2666: esquisse

On nous avait dit qu'il arrivait, on nous avait dit que ce serait quelque chose, qu'à son débarquement il faudrait se garer, faire un pas de côté pour ne pas être rejeté dans son ombre. On nous avait dit qu'on ne ferait pas le poids, que devant un chef-d'oeuvre il n'y avait d'autre choix qu'opérer une retraite discrète, se décider à retenter une petite sortie quelques mois plus tard, quand ils seront disposés à passer à autre chose. On nous avait dit tous ça et on ne l'avait pas cru, parce que des grands livres on nous en annonce au moins un par semaine, des livres de l'année un par mois, des livres de la décennie un par an et de livres du siècle... vous me suivez. Il y a finalement toujours moyen de s'en sortir sans humiliation quand on est un honnête petit bouquin, l'histoire d'une saison parfois, de quelques semaines plus souvent. Les concurrents passent, restent ou trépassent, c'est la vie. Mais quand le grand livre promis arrive enfin, on est perdu, on ne sait plus quoi faire, on oublie les notions de base, les cours de survie. Bref, on se fait avoir. Et on s'est fait avoir. Depuis quelques semaines, on les voit ses lecteurs qui d'un air torve nous mirent de loin, incapable de se décider à continuer à lire parce qu'ils viennent d'être anéantis par la force de "2666", roman de début de siècle qui risque tout autant d'être roman de fin de siècle.

Lorsqu'il meurt en 2003 à l'âge horriblement jeune de cinquante ans, Roberto Bolaño n'a pas encore mis les touches finales à son dernier livre. C'est, à quelques corrections près, dans cet état inachevé qu'il paraîtra en Espagne un an plus tard. Les fictions du Chilien n'étant pas de celles auxquelles on trouve des fin fermées, "2666" ne souffre pas de ne pas avoir été clôturé. Au-delà de cette mort survenue bien trop tôt, il y a des choses qu'on dira à peu près partout au sujet de Bolaño et de son grand livre posthume. Projet d'une vie, sommet de son travail sur la relation entre horreur et art, cette montagne de plus de mille pages divisées en cinq parties a failli être publiée en autant de minces volumes, selon les dernières volontés d'un auteur soucieux de l'avenir financier de sa femme et de ses enfants. Famille, exécuteur littéraire et éditeur prirent heureusement la décision de donner la lumière à "2666" dans l'état le plus proche possible de ce que Bolaño aurait fait s'il avait vécu. Même si chacune des parties prises individuellement aurait pu constituer un livre remarquable, c'est à travers leur présence continue en un seul volume qu'elles prennent sans aucun doute toute leur ampleur.

Tout commence - pour le lecteur en tout cas - dans la vieille Europe, auprès d'un quatuor de spécialistes plus ou moins accidentels d'un obscur écrivain allemand nommé Benno von Archimboldi. Ils apprennent à se connaître de congrès en colloque, à mesure que l'œuvre d'Archimboldi se répand, se cultifie, le menant à être régulièrement cité parmi les candidats au Nobel. Le Français Pelletier et l'Espagnol Espinoza s'enamourachent de l'Anglaise Norton pendant que l'Italien Morini observe, perché sur sa chaise roulante. Cette sorte de ménage-à-trois qui prend essentiellement place à Londres mettra le binôme transpyrénéen face à ses contradictions politiques, frustrations humaines et haines primaire. Dans ces 189 premières pages, l'impression initialement ressentie est celle de la mélancolie, mais la place est finalement toute entière prise par une espèce de tension permanente, que ce soit celle vécue par Espinoza et Pelletier à cause de leur étrange relation avec Norton, de l'échec de leurs recherches pour localiser Archimboldi, du comportement parfois étrange de Morini. On sent toujours l'explosion proche et en fait, elle ne vient jamais, à part deux éclats de violence essentiels, préfigurant peut-être la suite mais dont la réalité est diminuée par l'absence d'articulation d'explication. La tension ne peut que déboucher sur la violence, on le sent, mais lorsqu'elle débarque discrètement, c'est la surprise et la stupéfaction parce qu'on ne comprend pas pourquoi elle arrive là. En fait, Bolaño joue immédiatement à semer partout des fausses pistes. "2666" est fait d'énormes digressions permanentes dans lesquelles on nous invite à voir la promesse de l'émergence d'un sens qui, la plupart du temps, n'est pas évident. Il parvient ainsi à ce que le lecteur lui-même soit mis sous tension : il joue à lui créer des attentes qui ne sont jamais vraiment comblées – ce qu’il pense qui va arriver n’arrive pas ou arrive sous forme d’anti-climax et ce qui se passe est autre. Paradoxalement peut-être, c'est la poursuite de l'élusif Archimboldi, désespérante au début, qui donne l'espoir d'une fenêtre ouverte pour évacuer cette pesanteur de plus en plus prégnante. On part donc au Mexique, dans l'espoir d'exotisme facile, de quoi retrouver le sourire. On sera détrompé de manière particulièrement cinglante: il faut se souvenir que le rire de Bolaño est toujours à retrouver dans les personnages au bord de la folie et les dialogues absurdes, certainement pas dans un monde sans véritable possibilité d'échappatoire.

