On ne décroche pas la lune

L’œuvre de Sorrentino, toujours en cours d’édition en français, est comme divisée en deux pans : l’un publié chez Actes Sud, l’autre chez Cent pages. On aurait envie de dire qu’il y a une logique, du plus abordable d’un côté, du moins abordable de l’autre. Mais « Little Casino » (AS) n’est pas plus facile que « Steelwork » (CP) et l’étrangeté de « Gold fools » (CP, bientôt) est-elle plus étrange que l’étrangeté de « Aberration of starlight » (AS, bientôt) ? Bien sûr c’est le petit CP qui s’est coltiné le monstrueux et invendable « Mulligan Stew / Salmigondis », mais ça n’est pas suffisant pour établir une théorie générale du gilbertisme sorrentinien dans le monde de l’édition franchouille. Ceci dit, admettons que le recueil de nouvelles qui vient de sortir chez le grand AS n’est pas exactement l’œuvre la plus difficile. Au contraire, « La lune et son envol » se lit sans grand problème. Mais parler de la difficulté relative d’un élément d’un corpus franchement difficile est s’égarer sur un chemin sans issue. Ou plutôt, c’est s’éloigner de ce qui devrait être notre sujet : la qualité des nouvelles de Sorrentino et ce qui se cache derrière l’apparente évidence…

« La lune dans son envol », initialement paru en 2004, pourrait être considéré comme un Sorrentino dernière période : entre « Little casino » et « Lunar follies » il vient à un moment où l’auteur trouve une certaine stabilité éditoriale dans l’excitant catalogue de Coffee house press. Plus de cloche-pied d’un éditeur à l’autre, le rush final se fera au même endroit. Résultat ? Quatre titres en quatre ans, tous s’intégrant dans le canon d’un lectorat exigeant et intelligent.  Mais tout cela est trompeur : « La lune dans son envol » est en fait la compilation d’un travail de 35 ans, le premier recueil d’un Sorrentino adepte trop peu connu de la short story.

On dira, comme on le dit trop souvent des recueils de nouvelles, qu’il s’agit là d’une bonne introduction à un auteur qui fait peur à certain. Mais quoi qu’on en dise, rien ici ne prépare vraiment à la stupéfaction « Mulligan stew ». La grande surprise, en fait, c’est de retrouver dans ces textes un Gilbert Sorrentino en roi du réalisme. Dès le premier texte, on se rend compte qu’on a là un portrait assez saisissant et incroyablement vivant de certains moments de la vie quotidienne des américains sur les quarante dernières années. Contrairement à « Red the fiend », lui aussi écrit dans une veine réaliste, les nouvelles de « La lune dans son envol » sont humaines, passant des souvenirs presque fleur bleu à des constats d’échec bien plus cuisant mais toujours avec la présence d’une certaine compassion, quand bien même certains des comportements décrits nous paraissent dérangeant. 

Malgré la plus grande accessibilité des textes (il serait d’ailleurs intéressant de travailler sur la différence entre l’art de la nouvelle et l’art du roman chez Sorrentino – peut-être largement déterminé par la nécessité de vendre les formes courtes à des revues comme Harper’s ou le New Yorker ?), on retrouve ici pas mal d’éléments qui ont fait la réputation de l’homme. Même si l’écriture semble moins libre (ou en tout cas sous plus grand contrôle) que dans certains de ses romans, même si la petite musique résonne moins fort, Sorrentino reste un écrivain merveilleux, capable de composer des phrases aux sonorités magiques où l’originalité et l’élégance ne font rien perdre au sens. Il y a toujours aussi son sens de l’humour, noir et tendre, grinçant et désespéré par moment, nous faisant rire parce que nous ne voulons pas pleurer, mais aussi prêt à se déclencher dans des moments plus légers, au détour d’une description ou d’un aparté autoriel. Tiens, en voilà une autre constante : Sorrentino n’aime rien tant que causer directement avec son lecteur, lui demander son avis et suggérer de pistes de développement narratif possible. C’est d’ailleurs souvent dans ces moments là qu’on rit le plus : pris dans une intrigue vraiment réaliste – dans certains cas, à la Salinger ou presque --, on éclate de rire de surprise juste à voir le maitre claquer des doigts et nous rappeler non seulement que tout cela est fiction (on le savait, après tout… ou non ?) mais qu’en plus sa maîtrise de la dite fiction n’est pas nécessairement aussi ferme qu’on le croit (qui a dit « Mulligan stew » ?). Voilà qui nous amène probablement une nouvelle fois vers la forme. On l’a dit, elle est plus classique mais ça n’empêche pas de tomber sur des choses étranges : considérez ce texte fait de 177 phrases, 59 empruntées à 59 auteurs différents et 118 venant des autres histoires du volume. Un autre est entièrement composé en points d’interrogation – tout comme « Gold fools ». Etrange, en effet, mais ça marche, c’est cohérent. Drôle d’homme qui parvient à tirer son coup, hmm, à s’en sortir dans pareilles circonstances. Il continue aussi son travail sur le cliché et les jeux de langage.

