Bateman, tueur égalitaire
Il y a peut-être deux façons de voir « American psycho », le troisième roman de Bret Easton Ellis. La première en fait un livre creux, rempli de violence gratuite, de haine pour les femmes et de fascination pour le fric. La deuxième, un livre profondément moral, une satire de la société des années ’80, une saillie contre un monde plongé dans l’anomie. C’est le point de vue de Ellis. On peut aussi imaginer une version intermédiaire : une œuvre dénonciatrice qui échoue par un trop plein d’horreur. J’en ai une vision assez différente. L’histoire de Patrick Bateman ne nous parlerait-elle pas d’égalité ?
Drôle d’idée, à priori : l’Amérique de Reagan serait l’ère du chacun pour soi, de l’inégalité généralisée, du règne du fric. Ce serait oublier que l’univers des yuppies décrit par Ellis est un univers communautarisé. Ils forment un monde à part, pratiquement imperméable. Ils sont tous pareils : ils portent les mêmes costumes, les mêmes lunettes, les mêmes chaussures, baisent les mêmes femmes, vont dans les mêmes restaurants, les mêmes salons de coiffure, les mêmes salles de sports, vivent dans les mêmes appartements, prennent les mêmes drogues. Ils sont tellement interchangeables qu’ils s’adressent à l’un en l’affublant du nom de l’autre.
Dans une communauté telle que celle-là, on est soudé par la reconnaissance en chacun d’un égal. Cette reconnaissance conforte l’individu dans son sentiment d’appartenir à l’espèce humaine, d’avoir des droits inaliénables. Le corollaire, c’est que ce privilège leur est à eux seuls réservé. Toute humanité étant niée à l’extérieur, il n’y a aucun mal à assassiner de la pire façon qui soit les noirs, les clochards, les animaux, les enfants et les femmes. Mieux : c’est même souhaitable puisque ça revient à pointer du doigt ce que l’on n’est pas. Bateman est mû par la certitude qu’on ne lui fera jamais la même chose, car il est un humain. Dans ce roman, il a en fait une fonction d’égalisateur, il répand le sang qui délimite les pourtours de la seule société acceptable.
L’un des épisodes les plus fameux du livre est l’assassinat d’un collègue. Ce crime menacerait-il mon analyse ? Bien au contraire. Paul Owen n’est pas tout à fait comme les autres : c’est lui qui a la plus belle carte de visite et l’appartement le plus cher, c’est aussi lui qui travaille sur les plus gros dossiers. Il est en avance sur ses camarades à un tel point qu’il semble s’envoler vers les sommets, quitter les humains pour entrer dans le domaine divin. Sans doute peut-il faire naître une saine émulation, pousser chacun à se dépasser pour atteindre le même nirvana ? Que nenni ! Owen est une évidente menace contre l’équilibre de cette petite société. Si on le laisse faire, plus personne n’est le même que l’autre, ce serait le triomphe du chacun pour soi, l’implosion de ce mode si bien régulé. Bateman-l’égalisateur se charge du sale boulot, on s’inquiète un peu de sa disparition –il était toujours membre du groupe-, mais sans plus.
Lorsque Ellis écrit « American Psycho », il vient de passer plusieurs années à vivre parmi les golden boys de la côte Est. Puisqu’il avait situé ses précédents livres dans des endroits et des milieux qu’il connaît très bien, il en fait de même pour celui-ci. Un schéma identique aurait pourtant pu être utilisé dans d’autres circonstances. Un énarque qui tue pour que son collègue n’obtienne pas un loft de fonction 100 mètres carré plus grand ? C’est moins sexy, moins stylish, mais pourquoi pas ?
Il paraît qu’on écoute tous la même musique, qu’on regarde les mêmes films et qu’on lit les mêmes livres. On n’aime pas celui qui boit, qui fume, qui conduit, qui gagne de l’argent, qui ne travaille pas, qui pense autrement, qui fait autrement. On n’aime tellement peu ça que Bateman pourrait aussi être une métaphore de la société « tous pareils » qui nous semble réservée. Lorsque égalité signifie gommer toutes les différences, voilà ce qui arrive.
Bret Easton Ellis, American Psycho, Points poche, 7€95
Drôle d’idée, à priori : l’Amérique de Reagan serait l’ère du chacun pour soi, de l’inégalité généralisée, du règne du fric. Ce serait oublier que l’univers des yuppies décrit par Ellis est un univers communautarisé. Ils forment un monde à part, pratiquement imperméable. Ils sont tous pareils : ils portent les mêmes costumes, les mêmes lunettes, les mêmes chaussures, baisent les mêmes femmes, vont dans les mêmes restaurants, les mêmes salons de coiffure, les mêmes salles de sports, vivent dans les mêmes appartements, prennent les mêmes drogues. Ils sont tellement interchangeables qu’ils s’adressent à l’un en l’affublant du nom de l’autre.
Dans une communauté telle que celle-là, on est soudé par la reconnaissance en chacun d’un égal. Cette reconnaissance conforte l’individu dans son sentiment d’appartenir à l’espèce humaine, d’avoir des droits inaliénables. Le corollaire, c’est que ce privilège leur est à eux seuls réservé. Toute humanité étant niée à l’extérieur, il n’y a aucun mal à assassiner de la pire façon qui soit les noirs, les clochards, les animaux, les enfants et les femmes. Mieux : c’est même souhaitable puisque ça revient à pointer du doigt ce que l’on n’est pas. Bateman est mû par la certitude qu’on ne lui fera jamais la même chose, car il est un humain. Dans ce roman, il a en fait une fonction d’égalisateur, il répand le sang qui délimite les pourtours de la seule société acceptable.
