Tout a commencé avec Ray Loriga

Jorge Loriga n’est pas un nom qui frappe, Ray Loriga (prononcer Raï) est déjà plus particulier, d’autant plus lorsqu’on sait qu’il se dit que c’est un hommage de l’auteur à Raymond Chandler. C’est aussi une apparence: cheveux longs presque gras, barbe mal rasée, ray ban, tatouages et cuirs. Et une (ex-)femme chanteuse. Tout ça explique sans doute et malheureusement la réception tiède que les cénacles littéraires espagnols lui réservèrent pendant des années. Le succès public fut immédiat : il arriva dès le premier roman, « Lo peor de todo », en 1992 alors qu’il avait 25 ans. Icône pop en un bouquin, choisi comme représentant espagnol de la Génération X, le voilà étiqueté pas sérieux, literatura basura. Il n’y eut que Enrique Vila-Matas, dans les écrivains établis, pour dire sans honte qu’il aimait ses textes. Jusqu’il y a peu de temps, on lui demandait encore s’il était vraiment sérieux dans son appréciation ou si c’était une blague. Et quand Loriga s’est mis à penser cinéma, écrivant le scénar de Carne Tremula pour Almodóvar ou d’El septimo dia pour Carlos Saura, réalisant lui-même deux films, les traditionalistes se trouvèrent renforcés dans leur conviction que ce type qui parlait bien trop de rock et dont les livres jouaient trop sur des chapitres courts, que ce type, donc, n’était pas un écrivain. Il suffit pourtant de lire « L’homme qui inventa Manhattan » pour se rendre compte de l’erreur. 

Malheureusement, le monde littéraire espagnol a longtemps été très conservateur. Loriga disait d’ailleurs en 1993 qu’en Espagne, il fallait écrire comme si la télévision n’existait pas. Bien que quelqu’un comme Javier Marías soit toujours très fier de ne pas utiliser d’ordinateur et de ne rien connaître à internet, de nombreux auteurs ont depuis prouvé qu’il était possible d’écrire des textes littéraires qui n’ignoraient pas ses nouvelles donnes et il est assez clair que c’est l’arrivée de Loriga dans ce paysage figé qui a déclenché un mouvement long, laborieux qui fait qu’aujourd’hui des auteurs comme Agustín Fernández Mallo ou Robert Juan-Cantavella sont plus acceptés qu’ils ne l’auraient été il y a vingt ans. Je nommais Marías, et ce n’est pas tout à fait dû au hasard. Il se trouve que dans la première partie de son essai « Afterpop », Eloy Fernández Porta « oppose » la réception critique d’un livre de cet auteur et d’un livre de Loriga. Alors que Marías est systématiquement comparé aux grands écrivains des temps passés, ses romans comportent des références de basse culture pop, tandis que Loriga, toujours écarté des écrivains sérieux, a des références de haute culture pop. L’un multiplie les éléments « basura » mais est encensé pour un travail dit d’élite, l’autre multiplie les éléments et les références d’une grande finesse culturelle (bien que pas encore avalisés par la majorité) et est presque qualifié de « basura ». Toujours selon Fernández Porta, cela est dû à une conception de la littérature qui exclut le pop et une conception du pop qui ne considère comme pop que ce qui vient des générations d’après la génération dominante. En poussant le raisonnement plus loin, il aura peut-être fallu le sacrifice de Loriga pour que ceux qui viennent après puissent voir, dans une certaine mesure seulement, les enjeux de leurs fictions reconnus légitimement littéraires. 