Une fois ceci dit, que dire vraiment de « La lune et son envol » ? Il y a, pour sûr, de très beaux moments. Je retiens particulièrement le premier texte, peut-être trop « naïf » pour certains mais qui détient un charme réel et dont les échos se font sentir à travers plusieurs autres textes. Mais suggérerais-je à un lecteur pas encore familier avec Sorrentino de commencer par là ? Non. Si le tout est plus accessible, il lui manque une certaine substance. Et une certaine variété : bien qu’écrites sur de nombreuses années, ces textes, contrairement à ses romans, se ressemblent un peu trop pour vraiment séduire. Derik Badman le disait il y a cinq ans déjà : on sent des redites. J’ajoute : là où dans la forme longue Sorrentino travaille parfois sur la redite de façon volontaire et systématique, tout ça semble un peu raté ici. Et pour quelqu’un qui connait un peu de Sorrentino, il vaut mieux continuer à creuser ailleurs dans son œuvre que de risquer la déception avant d’avoir été totalement convaincu. « La lune dans son envol » n’est pas un mauvais livre, mais la crainte que l’on peut avoir c’est qu’il n’est pas assez bon pour accrocher un lectorat qui connait mal son auteur.

Gilbert Sorrentino, La lune dans son envol, Actes Sud, 22€80

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Le blog littéraire est toujours à naître

Il y a un an aujourd’hui nous lancions, avec mes petits camarades, le Fric-Frac Club. Je ne tiens pas à en faire un bilan aujourd’hui, mais je me dis que c’est tout de même le jour parfait pour aborder ma déception et mes doutes quant à la blogosphère littéraire francophone. C’est peut-être d’actualité : dans une note publiée il y a une semaine, Claro disait à François Bon qu’il ne fallait pas attendre qu’un blog demande : le blog littéraire est-il mort ? Pour ma part, j’ai bien peur que le blog littéraire francophone ne soit en fait jamais né.

(Petite précision : une bonne partie des éléments que je vais citer s’appliquent aussi à Tabula Rasa ou au FFC, il ne s’agit pas de se mettre au dessus de la mêlée. En fait, la mélasse nous aussi pataugeons dedans.)