L’un des épisodes les plus fameux du livre est l’assassinat d’un collègue. Ce crime menacerait-il mon analyse ? Bien au contraire. Paul Owen n’est pas tout à fait comme les autres : c’est lui qui a la plus belle carte de visite et l’appartement le plus cher, c’est aussi lui qui travaille sur les plus gros dossiers. Il est en avance sur ses camarades à un tel point qu’il semble s’envoler vers les sommets, quitter les humains pour entrer dans le domaine divin. Sans doute peut-il faire naître une saine émulation, pousser chacun à se dépasser pour atteindre le même nirvana ? Que nenni ! Owen est une évidente menace contre l’équilibre de cette petite société. Si on le laisse faire, plus personne n’est le même que l’autre, ce serait le triomphe du chacun pour soi, l’implosion de ce mode si bien régulé. Bateman-l’égalisateur se charge du sale boulot, on s’inquiète un peu de sa disparition –il était toujours membre du groupe-, mais sans plus.
Lorsque Ellis écrit « American Psycho », il vient de passer plusieurs années à vivre parmi les golden boys de la côte Est. Puisqu’il avait situé ses précédents livres dans des endroits et des milieux qu’il connaît très bien, il en fait de même pour celui-ci. Un schéma identique aurait pourtant pu être utilisé dans d’autres circonstances. Un énarque qui tue pour que son collègue n’obtienne pas un loft de fonction 100 mètres carré plus grand ? C’est moins sexy, moins stylish, mais pourquoi pas ?
Il paraît qu’on écoute tous la même musique, qu’on regarde les mêmes films et qu’on lit les mêmes livres. On n’aime pas celui qui boit, qui fume, qui conduit, qui gagne de l’argent, qui ne travaille pas, qui pense autrement, qui fait autrement. On n’aime tellement peu ça que Bateman pourrait aussi être une métaphore de la société « tous pareils » qui nous semble réservée. Lorsque égalité signifie gommer toutes les différences, voilà ce qui arrive.
Bret Easton Ellis, American Psycho, Points poche, 7€95
Les démons de Lemprière
De Melville à James Flint, on a parfois l’impression qu’il n’y a que les anglo-saxons pour se lancer dans des aventures romanesques à caractère encyclopédique. Il est vrai que pour démentir cette théorie, le nom d’un Umberto Eco tombe toujours à point.
Eco, justement, est souvent mentionné lorsqu’il s’agit d’évoquer le travail du britannique Lawrence Norfolk. Le côté fabuliste, les jeux de langage, la culture classique, l’attrait pour la philosophie… A vrai dire, lorsque j’ai lu « Lemprière’s dictionary », c’est plutôt au Thomas Pynchon de « Mason & Dixon » que j’ai pensé –bien que ce dernier ne fut publié que six ans après le Norfolk.
Certains d’entre vous connaissent peut-être le vrai John Lemprière, l’auteur du « Bibliotheca classica », dictionnaire fameux et fumeux des figures mythologiques, publié en 1788. Ce travail de lexicographe sert de prétexte à Lawrence Norfolk pour nous offrir une aventure tout ce qu’il y a d’épique et d’érudite.
Suite à la mort de son père, le jeune Lemprière s’en va à Londres afin de régler la succession. Chez le notaire, il rencontre Septimus Praeceps, un homme qui prétend vouloir lui racheter un papier paternel pour le compte d’un noble local. Ce document s’avère être un étrange contrat entre un Lemprière de 1630 et l’ancêtre du noble. Désirant en apprendre plus, John se lance à la recherche d’informations –quitte à se faire mener par le bout du nez et à se retrouver dans un innommable bordel.
Mêlant histoire réelle et inventions de son cru, Norfolk place Lemprière au centre d’une conspiration puisant son origine dans la fondation de l’East India Company en 1600, puis de son rachat secret par des huguenots rochelais qui échapperont de peu au siège de leur ville trente ans plus tard. Le complot doit trouver sa fin dans le renversement du Roi de France le 14 juillet 1789. Notre pauvre John ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, d’autant plus qu’en pleine rédaction de son dictionnaire, il est témoin de plusieurs mises en scènes recréant les évènements qu’il décrit dans son ouvrage, à l’issue desquelles une personne trouve chaque fois la mort…
Le lecteur comprend ou plutôt devine mieux que Lemprière ce qui se passe, mais il n’en faudra pas moins attendre la dernière page pour tout à fait saisir l’intrigue dans toute sa subtilité. Malgré quelques lourdeurs et digressions inutiles, Norfolk maîtrise complètement sa narration et ne semble jamais dépassé par l’ampleur de sa tâche, et c’est tout à fait remarquable pour un écrivain qui n’avait que 28 ans à l’époque.
Pour en revenir à ma comparaison originelle avec « Mason & Dixon », « Lemprière’s dictionary » partage avec le dernier Pynchon la recréation fictive de la vie de personnages historiques, les complots plus ou moins religieux et la fascination pour les automates. Remplacez la cartographie par la lexicographie, et vous comprendrez que l’on se trouve dans des eaux assez similaires. La différence, c’est que Pynchon est un écrivain bien plus accompli, ce qui lui permet de multiplier les niveaux de lecture, et d’écrire un texte d’une richesse peu égalable. En fait, le roman de Norfolk est sans doute plus accessible, plus lisible. Il est donc idéal pour qui veut passer un bon moment, intellectuellement stimulant tout en restant passionnant de bout en bout : au contraire de « M&D », ce sont des ressorts de thriller qui sont ici mis en œuvre.
