On ne décroche pas la lune

L’œuvre de Sorrentino, toujours en cours d’édition en français, est comme divisée en deux pans : l’un publié chez Actes Sud, l’autre chez Cent pages. On aurait envie de dire qu’il y a une logique, du plus abordable d’un côté, du moins abordable de l’autre. Mais « Little Casino » (AS) n’est pas plus facile que « Steelwork » (CP) et l’étrangeté de « Gold fools » (CP, bientôt) est-elle plus étrange que l’étrangeté de « Aberration of starlight » (AS, bientôt) ? Bien sûr c’est le petit CP qui s’est coltiné le monstrueux et invendable « Mulligan Stew / Salmigondis », mais ça n’est pas suffisant pour établir une théorie générale du gilbertisme sorrentinien dans le monde de l’édition franchouille. Ceci dit, admettons que le recueil de nouvelles qui vient de sortir chez le grand AS n’est pas exactement l’œuvre la plus difficile. Au contraire, « La lune et son envol » se lit sans grand problème. Mais parler de la difficulté relative d’un élément d’un corpus franchement difficile est s’égarer sur un chemin sans issue. Ou plutôt, c’est s’éloigner de ce qui devrait être notre sujet : la qualité des nouvelles de Sorrentino et ce qui se cache derrière l’apparente évidence…

« La lune dans son envol », initialement paru en 2004, pourrait être considéré comme un Sorrentino dernière période : entre « Little casino » et « Lunar follies » il vient à un moment où l’auteur trouve une certaine stabilité éditoriale dans l’excitant catalogue de Coffee house press. Plus de cloche-pied d’un éditeur à l’autre, le rush final se fera au même endroit. Résultat ? Quatre titres en quatre ans, tous s’intégrant dans le canon d’un lectorat exigeant et intelligent.  Mais tout cela est trompeur : « La lune dans son envol » est en fait la compilation d’un travail de 35 ans, le premier recueil d’un Sorrentino adepte trop peu connu de la short story.

On dira, comme on le dit trop souvent des recueils de nouvelles, qu’il s’agit là d’une bonne introduction à un auteur qui fait peur à certain. Mais quoi qu’on en dise, rien ici ne prépare vraiment à la stupéfaction « Mulligan stew ». La grande surprise, en fait, c’est de retrouver dans ces textes un Gilbert Sorrentino en roi du réalisme. Dès le premier texte, on se rend compte qu’on a là un portrait assez saisissant et incroyablement vivant de certains moments de la vie quotidienne des américains sur les quarante dernières années. Contrairement à « Red the fiend », lui aussi écrit dans une veine réaliste, les nouvelles de « La lune dans son envol » sont humaines, passant des souvenirs presque fleur bleu à des constats d’échec bien plus cuisant mais toujours avec la présence d’une certaine compassion, quand bien même certains des comportements décrits nous paraissent dérangeant. 

Malgré la plus grande accessibilité des textes (il serait d’ailleurs intéressant de travailler sur la différence entre l’art de la nouvelle et l’art du roman chez Sorrentino – peut-être largement déterminé par la nécessité de vendre les formes courtes à des revues comme Harper’s ou le New Yorker ?), on retrouve ici pas mal d’éléments qui ont fait la réputation de l’homme. Même si l’écriture semble moins libre (ou en tout cas sous plus grand contrôle) que dans certains de ses romans, même si la petite musique résonne moins fort, Sorrentino reste un écrivain merveilleux, capable de composer des phrases aux sonorités magiques où l’originalité et l’élégance ne font rien perdre au sens. Il y a toujours aussi son sens de l’humour, noir et tendre, grinçant et désespéré par moment, nous faisant rire parce que nous ne voulons pas pleurer, mais aussi prêt à se déclencher dans des moments plus légers, au détour d’une description ou d’un aparté autoriel. Tiens, en voilà une autre constante : Sorrentino n’aime rien tant que causer directement avec son lecteur, lui demander son avis et suggérer de pistes de développement narratif possible. C’est d’ailleurs souvent dans ces moments là qu’on rit le plus : pris dans une intrigue vraiment réaliste – dans certains cas, à la Salinger ou presque --, on éclate de rire de surprise juste à voir le maitre claquer des doigts et nous rappeler non seulement que tout cela est fiction (on le savait, après tout… ou non ?) mais qu’en plus sa maîtrise de la dite fiction n’est pas nécessairement aussi ferme qu’on le croit (qui a dit « Mulligan stew » ?). Voilà qui nous amène probablement une nouvelle fois vers la forme. On l’a dit, elle est plus classique mais ça n’empêche pas de tomber sur des choses étranges : considérez ce texte fait de 177 phrases, 59 empruntées à 59 auteurs différents et 118 venant des autres histoires du volume. Un autre est entièrement composé en points d’interrogation – tout comme « Gold fools ». Etrange, en effet, mais ça marche, c’est cohérent. Drôle d’homme qui parvient à tirer son coup, hmm, à s’en sortir dans pareilles circonstances. Il continue aussi son travail sur le cliché et les jeux de langage.

