Vendredi ou la vie théorique
Après avoir terminé l’aventure « Sabbatical », John Barth prend au pied de la lettre le titre de son roman puisqu’il ne publiera plus de fiction entre 1982 et 1987. Les quelques lecteurs qu’il lui reste alors – fini l’heure de gloire du gigantisme métafictionnel : il fait place nette au minimalisme de Carver, poussant ainsi Barth sur la route de la marginalisation qu’il ne quittera malheureusement sans doute plus- sont tout de même soulagés de découvrir en 1984 « The friday book », collection d’articles et de textes de conférences. Ce livre ne sera jamais traduit en français – faut dire que si on laisse s’épuise « Chimère »…- et n’est aujourd’hui plus disponible en anglais. Pourtant, c’est une pièce essentielle, peut-être même le dernier coup de maître de Barth.
Si Barth avait donné les bases théoriques de son travail narratif dans « Lost in the funhouse » et « Chimera », ses éléments étaient disséminés, parfois cachés à travers les pages de ses histoires et il fallait que le lecteur attentif fasse finalement un assez gros travail de débroussaillage et de décryptage pour arriver à saisir l’ampleur réelle de l’entreprise d’une façon autre que superficielle. Avec « The Friday book » - ainsi titré parce que vendredi est le jour où l’auteur écrit autre chose que de la fiction- tout devient plus clair ou toutes les intuitions sont confirmées, selon votre attitude à la lecture des précédents livres. Les deux pièces-maîtresse du recueil sont incontestablement « The literature of exhaustion » et « The literature of replenishment ». La première est peut-être le texte le plus commenté et mal interprété de l’œuvre barthienne. Au détour de ce qui était initialement un chant d’amour pour les fictions de Borges, Barth soutient que chaque forme artistique est liée à un contexte historique et qu’elle s’épuise au fil du temps, allant jusqu’à disparaître. Beaucoup lui ont reproché ce qu’ils voyaient comme une déclaration de la mort du roman – ce en quoi il n’aurait été ni le premier, ni le dernier – passant complètement à côté du point central : même si l’on veut bien imaginer que le roman est effectivement en train de mourir – ce que Barth ne prétend pas vraiment-, la narration survivra et l’enjeu est de sortir de l’impasse en s’appuyant sur l’épuisement même de la forme pour la faire renaître. En bref, le recyclage comme solution aux questions posées par l’impression que tout a été dit de toutes les manières. Il ne s’agit pas, comme Warhol par exemple, de reprendre des éléments de la vie quotidienne et les altérer pour en faire une œuvre d’art mais bien de réinventer aussi bien son passé que les œuvres et les formes qui ont fait la grandeur de la littérature au travers des siècles. L’illustration de la vitalité de cette pratique, la preuve éclatante de la puissance de cette vision, Barth l’apporte de la façon la plus impressionnante dans le troisième récit de « Chimera », l’incroyable « Bellerophoniad », pierre angulaire du postmodernisme littéraire. Une dizaine d’années plus tard, il écrit « The literature of replenishment » pour clarifier son propos initial qu’il considère mal compris – non, la fiction et le roman ne s’épuisent pas, même si l’on ne considère qu’un seul texte : le sens naissant d’une « transaction avec des lecteurs à travers temps, espace et langage », on y trouve toujours quelque chose de neuf – mais surtout pour tenter de définir le postmodernisme comme la tentative par excellence de répondre par la négative à la déclaration de décès du roman, en faisant une véritable littérature du renouveau.
Au-delà de ces deux articles, il y a encore bien des choses excellentes dans « The Friday book » qui font de cette collection l’un des ouvrages majeurs sur l’écriture par un des grands écrivains des années ’60 et ’70. Voilà une lecture authentiquement indispensable mais qui, malheureusement, ne pourra se faire qu’après de longues recherches chez les spécialistes de la seconde main. Je vous quitte sur deux petits passages de ces autres articles que je n’ai pas pris le temps d’évoquer.
« The novel is an essentially existancialistic form whose existence not only precede its essence, but keeps redefining its essence right out of existence. »
« We may regard ourselves as being not irrevocably cut off from the nineteenth century and its predecessors by the accomplishment of our artistic parents and grandparents in the twentieth, but rather as free to come to new terms with both realism and antirealism, linearity and non-linearity, continuity and discontinuity. If the term postmodern describes anything worthwhile, it describes this freedom, successfully exercised. It used to be that an unmarried woman was immoral if she said Yes; for a while it seemed she was a prude if she said No; nowadays, she is free not only to say yes or no as she intelligently decides, but to do the asking. Similarly, the postmodern writer may find that the realistic, even tender evocation of place (for example) is quite to his purpose, a purpose which may partake of the purposes of both his modernist fathers and his pre-modern remoter ancestors without being quite the same as either’s. »
John Barth, The Friday book, Putnam, épuisé