Lawrence Norfolk, Lemprière’s dictionary, Minerva, £8.99
Eco, justement, est souvent mentionné lorsqu’il s’agit d’évoquer le travail du britannique Lawrence Norfolk. Le côté fabuliste, les jeux de langage, la culture classique, l’attrait pour la philosophie… A vrai dire, lorsque j’ai lu « Lemprière’s dictionary », c’est plutôt au Thomas Pynchon de « Mason & Dixon » que j’ai pensé –bien que ce dernier ne fut publié que six ans après le Norfolk.
Certains d’entre vous connaissent peut-être le vrai John Lemprière, l’auteur du « Bibliotheca classica », dictionnaire fameux et fumeux des figures mythologiques, publié en 1788. Ce travail de lexicographe sert de prétexte à Lawrence Norfolk pour nous offrir une aventure tout ce qu’il y a d’épique et d’érudite.
Suite à la mort de son père, le jeune Lemprière s’en va à Londres afin de régler la succession. Chez le notaire, il rencontre Septimus Praeceps, un homme qui prétend vouloir lui racheter un papier paternel pour le compte d’un noble local. Ce document s’avère être un étrange contrat entre un Lemprière de 1630 et l’ancêtre du noble. Désirant en apprendre plus, John se lance à la recherche d’informations –quitte à se faire mener par le bout du nez et à se retrouver dans un innommable bordel.
Mêlant histoire réelle et inventions de son cru, Norfolk place Lemprière au centre d’une conspiration puisant son origine dans la fondation de l’East India Company en 1600, puis de son rachat secret par des huguenots rochelais qui échapperont de peu au siège de leur ville trente ans plus tard. Le complot doit trouver sa fin dans le renversement du Roi de France le 14 juillet 1789. Notre pauvre John ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, d’autant plus qu’en pleine rédaction de son dictionnaire, il est témoin de plusieurs mises en scènes recréant les évènements qu’il décrit dans son ouvrage, à l’issue desquelles une personne trouve chaque fois la mort…
Le lecteur comprend ou plutôt devine mieux que Lemprière ce qui se passe, mais il n’en faudra pas moins attendre la dernière page pour tout à fait saisir l’intrigue dans toute sa subtilité. Malgré quelques lourdeurs et digressions inutiles, Norfolk maîtrise complètement sa narration et ne semble jamais dépassé par l’ampleur de sa tâche, et c’est tout à fait remarquable pour un écrivain qui n’avait que 28 ans à l’époque.
Pour en revenir à ma comparaison originelle avec « Mason & Dixon », « Lemprière’s dictionary » partage avec le dernier Pynchon la recréation fictive de la vie de personnages historiques, les complots plus ou moins religieux et la fascination pour les automates. Remplacez la cartographie par la lexicographie, et vous comprendrez que l’on se trouve dans des eaux assez similaires. La différence, c’est que Pynchon est un écrivain bien plus accompli, ce qui lui permet de multiplier les niveaux de lecture, et d’écrire un texte d’une richesse peu égalable. En fait, le roman de Norfolk est sans doute plus accessible, plus lisible. Il est donc idéal pour qui veut passer un bon moment, intellectuellement stimulant tout en restant passionnant de bout en bout : au contraire de « M&D », ce sont des ressorts de thriller qui sont ici mis en œuvre.
Lawrence Norfolk, Lemprière’s dictionary, Minerva, £8.99
All the lonely people
Quel incroyable ennui ! Douglas Coupland n’a jamais été un grand écrivain, mais au moins a-t-il écrit l’un ou l’autre roman intéressant. Je pense surtout à « Génération X », livre et appellation qui définit certains de ceux qui eurent vingt ans à la fin des années ’80. Il y raconte la vie médiocre de trois jeunes en Californie, récit qu’il accompagne d’extraits de comics, de « pop art », de slogans et de définitions de termes pur eighties.
Son avant-dernier roman, « Toutes les familles sont psychotiques » était assez marrant, mais on ne sait pas si c’est dû à l’humour de Coupland où à un récit qui part en couille car il n’a pas su le maîtriser. Moyennement confiant, j’ai donc entrepris de lire sa toute dernière publication –toujours pas de traduction française à l’horizon.
Quelques années après « Girlfriend in a coma » -The Smiths-, Coupland reste un auteur pop : « Eleanor Rigby » est le titre qu’il a choisi pour son emmerdant bouquin. En fait, l’idée de départ n’est pas mal du tout : Liz est une femme seule, boulotte, peu bavarde. Sa vie est vraiment un long fleuve tranquille, entre son boulot et les soirées vidéos dans son petit appart’. Un beau jour, elle reçoit un appel de l’hôpital le plus proche : un jeune homme y est soigné aux urgences et il porte un bracelet avec son numéro de téléphone.
Tout ça a l’air bien mystérieux, mais dès que l’on apprend l’identité du type, ainsi que les deux, trois détails qui vont avec, l’intérêt disparaît assez rapidement. S’ensuit des moments de bonheurs doux amers, un drame, des révélations, un nouveau mystère, un nouveau drame, et un nouveau bonheur. On quitte Liz sans être bien sûr de ce qui va lui arriver, mais on s’en fout : Coupland n’a pas réussi à nous intriguer, à nous faire sympathiser avec ses personnages autrement que superficiellement tant il rajoute dans le mélo et le larmoyant. Et comme en plus, il n’a aucun style….