Une fois ceci dit, que dire vraiment de « La lune et son envol » ? Il y a, pour sûr, de très beaux moments. Je retiens particulièrement le premier texte, peut-être trop « naïf » pour certains mais qui détient un charme réel et dont les échos se font sentir à travers plusieurs autres textes. Mais suggérerais-je à un lecteur pas encore familier avec Sorrentino de commencer par là ? Non. Si le tout est plus accessible, il lui manque une certaine substance. Et une certaine variété : bien qu’écrites sur de nombreuses années, ces textes, contrairement à ses romans, se ressemblent un peu trop pour vraiment séduire. Derik Badman le disait il y a cinq ans déjà : on sent des redites. J’ajoute : là où dans la forme longue Sorrentino travaille parfois sur la redite de façon volontaire et systématique, tout ça semble un peu raté ici. Et pour quelqu’un qui connait un peu de Sorrentino, il vaut mieux continuer à creuser ailleurs dans son œuvre que de risquer la déception avant d’avoir été totalement convaincu. « La lune dans son envol » n’est pas un mauvais livre, mais la crainte que l’on peut avoir c’est qu’il n’est pas assez bon pour accrocher un lectorat qui connait mal son auteur.

Gilbert Sorrentino, La lune dans son envol, Actes Sud, 22€80

 

5 commentaires:

  1. ghost said,

    I haven't read a single book of Sorrentino's. So, you sayin' I missed out?

    on 12:49 AM


  2. Oh yes! "Mulligan stew" is the classic but I'd equally recommend "Red the fiend".

    on 7:22 AM


  3. Anonyme said,

    Je suis en pleine découverte (enthousiaste) de Sorrentino et ce qui m'a permis d'en faire la connaissance, c'est précisément ce recueil de nouvelles qui a l'air de vous laisser assez tiède. La deuxième par exemple est très marquante. Vous recommandez "Red the fiend" que je lis en ce moment. N'est-ce pas une sorte de remake de "Poil de Carotte" de Renard ? Pas besoin d'aller loin pour trouver des correspondances entre les deux livres, correspondances qui le réduisent un peu trop à un exercice de virtuosité (puisque : quel styliste!).
    Amusant également, je lis "Paterson" de William Carlos Williams, et ce qui est beaucoup moins connu sans doute, c'est qu'il y a, outre des lettres d'Allen Ginsberg, des morceaux d'un texte de Sorrentino, d'un assez beau texte.

    on 8:14 PM


  4. Ah, Ezra voilà qui invalide ma conclusion! En tout cas, je suis bien content que Sorrentino vous séduise. Pour "Poil de carotte", vous avez tout à fait raison. Je suppose que l'auteur l'aura mentionné à l'époque de parution, d'ailleurs. Notez que "Red the fiend", si je ne m'abuse, a été publié l'année centenaire du roman de Jules Renard.
    Il faut toujours que je vous réponde sur la vo de "Mulligan stew" mais je ne suis pas chez moi aujourd'hui non plus. J'essaierai d'y penser ce soir.

    on 10:33 AM


  5. Anonyme said,

    Simplement pour rectifier: pour l'instant, Mulligan Stew/Salmigondis s'est mieux vendu qu'aucun des autres Sorrentino traduits en français.
    BH

    on 5:57 PM


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