Qu’est-ce que la blogosphère littéraire francophone, ce blog inclus ? Une gigantesque bibliothèque en ligne d’opinions sur des livres parfois lus. S’il est parfaitement normal qu’un blog littéraire soit un espace de critique de romans, il ne devrait pas, comme c’est trop souvent le cas, être un espace de critique anhistorique, du livre étudié pris comme s’il existait seul, dans un sorte de vide, sans rien avant et sans rien après. C’est un peu toujours comme si le roman dont on parle existait dans un vacuum double : non seulement, il n’y a pas d’histoire littéraire derrière, mais en plus il n’y a pas d’histoire de lecture personnelle non plus. Parlons du livre X pour pouvoir passer au livre suivant. Et quand on parlera d’Y, avec un peu de chance, on mentionnera peut-être X ou tout autre livre lu avant. Pourtant, une critique sérieuse – et évidemment, la critique sérieuse est rare dans cette multitude de blogs, celui-ci toujours inclus – se doit de partir du livre jugé pour parler des livres. Pour dire d’où il vient, où il se place et vers où il va – historiquement et personnellement. Mais le blog littéraire devrait parler de plus qu’un livre, de plus que des livres. Le blog littéraire devrait parler de littérature et de son avenir. Il devrait être un espace de réflexion critique et théorique. Certes, partager des nouvelles (le moins possible tout de même, il y a d’autres endroits pour ça). Certes, recommander des lectures. Certes, tracer des généalogies, esquisser des familles. Certes. Mais surtout débattre du littéraire, de son futur comme de sa tradition. On lit souvent, ces temps-ci, que la vraie critique littéraire se trouve sur internet. Et pourquoi pas ? Mais à vrai dire, la seule différence actuellement, c’est que certains blogs parlent de certains livres dont on ne parle pas dans la presse traditionnelle ou, si on en parle, ils y accordent plus d’espace. Pour ce qui est du traitement, de la perspective, de l’analyse, le bon blogger littéraire est-il autre chose qu’un journaliste amateur, qu’un critique sans espace pro ? Malheureusement, non.

Pour ce qui est du format blog, on en fait ce que l’on veut, mais il a tout de même quelques caractéristiques spécifiques qui sont celles de ce qu’on appelle le web 2.0 et qui permettent interconnectivité et interactivité. Au-delà de tous les commentaires et analyses sur ce sujet qu’on retrouve un peu partout sous les claviers des gourous auto-proclamés d’internet, il me parait pertinent de souligner le plus simple : à travers un blog, plus que de livrer ses états d’âmes, on peut créer une sorte de communauté et lancer des discussions à travers les commentaires mais aussi de blogs à blogs. Peut-on dire qu’il y a une communauté de bloggers littéraires ? Malgré des efforts louables, la réponse est non si l’on considère que pour cette communauté se constitue, il ne suffit pas de s’identifier comme blogger littéraire et de parler de livres : la communauté a besoin de liens plus forts que la plateforme ou que le partage d’un thème vague. Seconde étape : les bloggers lancent-ils véritablement des discussions ou des débats substantiels ? Passons sur le fait que certains blogs n’autorisent même pas les commentaires (un blog sans commentaire est-il encore un blog ?) pour s’intéresser aux autres : dans le pire des cas (Assouline), les lecteurs se laissent aller à des foires d’empoigne, s’appliquent à déverser leur fiel et se lancent dans des conflits virtuels qu’aucun n’oserait mener en dehors de ce type d’espace, interdisant ainsi à une minorité de bonne volonté toute discussion sérieuse ; dans le meilleur des cas, il s’agit de marquer son accord / désaccord, de féliciter le blogger, de parfois ajouter une ou deux phrases, merci au revoir. Il ne s’agit absolument pas, du pire au meilleur, d’un débat. Et qu’en est-il du dialogue entre blogs ? Je répondrai par une question : en oubliant les messages qui signalent les pages appréciées par le blogger, quand fut la dernière fois que vous avez lu une note répondant à ou partant d’une note d’un autre blogger, et ce de façon substantielle, avec un autre but que la moquerie, l’insulte, l’ad hominem ?

Je pense malheureusement qu’en matière littéraire, le francophone n’est jamais passé au 2.0. Ou plutôt, il n’y a emprunté que le plus flashy (la possibilité d’insérer des vidéos, par exemple) mais se sert de l’interface comme d’une homepage pour nul, une interface gratuite, un site web dont la maintenance ne sera que minime. Le problème n’est pas le blog, le problème c’est que nous ne savons pas nous en servir.