Douglas Coupland est sans doute un chouette type. Son problème, c’est qu’il aime les humains, mais n’arrive pas toujours à les faire aimer à ses lecteurs. On ne peut faire subir tous les drames que l’on veut à ses personnages, il y a un moment où ça lasse, surtout quand c’est, en définitive, l’unique ressort de sa fiction.
Douglas Coupland, Eleanor Rigby, Perennial, £7.99
Son avant-dernier roman, « Toutes les familles sont psychotiques » était assez marrant, mais on ne sait pas si c’est dû à l’humour de Coupland où à un récit qui part en couille car il n’a pas su le maîtriser. Moyennement confiant, j’ai donc entrepris de lire sa toute dernière publication –toujours pas de traduction française à l’horizon.
Quelques années après « Girlfriend in a coma » -The Smiths-, Coupland reste un auteur pop : « Eleanor Rigby » est le titre qu’il a choisi pour son emmerdant bouquin. En fait, l’idée de départ n’est pas mal du tout : Liz est une femme seule, boulotte, peu bavarde. Sa vie est vraiment un long fleuve tranquille, entre son boulot et les soirées vidéos dans son petit appart’. Un beau jour, elle reçoit un appel de l’hôpital le plus proche : un jeune homme y est soigné aux urgences et il porte un bracelet avec son numéro de téléphone.
Tout ça a l’air bien mystérieux, mais dès que l’on apprend l’identité du type, ainsi que les deux, trois détails qui vont avec, l’intérêt disparaît assez rapidement. S’ensuit des moments de bonheurs doux amers, un drame, des révélations, un nouveau mystère, un nouveau drame, et un nouveau bonheur. On quitte Liz sans être bien sûr de ce qui va lui arriver, mais on s’en fout : Coupland n’a pas réussi à nous intriguer, à nous faire sympathiser avec ses personnages autrement que superficiellement tant il rajoute dans le mélo et le larmoyant. Et comme en plus, il n’a aucun style….
Douglas Coupland est sans doute un chouette type. Son problème, c’est qu’il aime les humains, mais n’arrive pas toujours à les faire aimer à ses lecteurs. On ne peut faire subir tous les drames que l’on veut à ses personnages, il y a un moment où ça lasse, surtout quand c’est, en définitive, l’unique ressort de sa fiction.
Douglas Coupland, Eleanor Rigby, Perennial, £7.99
Gaddis (2): The Recognitions
Wyatt Gwyon est un génie absolu, capable de peindre très exactement comme les grands maîtres flamands de la Renaissance. Sa première exposition à Paris est un fiasco : il refuse de corrompre la critique, qui riposte et le descend en flamme. Au même moment il découvre qu’une de ses œuvres d’étudiant est prise pour un Memling et se vend pour une somme faramineuse. Suite à cette déception, il se jure d’abandonner le monde de l’art.
Quelques années plus tard, à l’issu d’un pacte Faustien, Wyatt peint des faux pour le compte du méphistophélique Recktall Brown. L’artiste devient une figure fantomatique pour ses proches, perdue dans le milieu bohème du Greenwich Village de la fin des années ’40.
Monumentale odyssée romanesque, « Les reconnaissances » de William Gaddis est l’un des romans les plus importants de l’après-guerre. Il se murmure qu’à sa parution, son auteur était persuadé qu’il lui rapporterait le Nobel. Grave désillusion : le livre ne se vend pas, les critiques sont mauvaises. Il est vrai que l’audace n’est pas souvent comprise, et encore moins récompensée.
Sur près de mille pages, Gaddis dresse une longue liste du faux qu’il observe partout dans le monde. Le faux-monnayeur, l’imposteur, le plagiaire, le menteur, le faux père, le faux violeur, le faux amoureux, la fausse femme, la fausse jambe… tout le monde est coupable, à l’exception de Stanley le compositeur et de Wyatt. Car, paradoxalement, c’est chez ce copiste de Bosch que l’on trouve la plus grande authenticité, fidèle à son éducation calviniste lui ayant enseigné que seul Dieu pouvait être original.
La copie et le faux, Gaddis les incorpore dans sa technique même. Sans jamais les nommer, il emprunte des phrases entières à Eliot, Wolfe –« l’infaillible ponctualité du hasard » qui reviendra dans ses quatre autres livres-, saint Mathieu, Virgile ou encore de Rougemont. Il s’inspire de Thomas Mann pour le côté Faustien, et se base sur le calendrier catholique –du jour des Morts à Pâques.
Comme Melville, Joyce, Barth ou encore Pynchon, Gaddis s’inscrit dans une longue tradition d’écrivains dont on a l’impression qu’ils ont lu tous les livres jamais publiés. Cette culture encyclopédique est largement mise à profit tout au long d’un récit qui se transforme en parcours à travers la théorie calviniste, les origines du christianisme, le gnosticisme, l’histoire de l’art et de la littérature pour aboutir au portrait le plus pur que l’on puisse imaginer du milieu intellectuel new-yorkais.
Il n'y pas de critique plus précis de son époque que Gaddis, bien qu’il semble, d’une certaine façon, appartenir à d’autres temps tant sa rage contre certains de ses contemporains peut paraître forte. Toute son œuvre pourrait également être vue comme un dialogue avec lui-même sur la nature même de l’art et sa place dans notre société. L’artiste, être pur et incompris, corrompu par l’argent, son œuvre dénaturée par la reproduction mécanique, n’est-ce pas la le thème qui relie « Les reconnaissances », « Jr » et « Agonie d’Agapè » ? Pourtant, cette conception, l’auteur lui-même semble la contester lorsque Wyatt s’entend dire que l’argent a toujours été là, que l’artiste en a toujours dépendu. Et puis il y a ce moment terrible, prémonitoire, où un personnage fait remarquer que certains écrivains prétendent ne se préoccuper ni de la postérité ni de la prospérité, avant de se plaindre de ne pas vendre. C’est un peu le sort qui va attendre Gaddis : son livre, né d’un incommensurable amour pour son art, sera ignoré. Blessé, il va devoir se laisser corrompre par Mammon, travaillant vingt ans dans l’antre de la bête –pour la publicité et le gouvernement. De cette frustration sortira en 1975 son deuxième chef-d’œuvre, « Jr ».
