Bovarysme
Il faut croire qu’il aime ça, plonger dans une œuvre amie, se l’approprier et tenter de lui faire dire des choses siennes et nouvelles ! Un an après « Black Box Beatles », c’est au tour de Emma Flaubert / Gustave Bovary de passer au moule Claro dans « Madman Bovary ». Si, comme moi je l’avoue, le titre ne vous plait que modérément, passez outre : ce livre est une réussite.
Après une rupture sentimentale, il est très probable que je tente d’oublier la déception dans quelques livres. Le narrateur de Claro, abandonné par Estée, pense retrouver la paix dans un roman qu’il connait par cœur et où son omniprésente muse, il ne trouvera. Et le voilà qui recommence une énième fois « Madame Bovary ». Mais la lecture à ses raisons que la raison ne connait pas : sans être franchement libéré d’Estée, il se retrouve en quelque sorte prisonnier du roman, fou du roi Flaubert, high on his words, dopé par ses phrases : on ne remplace pas impunément une addiction par une autre.
Et donc bien sûr notre narrateur commente, revit, incarne, transsubstantie toute une série de scènes plus ou moins cruciales du grand œuvre qu’il tente de digérer une fois de plus, une fois pour toute. Et ça dérape. Et il sort de piste. Et il loupe le platane de peu. Mais il s’en fout, il est invincible. Immortel. Comme Emma. Comme Gustave. Dans les pages, certainement.
Il y a un an, certains se demandaient s’il fallait connaitre les Beatles pour entièrement apprécier « Black Box Beatles ». La réponse était un petit non. La même interrogation pointe le bout de son nez cette fois encore : faut-il avoir lu « Madame Bovary » ? Non ! Ou plutôt si ! Disons que contrairement au texte scarabée, chaque éventualité est riche en soi : vous avez lu l’Emma de Flaubert ? Vous allez adorer les références et leur manipulation ! Vous n’avez pas lu la Bovary de Gustave ? Votre vue sera moins obscurcie, plus libre et plus indépendante ! Vous lisez l’un avant l’autre ? Voilà qui enrichira la lecture de l’autre après l’un !
Comme toujours avec Claro, ce qui caractérise ce texte est un rapport avec la langue, une volonté non pas de se libérer ni de s’emprisonner – la langue n’est ni prison, ni liberté : elle est – mais bien d’explorer ou d’exploser, c’est selon, ses potentialités. Les idées foisonnent, les tournures crissent, glissent et restent dans le petit sillon creusé à même l’esprit de celui qui s’y soumet. Disons qu’il y a des choses qui ne s’oublient. Et comme dans toute exploration, il y a l’une ou l’autre fois une mauvaise manœuvre, une petite erreur de parcours qui, heureusement, ne fait jamais caler le moteur. Je me suis par ailleurs dit à une ou deux reprises, devant une tournure étonnante, qu’il y avait quelque chose qui clochait. Y revenant plus tard, je compris, fis amende honorable et réalisai pourquoi je n’étais pas écrivain, et lui si. Si ce roman se transforme en guerre au cliché, elle est gagnée. (Ceci dit, particulièrement dans les chapitres Ivresse et Labo Homais, tous deux particulièrement réussis et jubilatoires, on retrouve deux ou trois clichés non pas au niveau de la prose mais bien du fond. Il faut dire qu’il est bien possible que le côté réjouissant de ces parties proviennent justement de ces quelques clichés. A relire.)
Plus qu’une histoire d’amour, plus même qu’un hommage à l’écrivain majeur et à l’œuvre empoisonnante, « Madman Bovary » est un journal de lecture. Finalement, à quoi nous mène la conviction qu’il s’agit de l’histoire d’un homme fou de chagrin pour une femme, fou d’amour pour un livre ? Nulle part. Par contre, que nous dit la prise en compte graduelle, progressive, que ce que nous lisons n’est autre que la description précise de ce qui se passe dans nos têtes à la lecture d’un roman d’exception ? Que nous sommes fous ? Ou que le rapport qui se crée entre les aventures de la page et le cerveau du lecteur est celui d’une focale changeante, d’un angle mouvant, d’une perspective variable ? Au-delà du rapport physique, du contact avec le volume, de la liaison olfactive nez-papier, il y a surtout cette sorte de quatrième dimension qui s’ouvre à nous, ce plongeon dans l’abysse qui permet de contemporéaniser telle chapitre, de personnaliser tel autre, de vomir cette phrase, d’être obsédé par ce paragraphe. C’est peut-être bien de ça que Claro parle à travers son man, plus rad que mad.
Claro, Madman Bovary, Verticales, €17
12 commentaires:
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Avec cette critique qui s'ajoute à celle de Pedro et d'Antonio, et étant donné l'influence croissante du FFC dans le monde littéraire, il est clair que Claro va recevoir le Goncourt !
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entre "et" et "d'Antonio", rajouter "celle"...
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Le peuple aura ma peau…
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Je n'ai pas compris de quoi parlait ce livre.
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Flaubert aurait dit de rien, peut-être.
(Sinon, pour imiter Borges: un homme est largué et, au lieu de noyer son chagrin dans l'alcool, il s'immerge dans Madame Bovary. Conséquence.)
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Si ce n'est que ça peut rapporter gros, j'espère pour lui que Claro n'aura jamais le Goncourt. Ca serait mauvais signe sur la qualité de son livre... héhéhé!
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Donc ça ne parle de rien. Alors il a toutes ses chances pour le Goncourt. Surtout, surtout, donnez-moi quelque chose qui ne fasse pas de vagues.
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Bravo, Gadrel! Toi au moins tu ne trompes pas d'ennemi! Ça ne parle pas de: ça ne passe pas. Vive Paul Bourget!
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Claro, j'ose espérer que tu as remarqué que ton héros ne s'est pas retrouvé devant la sixième chambre correctionnelle pour des questions stylistiques, mais - il suffit de lire le réquisitoire d'Ernest Pinard - pour les personnages et les scènes décrits. La révolution est dans la figuration (Picasso).
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Mais qu'est-ce qui t'amène sur Tabula Rasa, Gadrel ?! L'amitié ? Par ce que je ne peux pas comprendre que la plupart des livres dont parle Fausto puissent t'intéresser, disons, la littérature dont parle Fausto... Tu parais l'anti-public de ces livres, à suivre tes commentaires.
Peut-être que je me trompe et que je mériterais te connaître mieux, mais enfin, on en revient toujours à cette même opposition simpliste et peut-être réellement dépassée du fond et de la forme.
Et puis la révolution c'est une vieillerie du XVIIIe siècle qui a foutu la merde pendant deux cents ans. Les procès à l'encontre des livres aujourd'hui ne servent pas à bousculer la société (à réagir à la réaction, à réagir à la révolution), mais font partie intégrante du système libéral, ils servent (dans) une machinerie complexe à vendre mieux un livre, aussi paradoxale que ce soit, comme les prix littéraire n'aident plus spécialement à vendre plus. Mais bon, ceci est un autre sujet.
Je suis d'accord avec Claro, tu ne te trompes pas d'ennemi, mais j'ai peur que tu te trompes de combat.
Le livre de Claro, si ce n'est pas l'exemple parfait du roman romanesque (et on peut ne pas apprécier, voire détester un livre qui n'est pas un roman romanesque) n'en est pas moins un très bon livre écrit admirablement. Cela, il faut que chacun se le rentre dans la caboche.
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Aaah, j'adore les rappels à l'ordre.
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Au coin, Gadrel ! Au coin ! Et on ne fait pas de grimace dans le dos de la maîtresse.