De toute façon, quel que soit le format, la discussion est difficilement possible dans une blogosphère qui se contente de parler du livre de X. Dans la plupart des cas, les opinions varient mais dans un éventail limité et s’il y a une communication inter-blog, elle sera pauvre car peu intéressante. Par contre, si le blogger A dans son post sur le livre Y parle, pour prendre des thèmes courants à titre d’exemple faible, du politique dans la littérature ou, pourquoi pas, du narrateur non fiable (il faudra, c’est évident, développer un minimum, en dire quelque chose, pas seulement nommer la question), le blogger B peut s’en faire l’écho, le blogger C y répondre en abondant dans le sens de A en ajoutant son grain de sel, le blogger C peut réfuter point par point les vues de B, etc. Rien de ce que je dis ici n’est bien original. Tout le monde sait que ça peut se passer comme ça, tout le monde devrait savoir que ça doit se passer comme ça. Mais alors, et c’est la principale question que je me pose, pourquoi ça ne se passe jamais comme ça dans la blogosphère française ? Pourquoi ? Pourquoi le plus gros débat lu récemment était sur les qualités d’un livre précis, sans rien dire vraiment sur le roman, la littérature et les autres livres, tout en descendant dans l’ad hominem et les insultes pour faire bonne mesure ? Pourquoi, dans le meilleur des cas, il ne s’agit que d’expliquer le livre lu et de dire pourquoi on l’aime, pourquoi on ne l’aime pas ?

J’insiste depuis le début sur les blogs francophones. Est-ce que cela se passe mieux ailleurs ? Des insultes, des commentaires brefs d’appréciation générale ou des notes sur des livres pris isolément, il y en a partout, loin de moins l’intention de prétendre le contraire – même si le niveau absolument sidérant d’insulte et de malveillance que l’on trouve sur certains des plus gros blogs francophones, je ne l’ai rencontré nulle part ailleurs si ce n’est, peut-être, sur quelques blogs d’Amérique latine. Alors, en espagnol et en anglais ? Eh bien, c’est rare mais on retrouve des notes aux commentaires essentiellement civils et surtout authentiquement intéressants. On retrouve aussi des discussions se répandant d’un blog à l’autre, comme celle lancée par Richard Crary sur la pertinence du terme « novel », poursuivie par Dan Green, relayée par Mark Thwaite et Stephen Mitchelmore. Ce sont, à mon sens, des cas exemplaires. Ils concernent un nombre très restreint de bloggers et de notes dans chaque langue mais ils existent. Je ne me souviens pas de pareilles choses en français. La question est donc : pourquoi ? On a déjà cité l’utilisation très 1.0 des blogs. On a aussi parlé de l’aspect limité des papiers. Il y a un troisième paramètre – et il va main dans la main avec le second -- : le lecteur. Le lecteur francophone est-il seulement intéressé par autre chose que des recommandations de lecture ? Déçu sans doute par la critique traditionnelle, veut-il que le blogger fasse autre chose que la même chose en mieux ? Je ne pense pas. Je pense que dans son écrasante majorité, le lecteur de litblogs veut qu’on lui cause livre, pas littérature. Il veut un guide d’achat alternatif, pas un questionnement théorique. Et comme le blogger n’est qu’un lecteur de blog qui décide de se mettre à bloguer, le résultat ne peut qu’être celui que l’on a : dans le meilleur des cas, un panorama de critiques online se regardant le nombril.

1) Le problème n’est pas un problème de format, le problème est un problème d’utilisation de format.
2) L’intérêt principal du blog, au-delà de la facilité d’utilisation et de la possibilité d’y mêler différents types de médias, est de créer une communauté et de bénéficier d’une certaine interaction avec les lecteurs et les autres blogs.
3) Un blog sans commentaires n’est pas un blog.
4) Chez nous, le lecteur aime ou n’aime pas, le blogger lie ou ne lie pas. Approuver ou désapprouver, ce n’est pas dialoguer.
5) En francophonie, la différence entre le web 1.0 et le web 2.0 c’est la différence entre un cunt et un flashy cunt.
6) Notre incapacité à profiter des spécificités est partiellement de notre faute. Parce que, dans la plupart des cas, nos textes n’encouragent pas au débat : une critique de livre basique n’offre que des possibilités limitées de discussion. Parce que lorsque l’un d’entre nous écrit quelque chose qui pourrait faire débat, nous nous en faisons rarement l’écho (lier l’excellent article de… n’est pas suffisant).
7) Notre incapacité à profiter des spécificités est aussi liée aux lecteurs. Ils picorent, ils ne contribuent pas. Ils disent parfois bien, parfois mal, c’est tout. En partie parce que nous n’offrons pas de raisons de faire plus. En partie parce que ce que nous faisons de mieux ne l’intéresse pas tant que ça.
8) Le lectorat des litblogs français n’a, en général, aucun intérêt pour la littérature. Il lit des livres.
9) Le litblogger français ne s’intéresse pas à la littérature. Il parle (parfois) de livres.

Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de place pour le blog carnet de bord à l’ambition limitée, ou le blog fournissant sa petite critique hebdomadaire ou le blog fournissant les dernières nouvelles. Non, il s’agit de dire qu’il doit aussi y avoir autre chose et que cette autre chose, je ne la trouve pas. Il y a, à n’en pas douter, des gens capables de le faire, mais ils ne le font pas. J’aimerais, à l’avenir, transformer ma pratique blog pour me rapprocher de ce type d’ambition, mais tout ça nécessite plusieurs choses : non seulement les capacités à mener à bien ce programme critique, mais également qu’un certains nombres de bloggers s’y mettent aussi. Et sans un lecteur qui participe authentiquement, tout le travail d’une poignée de bloggers ne servira à rien.

Que l’on se comprenne bien : je ne prétends pas mieux valoir ou répondre à ses hautes aspirations. Tabula Rasa et le Fric-Frac Club sont tout aussi coupables. Tout ceci n’est une attaque contre personne. Il s’agit tout d’abord d’une réflexion un peu confuse née de mon insatisfaction personnelle par rapport à ma propre pratique et à mes textes ici et sur là. J’espère juste qu’elle interpellera quelques uns parmi vous.

Quelques souhaits:

1) Causer littérature avant de causer livre.
2) Lorsqu’on cause d’un livre, placer clairement ce livre parmi d’autres livres.
3) Tenter d’aller au fond des spécificités des textes abordés.
4) Débattre littérature.
5) Multiplier les papiers « transversaux ».
6) Créer une sorte de dialogue communautaire.
7) Rebondir sur ce qui se fait ailleurs.

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5 ans plus tôt

Hier, 20 ans depuis la mort de Bernhard. Hier aussi, 25 ans depuis celle de Cortázar.

De nombreuses mentions de l'auteur argentin sur Tabula Rasa, mais un seul papier lui a été entièrement consacré. Je le reproduis ci-dessous. Le service normal reprendra progressivement la semaine prochaine.

+++++++++++++++++

Le lecteur est invité à choisir entre les deux possibilités suivantes :Le premier papier se lit comme se lisent les papiers d’habitude et il finit au paragraphe trois. Après quoi, vous pouvez changer d’url sans remords.Le deuxième papier se lit en commençant au paragraphe 4 et en continuant la lecture dans l’ordre indiqué à la fin de chaque chapitre. En cas d’incertitude ou d’oubli il suffira de consulter la liste ci-dessous :
(4)(1)(5)(2)(7)(6)

(1)
Dans le Saint-Germain-des-Prés du début des années ’60, toute l’Amérique latine vit, tout le monde pense, tout le monde écoute du jazz, tout le monde écrit, tout le monde soliloque. Horacio Oliveira, ni jeune, ni vieux, pense, jazze, soliloque beaucoup. Seul et avec ses amis du club. Et il voue un culte à l’écrivain-philosophe Morelli. Mais tout ça ce n’est rien à côté de l’amour qu’il n’admet pas ressentir pour la Sibylle, lui qui la maltraite, la pousse dans les bras d’un autre et affiche son indifférence au sort du petit Rocamadour, enfant qu’elle a eu dans une vie précédente.(5)

(2)Ce n’est qu’à son retour en Argentine que l’importance de l’absence, l’horreur du vide laissé, devient évidence. Horacio la recherche, cette Sybille. Il la recherche en Urugay. Il la recherche dans toutes les femmes. Il la recherche dans les tréfonds de son âme. Et il pense la retrouver, transmigrée, transformée en Talita, la femme de son meilleur ami, le Traveler qui ne voyage pas. Il a tout faux ou il a tout vrai ? On ne saurait trop vous le dire puisque qu’on est finalement enfermé dans une maison de fou où il est impossible de déterminer si l’insane est du côté des enfermés ou des enfermeurs.(7)

(3)C’est bien, ce roman.