William Gaddis, The Recognitions, Atlantic Books, £10.99
Précedente aventure chez Gaddis ici.
Prochaine aventure dans quelques semaines.
Quelques années plus tard, à l’issu d’un pacte Faustien, Wyatt peint des faux pour le compte du méphistophélique Recktall Brown. L’artiste devient une figure fantomatique pour ses proches, perdue dans le milieu bohème du Greenwich Village de la fin des années ’40.
Monumentale odyssée romanesque, « Les reconnaissances » de William Gaddis est l’un des romans les plus importants de l’après-guerre. Il se murmure qu’à sa parution, son auteur était persuadé qu’il lui rapporterait le Nobel. Grave désillusion : le livre ne se vend pas, les critiques sont mauvaises. Il est vrai que l’audace n’est pas souvent comprise, et encore moins récompensée.
Sur près de mille pages, Gaddis dresse une longue liste du faux qu’il observe partout dans le monde. Le faux-monnayeur, l’imposteur, le plagiaire, le menteur, le faux père, le faux violeur, le faux amoureux, la fausse femme, la fausse jambe… tout le monde est coupable, à l’exception de Stanley le compositeur et de Wyatt. Car, paradoxalement, c’est chez ce copiste de Bosch que l’on trouve la plus grande authenticité, fidèle à son éducation calviniste lui ayant enseigné que seul Dieu pouvait être original.
La copie et le faux, Gaddis les incorpore dans sa technique même. Sans jamais les nommer, il emprunte des phrases entières à Eliot, Wolfe –« l’infaillible ponctualité du hasard » qui reviendra dans ses quatre autres livres-, saint Mathieu, Virgile ou encore de Rougemont. Il s’inspire de Thomas Mann pour le côté Faustien, et se base sur le calendrier catholique –du jour des Morts à Pâques.
Comme Melville, Joyce, Barth ou encore Pynchon, Gaddis s’inscrit dans une longue tradition d’écrivains dont on a l’impression qu’ils ont lu tous les livres jamais publiés. Cette culture encyclopédique est largement mise à profit tout au long d’un récit qui se transforme en parcours à travers la théorie calviniste, les origines du christianisme, le gnosticisme, l’histoire de l’art et de la littérature pour aboutir au portrait le plus pur que l’on puisse imaginer du milieu intellectuel new-yorkais.
Il n'y pas de critique plus précis de son époque que Gaddis, bien qu’il semble, d’une certaine façon, appartenir à d’autres temps tant sa rage contre certains de ses contemporains peut paraître forte. Toute son œuvre pourrait également être vue comme un dialogue avec lui-même sur la nature même de l’art et sa place dans notre société. L’artiste, être pur et incompris, corrompu par l’argent, son œuvre dénaturée par la reproduction mécanique, n’est-ce pas la le thème qui relie « Les reconnaissances », « Jr » et « Agonie d’Agapè » ? Pourtant, cette conception, l’auteur lui-même semble la contester lorsque Wyatt s’entend dire que l’argent a toujours été là, que l’artiste en a toujours dépendu. Et puis il y a ce moment terrible, prémonitoire, où un personnage fait remarquer que certains écrivains prétendent ne se préoccuper ni de la postérité ni de la prospérité, avant de se plaindre de ne pas vendre. C’est un peu le sort qui va attendre Gaddis : son livre, né d’un incommensurable amour pour son art, sera ignoré. Blessé, il va devoir se laisser corrompre par Mammon, travaillant vingt ans dans l’antre de la bête –pour la publicité et le gouvernement. De cette frustration sortira en 1975 son deuxième chef-d’œuvre, « Jr ».
William Gaddis, The Recognitions, Atlantic Books, £10.99
Précedente aventure chez Gaddis ici.
Prochaine aventure dans quelques semaines.
Disgrâce
C’est fou comme l’image de l’Afrique du Sud a changé en quinze ans. De l’infâme régime ségrégationniste, ce pays est passé à une démocratie multiculturelle, une rainbow nation stable, solide, engagée pour la paix sur le continent noir, un État moderne, développé, nettement plus riche que ses voisins.
Évidemment, on ne peut ignorer que tout ne tourne pas tout à fait rond. Malgré l’émergence d’une classe moyenne africaine, des millions de noirs vivent toujours dans la dénuement le plus total, et les plans mis en place par le gouvernement pour les aider à trouver un travail ont l’effet délétère de repousser un peu plus à la marge tous les blancs qui étaient déjà pauvres avant 1990. Un cinquième de la population souffre du SIDA alors que le président Mbeki conteste l’existence d’un lien entre cette maladie et le VIH. Cerise sur le gâteau, la classe politique est très largement accusée de corruption.
Dans « Disgrâce », J.M. Coetzee aborde un aspect de son pays que l’on connaît encore moins sous nos horizons, celui des relations entre les communautés noires et blanches. Autant dire entre le vainqueur et le vaincu, entre l’ancien oppresseur et sa victime. Le constat n’est pas rose : la vengeance est un plat qui se mange froid.