Mais baste de ces considérations, évoquons au moins brièvement le livre que Fernández Porta citait en exemple, « L’homme qui inventa Manhattan ». On ne peut tout de même pas abandonner le bon Eloy ici, puisque sa description du travail de Loriga, au moins sur ce livre, me semble on ne peut plus juste : il y voit une combinaison de lettrisme rock et de nouvelles au format Duras ou Handke dans sa période américaine. « L’homme qui inventa Manhattan », au-delà d’un excellent titre et de l’histoire de l’homme qui a effectivement inventé Manhattan est aussi le récit du rapport de Loriga lui-même avec une ville où il a passé quelques années. Dans de courts chapitres, récits ou nouvelles (c’est selon), des voix se croisent pour décrire plutôt qu’une ville une succession d’états d’esprit ou de situations qu’elle peut éveiller ou créer. Il s’agit pratiquement toujours d’immigrants ou d’étrangers, notamment parce que c’était la condition de Loriga lui-même, aussi parce que New York est par essence la ville de l’immigration mais surtout parce que, à de rares exceptions près, on ne parle sans doute bien d’un lieu (ou en tout cas avec une portée plus que locale) que si on n’en est pas. Il ne faut pas lire « L’homme qui inventa Manhattan » comme un guide de la ville ou pour y retrouver une sorte d’état des lieux précis d’un espace géographique, il faut le lire pour ses histoires – la palette de situations et d’émotions est assez grande – et pour Loriga lui-même qui, à travers ces courtes esquisses, est finalement l’inventeur d’un lieu qu’il a imaginé avant de connaître. C’est sans doute cette confrontation, bien maîtrisée dans le contexte de cette fiction, entre les attentes, le concret et les espérances futures qui fait de ce texte autre chose qu’une simple succession d’anecdotes de la vie quotidiennes de quelques passants de la grosse pomme. 

Je pense que « L’homme qui inventa Manhattan » est le premier livre de Loriga dont le succès fut autant public que critique (il y a toujours eu quelques critiques pour le suivre, mais pour celui-ci, la réaction fut plus massive, sauf erreur de ma part). De façon plus intéressante, on dit aussi que c’est un livre charnière dans son écriture, puisque peu à peu il laisse tomber le rythme effréné d’une écriture presque rock pour des choses plus lentes, plus calmes, presque contemplatives. C’est extrêmement évident dans son dernier roman, le très court « Ya sólo habla de amor » où il tente d’entraîner le lecteur dans les pensées d’un écrivain-traducteur d’une quarantaine d’années qui ne se préoccupe plus que d’amour.  Dans une paire de décors, le personnage s’interroge sur sa relation déficiente aux femmes et, perdu, n’arrive finalement qu’à se projeter dans le corps de son idéal imaginaire, un joueur de polo argentin.  « Ya sólo habla de amor » souffre à mon sens de deux choses : l’introspection n’est pas aussi intéressante ou profonde qu’elle pourrait l’être et la fort jolie écriture est justement trop jolie. Son ami Almodóvar a décrit Loriga comme la rencontre de Duras et de Jim Thompson. On sait ce qu’il faut penser de ces verdicts à l’apparence de slogan, mais si on veut y donner du crédit, on dira en tout cas que pour ce livre-ci, il n’y a rien de Thompson. Et on s’ennuie plus que chez Duras. On dit – mais je ne l’ai pas assez lu – que l’œuvre de Ray Loriga est assez inégale. Le sdeux livres ici évoqués tendraient à le démontrer. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un auteur fondamental du panorama littéraire espagnol qui vaut bien le détour. 

Ray Loriga, L’homme qui inventa Manhattan, Les allusifs, 15€
Ray Loriga, Ya sólo habla de amor, Alfaguara, 18€

 

3 commentaires:

  1. Anonyme said,

    coucou

    on 11:00 PM


  2. Anonyme said,

    Bravo! Continuez! Vous êtes, sans doute, le 'blog littéraire' le plus authentique, et le plus utile...

    on 5:00 PM


  3. temporel said,

    J'ai particulièrement apprécié "Deux pistolets", pendant ma lecture de -Zone- j'avais regardé de plus près la Beat Generation, et surtout Burroughs dont les attitudes de postures avec ses couteaux et armes m'effrayent. Je suis à la fois attirée et désorientée par la froideur de cet homme, son visage est glacial. Il y a d'ailleurs un très bel écrit de Rick Moody sur Joan dans -A la recherche du voile noir-. Les textes se croisent, la suite dans les idées du scénariste qui nous place sur un territoire bien précis et puis tout de même "Le pénis d'Ullrich" c'est drôle.

    on 2:54 PM


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