavella a plusieurs casquettes : dernier responsable de rédaction de la mythique revue barcelonaise Lateral, traducteur du français (la dernière parue est « Zona » de Énard) et écrivain membre à part entière de ce que la critique journalistique veut ranger dans une case générationnelle (nocilla, afterpop, mutante o lo que sea). Son nouveau roman, « El dorado », est, soyons vulgaire, tout simplement bonnard. Allons-y.
Publié en 2005, « Proust fiction » regroupe une série de nouvelles parues dans diverses revues. Julián Ríos l’avait présenté comme le travail d’un nouvel auteur réellement nouveau. Goytisolo, quant à lui, évoquait des récits juteux ou fouillés, ce qui, venant du Juan sans terre, n’est qu’un superbe compliment. Que se passait-il là dedans ? Tout est presque dans le titre et dans le récit correspondant. Collision direct entre grande culture littéraire (on parle de Cervantès, Cortázar et Proust) et les popismes fin de siècle. Ouh là là, je sens quelques froncements de sourcils. Train wreck : Tarantino et Proust ! Mais c’est une réussite totale. Imaginez : une certain Giacomo Marinetti, petit fils du futuriste, se lance dans la poésie et plagie plagie plagie, est poursuivi, envoyé en tôle et se retourne contre un pauvre Proust qui écrirait maintenant, l’accusant, dans un procès ayant lieu à Nürnberg, d’avoir volé sa madeleine à José Ángel Valente, etc. Au milieu de tout ça, l’intimidation du fragile Marcel par un groupe vandale discutant un peu trop bruyamment des influences réelles de Tarantino et des délires scatologiques en latin. Plus plein d’autres choses. En 65 pages parfaites. Ce n’est pas pour rien que j’avais évoqué ce texte en parlant du « Bastard battle » de Céline Minard. Evidemment, on se marre mais si on ne faisait que se marrer, ni Ríos ni Goytisolo n’en parleraient. Le lecteur travaille. Le lecteur participe. C’est directement amusant, et c’est encore plus amusant en pelant comme un oignon le récit afin de découvrir ses différents niveaux de références et d’allusion. Et surtout, il s’agit là d’une manière superbement ludique de retravailler le concept de plagiat dans son sens ou son absence de sens littéraire.
On n’évoquera pas tous les textes mais si « Proust fiction » referme « Proust fiction » il nous faut aussi au moins brièvement évoquer « El deslumbrado » qui ouvre « Proust fiction », parce qu’il est aussi révélateur du jeu littéraire et de la créativité de l’auteur : il s’agit là de l’histoire de quelques géants attendant du côté des moulins un chevalier errant à la triste mine. Cantavella nous raconte comment ils disparaissent, changeant sans doute la face du monde sans le vouloir. Imaginez un seul instant ce qu’il aurait été d’Alonso Quijano si ses géants avaient vraiment été des géants…
Une des constantes du recueil est la figure de Trebor Escargot, alter ego hijoputa de Juan-Cantavella. Presque toujours à la marge du récit, il prend la place centrale dans « Badajoz », version un brin dingue et cojonudamente ibérique du « Fear and loathing in Las Vegas » de Hunter S. Thompson. Escargot, journaliste chargé, part en reportage gonzo version postpunk dans la principale ville de la province la plus pauvre du pays pour assister à un congrès d’archéologues qui est en fait un congrès de muséologues. Ajoutez à ça une histoire de meurtre abracadabrante et bien bon bref quoi. Ce n’est certes pas le meilleur récit mais ça annonce un machin grandiose ou presque, ça annonce « El dorado ».
Eh oui, « El dorado ». L’ami Escargot est envoyé faire un petit reportage à Marina D’Or, immense bloc de béton sur la côte du Levant. Tout ça commence un peu comme une version villégiature du « Supposedly fun thing I’ll never do again » de David Foster Wallace : le journaliste doit narrer l’expérience du vacancier moyen mais comme il n’est pas vraiment à sa place… et qu’il a la malette chargée d’alcools et de pilules, ainsi qu’une obsession certaine pour Sinatra sur Last.fm, on dérape très vite. Le dérapage devient vautrage quand l’Escargot, speedé mais lent, se rend compte que sa typologie de la populace locale (ou des retraités en short, ou des familles entières) correspond à un véritable conflit armé générationnel plutôt laid – le conflit n’est pas métaphorique. Le danger est trop grand, ni une ni deux, Escargot va chercher son pote Brona à sa sortie de cabane et zou direction Valence où Benoît XVI va venir célébrer les Veme rencontres mondiales de la famille sous fond d’assassinat en série des monarques du monde entier et de recherche de l'eldorado perdu. Je vous laisse imaginer la suite…
Derrière un délire omniprésent et des blagues parfois insensées, « El dorado » est le deuxième livre de 2008 qui nous propose un portrait dévissé de l’Espagne. Le premier était « España » de Vilas, qui le faisait d’une façon toute différente avec un projet plus clair (rien que le titre). Ici, c’est une toile de fond derrière une comédie lysergique de grande puissance. Juan-Cantavella est originaire de la province de Castellon dans le Levant (comme Óscar Gual), et il parle de sa terre puisque Marina d’Or, l’épouvantable bloc de béton attrape-touriste, est tout proche. Cette zone de villégiature représente d’ailleurs bien ce que l’Espagne a fait de plus infâme en matière de bétonisation de la côte sur les 30 dernières années mais en plus, étant donné qu’il s’agit d’un des projets les plus pharaoniques du secteur de la construction ibère, peut servir d’image de la dérive d’un pays dont l’économie est basée sur les promoteurs immobiliers et les constructeurs. De même, les grands rassemblements réguliers de croyants autour du thème du respect de la famille traditionnelle sont aussi devenus une manifestation typique d’une certaine identité espagnole, pour le moins de son pan le plus lié à la congrégation des évêques. Ce ne sont là que les deux points principaux d’un portrait finalement plus large de l’Espagne en version outrée et kitsch qui ne plaira pas à tous : certains se demandent où on va alors que ceux qui apprécient d’abord le voyage en lui-même (headtrip ou mindtrip) seront, je pense, enchantés. D’un point de vue littéraire, si la référence Gonzo est évidente, Juan-Cantavella en donne sa propre version, celle qu’il appelle le « Punk Journalism », où la réalité est matière première d’un processus de post-production qui la piratera. L’autre grande référence, c’est Malinowski, l’anthropologue de l’observation participante. Mais ce n’est pas tant cette méthode qui attire Escargot / Juan-Cantavella que ses journaux intimes où ce qu’il dit diffère de façon notable de ses travaux académiques. Et donc Escargot participe mais dit à voix haute ce qu’il ne faut pas dire.
Si « Proust fiction » était d’abord un travail essentiellement littéraire, partant du canon pour le décomposer et le recomposer, « El dorado » décompose et recompose un pays et permet à Juan-Cantavella de démontrer son versant pulp et canaille. Escargot, c’est un grand Blondino venu du sud et ses aventures forment un livre bel et bien bruyant. C’est l’heure de prendre un Mai Tai.
Robert Juan-Cantavella, Proust Fiction, Poliedro, 14€
Robert Juan-Cantavella, El Dorado, Mondadori, 18€