David Lurie, médiocre prof d’université de 56 ans, se fait virer de sa charge à la suite d’une aventure avec une étudiante –on notera que cette facette du livre est infiniment plus satisfaisante que l’épouvantable « La bête qui meurt » de Philip Roth. Un peu paumé, Lurie part rejoindre sa fille, exploitante d’une petite ferme à la campagne. Pour l’aider dans son travail, elle paye un noir qui est en fait le co-propriétaire du terrain et qui nourrit quelques ambitions sur les 50% qu’il ne contrôle pas. À la suite d’une agression où Lucy Lurie perdra jusqu’à l’honneur, son père assiste, impuissant, à sa ruine.
L’admirable plume de Coetzee –Nobel 2003- dresse un portrait glacial de certaines franges de la société sud-africaine. Les exploiteurs d’antan sont toujours à l’abri grâce à un certain pouvoir économique, ce sont donc les blancs les moins aisés qui souffrent de la fin d’une situation dont ils n’ont pas profités. L’impunité garantie aux agresseurs des Lurie par l’inefficacité policière ainsi que par la solidarité entre noirs –on refuse de dénoncer un « frère »-, les avantages légaux accordés aux fermiers de couleur et les aides financières dont ils bénéficient vont contribuer à mettre à l’écart Lucy, à la rendre marginale.
Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’une attaque contre les africains : à mon sens, le propos de Coetzee est plus de souligner que son pays, de par son histoire, restait une terre d’inégalité et d’injustice, quand bien même les oubliés, ceux qui souffrent, ne seraient pas toujours les mêmes qu’avant le triomphe de l’ANC.
« Disgrâce » est une livre d’une grande force, qui laisse des traces. Il fait mal, il bouleverse certaines préconceptions, il fait penser. Bref, il est de l’étoffe qui assure la réputation des grands écrivains.
J.M. Coetzee, Disgrâce, Points poche, 6€50
Évidemment, on ne peut ignorer que tout ne tourne pas tout à fait rond. Malgré l’émergence d’une classe moyenne africaine, des millions de noirs vivent toujours dans la dénuement le plus total, et les plans mis en place par le gouvernement pour les aider à trouver un travail ont l’effet délétère de repousser un peu plus à la marge tous les blancs qui étaient déjà pauvres avant 1990. Un cinquième de la population souffre du SIDA alors que le président Mbeki conteste l’existence d’un lien entre cette maladie et le VIH. Cerise sur le gâteau, la classe politique est très largement accusée de corruption.
Dans « Disgrâce », J.M. Coetzee aborde un aspect de son pays que l’on connaît encore moins sous nos horizons, celui des relations entre les communautés noires et blanches. Autant dire entre le vainqueur et le vaincu, entre l’ancien oppresseur et sa victime. Le constat n’est pas rose : la vengeance est un plat qui se mange froid.
David Lurie, médiocre prof d’université de 56 ans, se fait virer de sa charge à la suite d’une aventure avec une étudiante –on notera que cette facette du livre est infiniment plus satisfaisante que l’épouvantable « La bête qui meurt » de Philip Roth. Un peu paumé, Lurie part rejoindre sa fille, exploitante d’une petite ferme à la campagne. Pour l’aider dans son travail, elle paye un noir qui est en fait le co-propriétaire du terrain et qui nourrit quelques ambitions sur les 50% qu’il ne contrôle pas. À la suite d’une agression où Lucy Lurie perdra jusqu’à l’honneur, son père assiste, impuissant, à sa ruine.
L’admirable plume de Coetzee –Nobel 2003- dresse un portrait glacial de certaines franges de la société sud-africaine. Les exploiteurs d’antan sont toujours à l’abri grâce à un certain pouvoir économique, ce sont donc les blancs les moins aisés qui souffrent de la fin d’une situation dont ils n’ont pas profités. L’impunité garantie aux agresseurs des Lurie par l’inefficacité policière ainsi que par la solidarité entre noirs –on refuse de dénoncer un « frère »-, les avantages légaux accordés aux fermiers de couleur et les aides financières dont ils bénéficient vont contribuer à mettre à l’écart Lucy, à la rendre marginale.
Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’une attaque contre les africains : à mon sens, le propos de Coetzee est plus de souligner que son pays, de par son histoire, restait une terre d’inégalité et d’injustice, quand bien même les oubliés, ceux qui souffrent, ne seraient pas toujours les mêmes qu’avant le triomphe de l’ANC.
« Disgrâce » est une livre d’une grande force, qui laisse des traces. Il fait mal, il bouleverse certaines préconceptions, il fait penser. Bref, il est de l’étoffe qui assure la réputation des grands écrivains.
J.M. Coetzee, Disgrâce, Points poche, 6€50
Gaddis (1): Citations
Ces citations ouvrent une longue liste de messages consacrés à William Gaddis. Vous trouverez d’ici peu un article sur son premier roman (1955), « Les Reconnaissances » . Suivront d’autres extraits, d’autres critiques, d’autres résumés sur le reste de l’œuvre du grand écrivain américain. Se lancer dans un de ses romans demande parfois un certain courage, c’est pourquoi entre les périodes qui lui seront consacrées, vous trouverez un petit bruit de fond, des distractions : mes autres lectures, les moments où je me repose un peu l’esprit, loin du bouillonnement qu’induit un livre à la sauce Gaddis.