(4)« Appelle ça hypothèse de travail ou comme tu voudras. Ce que Morelli essaie de faire c’est de troubler les habitudes mentales du lecteur. Quelque chose de très modeste, comme tu peux voir, rien de comparable au passage des Alpes par Hannibal. Jusqu’à présent, du moins, il n’y a pas grand-chose de métaphysique chez Morelli, mais toi, évidemment, Horace Curiace, tu es capable de trouver de la métaphysique dans une boîte de tomates. Morelli est un artiste qui se fait une idée spéciale de l’art et cela consiste principalement à jeter à bas les formes usuelles, chose courante chez tout bon artiste. Par exemple, il a horreur du roman rouleau-chinois, du livre qui se lit du début à la fin, bien sagement. Tu as sans doute remarqué que la liaison entre les différentes parties le préoccupe de moins en moins, cette histoire du mot qui en entraîne un autre… Quand je lis Morelli, j’ai l’impression qu’il cherche une interaction moins mécanique, moins dépendante des éléments qu’il manie ; on sent que le déjà écrit conditionne à peine ce qu’il est en train d’écrire, d’autant que le vieux, après quelques centaines de pages, ne se rappelle plus très bien ce qu’il a dit au début. »(1)

(5)« Marelle » n’est pas tellement un roman interactif, puisque la lecture de quelque roman que ce soit crée toujours un rapport intime entre le verbe posé sur le papier, sa signification dans le monde commun et sa résonance dans notre propre esprit, rapport qui est déjà nécessairement interaction : sa nature change d’un lecteur à l’autre. Non, ce que Cortázar fait, c’est changer certains paramètres de cette relation, altérer la donne, transformer ce que l’on croyait éternel, coulant de source, en une suite d’habitudes brisées. Et là, on doit donc s’interroger quant au changement réel, concret par rapport à l’expérience de lecture habituelle. S’agit-il seulement du plaisir d’être bousculé, ou est-ce un tsunami interne, un bouleversement incontrôlé de son rapport au roman, une éponge passée sur le tableau, effaçant la définition académique inscrite à la craie ?(2)


(6)Mais qui, mais qui lit ce chapitre 55 ? L’adepte de la ligne droite ? L’adepte de l’école buissonnière cautionnée par le maître ? Le vrai franc-tireur ? Celui qui se croit malin ? Mais quelle, mais quelle est la dernière phrase de ce livre ? « Ah ! Ah ! dit Ovejero pour l’encourager » - encouragement du berger qui vient trop tard pour la brebis égarée- ou « Mort au chien, dit le 18. » - il est déjà mort ? Oui, « Marelle » nous dit au revoir sur une boucle infinie, mais est-ce un chiffre ou un mot qui viendra briser cette boucle, ou est-ce, peut-être, ce fameux 55 qui nous intime, par le biais d’une phrase tentaculaire, de ne pas sombrer. « Ils le sentirent tous les deux au même instant et glissèrent l’un vers l’autre comme pour tomber en eux-mêmes, sur la terre commune où les mots, les caresses et les boucles les enveloppaient comme la circonférence contient le cercle, ces métaphores apaisantes, cette vieille tristesse satisfaite de redevenir l’homme de toujours, de continuer, de se maintenir à flot contre vents et marées, contre l’appel et la chute ».

