Altamont au bout de la route

Il y a quelques jours, j’évoquais « Liberation » de Brian Francis Slattery, qui avait un certain parfum contre-culturel made in 60’s. J’y voyais une contradiction entre la liberté chantée par les actions des personnages et la sécurité (au moins sociale) souhaitée par le discours politique qui sous-tendait de nombreuses parties du récit. Il fut un temps où un écrivain comme Slattery aurait sans doute beaucoup moins hésité à revendiquer une liberté totale, déconnectée aussi bien du capital que de l’Etat, et se déployant dans un sorte de brouillard (pourpre, si vous voulez) hédoniste intemporel. Beaucoup de gens arguent que cette utopie a pris fin entre le 25 juillet et le 6 décembre 1969 dans un bain de sang. C’est cette époque que Zachary Lazar a tenté de revisiter dans « Sway », son deuxième roman, publié l’an passé. La presse, unanime, louangea. 

« Sway » mélange trois narrations : les débuts de Rolling Stones jusqu’à la mort de Brian Jones, la vie de Kenneth Anger et les évènements liés à Charles Manson. Tout ça sent le souffre de façon un peu cheap, il faut bien le dire, et d’ailleurs, Lattès qui a publié, je le découvre aujourd’hui, la traduction en janvier dernier joue sur cette corde en nous promettant un choc Manson – Rolling Stones qui, évidemment, n’arrive jamais. Bien sûr, le lecteur français est déçu s’il y va pour ça (voyez cette note, où, en plus, cette grande fan de « Mick » s’excuse de la musique de la vidéo qu’elle met en lien alors qu’elle est précisément le fait de Jagger. Soit…). Heureusement, Lazar n’écrit pas dans cette optique sensationnaliste. Que fait-il donc ? Il observe la fin d’une illusion.

Le 25 juillet, Bobby Beausoleil et Charles Manson assassinent Gary Hinman. Le 08 août, Manson ordonne à quatre membres de sa « famille » aux racines hippies de massacrer tous les occupants de la maison Tate – Polanski. Le lendemain, il se rend lui-même, accompagné de six disciples, chez Leno et Rosemary La Bianca qu’il fait tuer. Le 06 décembre, les Rolling Stones donnent un concert gratuit à Altamont. Un homme s’approche de la scène et, jaloux de Jagger parce qu’il plait à sa copine, sort un flingue. Il est poignardé à mort par les Hell’s Angels qui assurent la sécurité de l’évènement. Il devait s’agir d’un second Woodstock. Dans sa recréation fictionnalisée de ces évènements, Zachary Lazar argue que, plutôt que le coup d’arrêt souvent dépeint, il s’agit finalement là de la culmination ou de l’accomplissement des 60’s. La conclusion logique. Voilà qui change de la vulgate flower power, mais qui n’est pas vraiment neuf : lire « Slouching towards Betlehem » ou « The white album » de Joan Didion (qui a d’ailleurs écrit un article sur Linda Kasabian, la disciple qui dénonça Manson), c’est déjà s’engager sur ce chemin. Le travail de John Gray (pas celui qui réalisa un film sur Manson, mais bien le philosophe politique) qui montre que toute utopie est condamnée à aboutir à un bain de sang justifierait aussi le point de vue de Lazar

Mais « Sway » est un roman et si on peut déjà être content que ce qu’il dit des sixties diffère de la version habituelle, on ne peut pas lui reprocher que ça ait déjà été dit. D’un point de vue personnel, ce qui m’a plu dans ce livre, c’est qu’il se concentre sur les personnages secondaires. Bobby Beausoleil. Membre de la première incarnation du groupe qui allait devenir Love, Beausoleil a passé les quarante dernières années en prison pour le meurtre de Gary Hinman. Derrière les barreaux, il composa la musique du film Lucifer Rising, de Kenneth Anger dans lequel, bien avant son incarcération, il devait jouer. Anger, le cinéaste de l’avant-garde camp par excellence, tournicota autour des Stones vers 1968 et 1969 aussi bien pour Invocation of my demon brother (apparition de Jagger et de Richards, musique de Jagger) que Lucifer Rising (avec Marianne Faithfull dans le rôle de Lilith). Ils partageaient alors tous une fascination pour l’occulte et la figure de Satan. Enfin, « Sway », à mon sens au moins, parle plus d’Anita Pallenberg que de Brian Jones. Beausoleil plutôt que Manson, Anger plutôt que Godard, Anita plutôt que Jagger. Le choix se justifie parce que finalement lorsque sa fiction se fait histoire alternative, on évolue avec une plus grande liberté en évoquant l’ombre plutôt que la lumière. Au lieu de causer icônes éternelles, aller voir les figures plus discrètes (bien que Pallenberg…) permet sans doute aussi de toucher ce qu’il y avait de commun à l’époque, que l’on soit grande star ou enfant perdu du summer of love. Au-delà de ça, je dois bien constater que mon excitation à découvrir Beausoleil dans les premières pages de « Sway » n’a aucune origine littéraire : c’est un réflex de fan. Je suis arrivé à sa musique parce que je me suis intéressé à Kenneth Anger à l’époque où j’ai découvert Coil. Et le fait est qu’au cours de ma lecture, je ne me suis pas détaché un seul moment de cette attitude de fan lecteur, parce qu’il n’y avait pas grand-chose pour m’en détacher, ni dans l’écriture, ni dans la structure, ni même dans l’histoire. Si je m’étais arrêté à mi-chemin pour me demander pourquoi je lisais, j’aurais dû dire « parce qu’il y a Anger et Beausoleil ». 

« Sway » n’est pas une célébration des années soixante, et c’est très bien ainsi. Cela mis à part, il n’y a malheureusement aucune raison de célébrer le roman de Zachary Lazar. On n’y apprend pas grand-chose sur l’époque décrite, rien sur la littérature, rien sur le roman. Quelques jolies images et tournures, c’est tout. Si ce n’est pas un livre à oublier, c’est juste un livre oubliable. 

Zachary Lazar, Sway, Vintage, £7.99 

 

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