« The women who admonish us for our weakness are usually those surprised when we show our strength and leave them. » (p. 151)
“Today, at any rate, most of what we call genius around us is simply warped talent.” (p. 229)
“Originality is a device that untalented people use to impress other untalented people, and protect themselves from talented people.” (p.252)
“(…) the educated classes, an ill-dressed, underfed, overdrunken group of squatters with minds so highly developed that they were excused from good manners, tastes so refined in one direction that they were excused for having none in any other, emotions so cultivated that the only aberration was normality, all afloat here on sodden pools of depravity calculated only to manifest the pricelessness of what they were throwing away, the three sexes in two colors, a group of people all mentally and physically the wrong size.” (p. 305)
“Nobody resents you more than somebody who’s loved you” (p. 462)
“You’re the only serious person in the room, aren’t you, the only one who understands, and you can prove it by the fact that you’ve never finished a single thing in your life. You’re the only well-educated person, because you never went to college, and you resent education, you resent social ease, you resent good manners, you resent success, you resent any kind of success, you resent God, you resent Christ, you resent thousand-dollar bills, you resent Christmas, by God, you resent happiness, you resent happiness itself, because none of that’s real. What is real, then? Nothing’s real to you that isn’t part of your own past, real life, a swamp of failures, of social, sexual, financial, personal, ….spiritual failure. Real life. You poor bastard. You don’t know what real life is, you’ve never been near it. All you have is a thousand intellectualized ideas about life. But life?” (p.602-603)
“How you would have done it. Not how it should have been done, but how you would have done it. When you criticize a book, that’s the way you work, isn’t it. How you would have done it, because you didn’t do it, because you’re still afraid to admit that you can’t do it yourself.” (p.603)
“- Why do they get excited about the ruins in Rome here? Berlin is just as good now.
- You can always see an ancient city better when it’s been bombed.” (p. 909)
“(…) the French were still taken at their own evaluation. They were still regarded as the most sensitive connoisseurs of alcohol. Barbaric Americans, the barbaric English, drank to get drunk; but the French, with cultivated tastes and civilized sensibilities, drank down six billion bottles of wine that year merely to reward their refined palates: so refined, that a vast government subsidy, and a lobby capable of overthrowing cabinets, guaranteed one drink-shop for every ninety inhabitants; so cultivated, that ten per cent of the family budget went in it, the taste initiated before a child could walk, and death at nineteen months of D.T.s (cockeyed on Pernod) incidental; so civilized that one of every twenty-five dead Frenchmen had made the last leap through alcoholism.” (p. 943)
William Gaddis, The Recognitions, Atlantic Books, £10.99
« The women who admonish us for our weakness are usually those surprised when we show our strength and leave them. » (p. 151)
“Today, at any rate, most of what we call genius around us is simply warped talent.” (p. 229)
“Originality is a device that untalented people use to impress other untalented people, and protect themselves from talented people.” (p.252)
“(…) the educated classes, an ill-dressed, underfed, overdrunken group of squatters with minds so highly developed that they were excused from good manners, tastes so refined in one direction that they were excused for having none in any other, emotions so cultivated that the only aberration was normality, all afloat here on sodden pools of depravity calculated only to manifest the pricelessness of what they were throwing away, the three sexes in two colors, a group of people all mentally and physically the wrong size.” (p. 305)
“Nobody resents you more than somebody who’s loved you” (p. 462)
“You’re the only serious person in the room, aren’t you, the only one who understands, and you can prove it by the fact that you’ve never finished a single thing in your life. You’re the only well-educated person, because you never went to college, and you resent education, you resent social ease, you resent good manners, you resent success, you resent any kind of success, you resent God, you resent Christ, you resent thousand-dollar bills, you resent Christmas, by God, you resent happiness, you resent happiness itself, because none of that’s real. What is real, then? Nothing’s real to you that isn’t part of your own past, real life, a swamp of failures, of social, sexual, financial, personal, ….spiritual failure. Real life. You poor bastard. You don’t know what real life is, you’ve never been near it. All you have is a thousand intellectualized ideas about life. But life?” (p.602-603)
“How you would have done it. Not how it should have been done, but how you would have done it. When you criticize a book, that’s the way you work, isn’t it. How you would have done it, because you didn’t do it, because you’re still afraid to admit that you can’t do it yourself.” (p.603)
“- Why do they get excited about the ruins in Rome here? Berlin is just as good now.
- You can always see an ancient city better when it’s been bombed.” (p. 909)
“(…) the French were still taken at their own evaluation. They were still regarded as the most sensitive connoisseurs of alcohol. Barbaric Americans, the barbaric English, drank to get drunk; but the French, with cultivated tastes and civilized sensibilities, drank down six billion bottles of wine that year merely to reward their refined palates: so refined, that a vast government subsidy, and a lobby capable of overthrowing cabinets, guaranteed one drink-shop for every ninety inhabitants; so cultivated, that ten per cent of the family budget went in it, the taste initiated before a child could walk, and death at nineteen months of D.T.s (cockeyed on Pernod) incidental; so civilized that one of every twenty-five dead Frenchmen had made the last leap through alcoholism.” (p. 943)
William Gaddis, The Recognitions, Atlantic Books, £10.99
Entre Thoreau et Lawrence
Que ce soit Sebastian Knight, Humboldt ou Ravelstein, la fausse biographie ou le roman sur l’écriture d’une biographie semble être un genre littéraire assez prisé par de grands écrivains. Dans « La vie multiple de William D. », c’est Bernard Malamud qui s’y colle, narrant la vie d’un quinqua à travers sa tentative d’écrire une vie de DH Lawrence.
William Dubin est un biographe qui a acquis une certain renommée grâce à son ouvrage sur Thoreau, personnage on ne peut plus différent de l’auteur de « L’amant de Lady Chatterley ». À vrai dire, on se demande pourquoi il se lance dans un tel travail : il vit tranquillement retiré à la campagne, dans une petite fermette, en compagnie de sa femme, et sa vie affective est plutôt endormie. Il ressemble plus à l’ermite de Walden qu’à l’apôtre d’une sexualité libérée.