(7)On nous dit que « Marelle » est un labyrinthe. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas une « Maison des feuilles ». Ce n’est pas un texte de Borges. Non, c’est un dédale. La différence ? Dédale invente le labyrinthe. Dédale invente la façon de ne pas s’y perdre. Suivre Dédale dans le dédale qu’il a construit, c’est avoir la certitude de voir un jour la lumière de la sortie. C’est ne pas être perdu. C’est déjà être hors du labyrinthe. Mais il y a un ultime problème. La porte de sortie est-elle vraiment la porte de sortie ? Minos aurait-il pu en changer la place ?(6)

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20 ans


(photo de Joseph Gallus Rittenberg)

Sur Tabula Rasa: Thomas Bernhard.

Mes prix, un texte inédit, vient de paraître en allemand, la traduction est prévue sans qu'une date ne soit avancée.

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Modernist Lad Lit

On le disait déjà la première fois qu’on a évoqué B.S. Johnson ici même et bien d’autres l’ont dit avant : rien de ce qu’il fait n’est foncièrement neuf. Il est, en quelque sorte, un moderniste de la dernière heure, un homme qui revient à des techniques développées par d’autres. De Tristram à Beckett, l’éventail est complet. Si on suit John Lanchester, il considérait que le roman était une forme épuisée, et pourtant il ne cessait d’en écrire. Sans réinventer la forme, il se réinventait lui. Comme si ce qui l’intéressait c’était, plutôt qu’être nouveau, être foncièrement honnête. Les métamorphoses du private Johnson forment, du coup, dans la perpétuelle guerre que l’écrivain livre à la fois au réel et à son écriture, parmi les plus belles pages.

Quidam, en ce début d’année, publie une traduction du second roman de notre working class anti-hero littéraire. « Albert Angelo », le fameux livre troué – fenêtre deux pages en avant comme il le dit lui-même ou oblitération de ce qu’il y avait avant le trou ? C’est l’histoire d’Albert Albert qui, alors qu’il approche la trentaine, ne peut vivre de sa formation d’architecte et est contraint de se rabattre sur des postes temporaires de professeur de gamins difficiles dans des écoles de sales quartiers. La vie pouvant toujours être pire, il ne cesse de retourner dans sa tête et ses tripes la fin de la relation avec l’amour de sa vie et ses seuls moments de bonheur consistent à faire un tour dans la caisse de son seul ami, pareillement trahi par l’amour, dans une recherche obsessive des beautés architecturales londonienne qui finit toujours soit au restaurant grec ou dans des délires de petits voyous. Chez B.S. Johnson, la vie n’est jamais drôle.

C’est aussi l’histoire d’Albert Albert narrée de façon multiple. Il parle pour lui-même, sur un mode prétentieux où il s’auto-trompe, en quelque sorte. On parle de lui, que on soit le narrateur ou ses élèves (et les extraits de rédac’ où ses pupilles lui refont le portrait sont d’une cruauté à se pisser dessus). On dialogue comme au théâtre, on fait des vers, on met en page dans un dynamique verticale à gauche les cours dispensés, à droite les pensées du dispensateur ou bien à gauche les activités peu académiques d’ados aux hormones explosives et à droite les écarts d’esprit du grand esprit Albert, on expose, on développe et on désintègre. Regard d’une cruauté assez sidérante, écrivain à l’humour désenchanté, texte étrangement hilarant. Chez B.S. Johnson, la vie est toujours désopilante.

Pas tout à fait neuf en 1964, qu’en dire en 2009 ? L’un des thèmes les plus évidents (et pourtant certainement pas le plus important) de « Albert Angelo » est celui du gâchis du système éducatif et de la difficulté d’enseigner dans les écoles au public, pour employer un euphémisme bien d’aujourd’hui, défavorisé. Amusant que ce livre sorte donc à quelques semaines d’une cérémonie des Oscars où le prix du meilleur film étranger pourrait revenir à l’adaptation d’un livre de François Bégaudeau se déroulant dans un lycée de « zone sensible ». Pas d’autre point commun entre les deux projets, si ce n’est un constat d’échec d’un système qui n’a jamais vraiment fonctionné quoiqu’il en soit. Gageons que Bégaudeau classerait tout de même Johnson parmi les réactionnaires que son livre, d’une certaine façon, visait à contrecarrer : Albert Albert n’aime pas ses élèves, Albert Albert ne pense rien d’eux, Albert Albert n’en sauvera pas un. B.S. Johnson, issu d’une famille ouvrière, labour convaincu, avait surtout compté sur lui-même pour son éducation.

« Le jeu de Chelsea se détériore sérieusement, passant tour à tour de la médiocrité la plus épouvantable à une adresse frisant la perfection. Les supporters de Chelsea sont des hommes (…) qui ont besoin de ressentir une gamme d’émotions violentes et contrastées en moins de quatre-vingt-dix minutes. (…) Peu importe l’entraîneur ou les joueurs, la tradition demeure, se perpétue. »



Qui suit le football anglais aura compris que l’extrait qui précède est dépassé. Croulant sous l’argent des deals TV ou de milliardaires en quête de jouets exclusifs, le paysage footballistique a radicalement changé. Dans la seconde moitié des années ’90, à l’époque où on recommençait timidement à lire Johnson en Grande-Bretagne, une série d’auteurs qui mettaient en avant la bière (on boit beaucoup de bière dans « Albert Angelo »), le sexe (on en parle beaucoup dans « Albert Angelo »), la violence hooligan (on se contente de faire le voyou, dans « Albert Angelo ») eurent une succès certain. La majorité de leurs récits se déroulaient dans les années ’80, soit précisément les dernières années de cette tradition évoquée par B.S. Johnson. Bien entendu, les lecteurs de ces livres ne lurent pas son livre, la coïncidence n’étant que temporelle : ni glorification, ni complaisance chez lui, juste un regard acéré, un souci formel et un rire un brin cruel. Si John King était le pro de la lad lit il y a dix ans, mettant en avant, comme marque positive, la stupidité d’une masse aux testostérones par trop en avant, Johnson, en parlant d’une foule satisfaite de son insatisfaction, donnait dans la lad lit désespérée.

Et donc, même quand on le remet au goût du jour, B.S. Johnson n’est jamais à jour. Never up to date, always out of date. Et pourquoi se soucier de nouveauté ? Les livres de ce moderniste prolo, et peut-être tout particulièrement « Albert Angelo », fonctionnent comme des antidotes au temps littéraire et moral. Mais tout ceci nous entraîne finalement assez loin de ce qui fait la force du livre et de ce qui nous met sur la piste de l’énigme Johnson. Sur 170 pages, on a l’impression d’être dans un roman vintage Johnson mais pas tout à fait aussi bon qu’on sait que Johnson peut l’être. On a aussi l’impression que Albert Albert est Johnson, en version architecte moderniste frustré plutôt qu’en écrivain moderniste frustré. Et tout ça est un peu… frustrant, bien que admirablement foutu et extrêmement amusant. Et voilà donc la page 171. Et voilà donc neuf pages de désintégration où l’écrivain confesse ses ambitions ratées, l’échec de son projet présent, l’ampleur de son projet futur. Confession plutôt déchirante, orchestrée avec un talent qui fait oublier quelques unes des (rares) faiblesses qui précédent et qui font, une fois de plus, admirer un écrivain qu’on découvre à chaque lecture. C’est ici donc qu’on trouve aussi une clé, c’est ici qu’il nous dit, dans ce grand déballage, non seulement, comme on nous rappelle toujours qu’il l’a dit, que raconter des histoires, c’est raconter des mensonges mais aussi, et peut-être surtout, comme on nous le rappelle moins, que l’écriture c’est la vérité. Et c’est là qu’on se rend compte que si Johnson reprend, au cours de son œuvre, tant de procédés déjà développés ailleurs, s’il refait ce qui a été fait, c’est pour, à travers ses exercices d’écriture, trouver la vérité. Et c’est finalement là qu’on se rend compte que le jeu de saute-mouton qu’il mène avec les formes aura voulu dire que cette vérité, il ne l’a jamais trouvée, que ce soit d’un point de vue littéraire ou dans sa vie privée. C’est ainsi décidé : dans ces neuf pages de 1964, il expose ce qui provoquera le funeste 13 novembre 1973.

B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam, 20€

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