Petit à petit, Lawrence influence Dubin. Son désir se réveille et il se laisse séduire par une jeune fille qu’il va emmener en voyage à Venise. L’idylle ne sera pas consommée, il est humilié. Le biographe vit cet évènement comme une véritable castration. Il devient instable et désagréable, mais surtout il se retrouve aussi impuissant face à son manuscrit que Lawrence le fut sexuellement à l’âge de 41 ans.
La première partie n’est pas la plus passionnante de ce roman. Les choses changent nettement lorsque Fanny, le béguin de Dubin, lui revient et qu’enfin ils passent à l’acte. Malamud a ainsi l’occasion de développer quelques réflexions intéressantes sur le mariage – qui « n’est pas un palliatif des insuffisances de la vie »-, la tromperie et l’art du biographe. Dubin essaie perpétuellement de donner des conseils à ses proches, mais il ne sait que dire, il est incapable de comprendre les vivants, trop habitué à raconter des vies déjà vécues.
Malamud semble dire qu’il est inévitable que le biographe s’identifie à son sujet, ce qui ne peut qu’entraîner des problèmes lorsque les personnalités de chacun sont radicalement différentes : est-ce que c’est la vie du narrateur qui se transforme ou va-t-il transformer celle de la personne étudiée afin de la rendre plus conforme à la sienne propre ? Dans le cas de Dubin, il n’écrit jamais autant sur Lawrence que lorsque le démon de midi le ronge. Sa luxure nourrit son œuvre, son œuvre nourrit sa luxure. Dans les moments de séparation d’avec Fanny, il se rapproche de Thoreau, vivant une sexualité sublimée, se perdant à plusieurs reprises dans les bois. Il se construit une sorte de mur entre lui et sa vie avec sa femme, entre le monde « civilisé » et la nature. Cette instabilité, ce tiraillement entre Mr Thoreau et Dr Lawrence le mène à la limite de la folie. C’est d’équilibre dont il a besoin.
Les imperfections de ce roman –lourdeurs dans les premières 150 pages- n’enlèvent rien à sa superbe. Les descriptions de la nature –élément essentiel du récit- et de la vie sauvage sont absolument splendides, les pages sur la vieillesse sont d’une justesse exceptionnelle. « La vie multiple de William D. » est le dernier grand roman de Bernard Malamud, et si c’était son testament, on en aurait rarement vu de si beau.
Bernard Malamud, La vie multiple de William D., Flammarion, 17€
William Dubin est un biographe qui a acquis une certain renommée grâce à son ouvrage sur Thoreau, personnage on ne peut plus différent de l’auteur de « L’amant de Lady Chatterley ». À vrai dire, on se demande pourquoi il se lance dans un tel travail : il vit tranquillement retiré à la campagne, dans une petite fermette, en compagnie de sa femme, et sa vie affective est plutôt endormie. Il ressemble plus à l’ermite de Walden qu’à l’apôtre d’une sexualité libérée.
Petit à petit, Lawrence influence Dubin. Son désir se réveille et il se laisse séduire par une jeune fille qu’il va emmener en voyage à Venise. L’idylle ne sera pas consommée, il est humilié. Le biographe vit cet évènement comme une véritable castration. Il devient instable et désagréable, mais surtout il se retrouve aussi impuissant face à son manuscrit que Lawrence le fut sexuellement à l’âge de 41 ans.
La première partie n’est pas la plus passionnante de ce roman. Les choses changent nettement lorsque Fanny, le béguin de Dubin, lui revient et qu’enfin ils passent à l’acte. Malamud a ainsi l’occasion de développer quelques réflexions intéressantes sur le mariage – qui « n’est pas un palliatif des insuffisances de la vie »-, la tromperie et l’art du biographe. Dubin essaie perpétuellement de donner des conseils à ses proches, mais il ne sait que dire, il est incapable de comprendre les vivants, trop habitué à raconter des vies déjà vécues.
Malamud semble dire qu’il est inévitable que le biographe s’identifie à son sujet, ce qui ne peut qu’entraîner des problèmes lorsque les personnalités de chacun sont radicalement différentes : est-ce que c’est la vie du narrateur qui se transforme ou va-t-il transformer celle de la personne étudiée afin de la rendre plus conforme à la sienne propre ? Dans le cas de Dubin, il n’écrit jamais autant sur Lawrence que lorsque le démon de midi le ronge. Sa luxure nourrit son œuvre, son œuvre nourrit sa luxure. Dans les moments de séparation d’avec Fanny, il se rapproche de Thoreau, vivant une sexualité sublimée, se perdant à plusieurs reprises dans les bois. Il se construit une sorte de mur entre lui et sa vie avec sa femme, entre le monde « civilisé » et la nature. Cette instabilité, ce tiraillement entre Mr Thoreau et Dr Lawrence le mène à la limite de la folie. C’est d’équilibre dont il a besoin.
Les imperfections de ce roman –lourdeurs dans les premières 150 pages- n’enlèvent rien à sa superbe. Les descriptions de la nature –élément essentiel du récit- et de la vie sauvage sont absolument splendides, les pages sur la vieillesse sont d’une justesse exceptionnelle. « La vie multiple de William D. » est le dernier grand roman de Bernard Malamud, et si c’était son testament, on en aurait rarement vu de si beau.
Bernard Malamud, La vie multiple de William D., Flammarion, 17€
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