Dans la deuxième partie, la tension fait place à la peur. Progressivement. Amalfitano est l'expert archimboldique qui a accueilli ses collègues européens à l'université de Santa Teresa, désert de Sonora, Mexique, où on suppose le géant allemand (œuvre grandiose, homme de près de deux mètres). D'origine chilienne, Amalfitano a fui après le coup militaire et s'est retrouvé du côté de Barcelone. Pour s'éloigner du souvenir de sa femme volage et folle, il a obtenu une place dans cette petite faculté sans réputation. Il vit avec sa fille de dix-huit ans pour laquelle il tremble de toute son âme: à Santa Teresa, on tue des femmes. Ici aussi, c'est la mélancolie qui accueille le lecteur et c'est la violence que l'on sent tapie dans l'ombre mais c'est la sueur froide qu'exsude Amalfitano à cause d'on ne sait quoi - sa fille? les femmes assassinées? son passé? tout? - que l'on ressent le plus fort.

Petit à petit, il devient évident que le Sonora, vaste étendue où s'était conclue la formidable aventure des "Détectives sauvages" est le centre de "2666", donc le centre du monde. Pôle magnétique, pôle d'attraction, trou noir de l'humanité? Mais pourquoi? Pourquoi une ville moyenne, laide, sans culture, vers laquelle on ne se presse que pour trouver un travail dans un usine délocalisée d'une grande compagnie étrangère, surtout yankee? Pourquoi un nobelisable allemand y passerait-il? Pourquoi y disparaitrait-il? Au-delà d'un simple match de boxe joué d'avance, que viens y faire Fate, jeune journaliste afro-américain, a priori seulement intéressé par l'histoire de la lutte politique d'émancipation de ses ancêtres, ses pères, ses frères et sans doute ses futurs enfants? Pourquoi va-t-il y frôler la mort? C'est l'une des principales questions de "2666", et on aimerait croire y trouver la réponse dans cette étouffante partie des crimes. Fascination de l'horreur. Rien n'est moins sûr.

Santa Teresa est Ciudad Juárez. Plusieurs centaines de femmes y sont mortes, assassinées, torturées, violées. On ne sait ni par qui ni pour quoi. Sergio González Rodríguez, de passage par ces pages, y a consacré un livre. Bolaño remplit la quatrième partie de "2666" du détail macabre de ce que l'on sait de l'agonie de dizaines de victimes. Mais contrairement à un documentaire factuel, on sent bien l'écrivain à l'œuvre: cette litanie de nom devient une horrible chanson dont il faut scander les paroles. Les mêmes mots reviennent toujours. On strangule, on mutile le sein, on rhabille le cadavre après la mort. Alors qu'on s'attendait à ce que Bolaño insiste sur l'horreur, sa façon de l'aborder ici la désincarne. C'est la répétition qui frappe, pas la mort. C'est le rythme, pas la souffrance. Horreur: banalité du quotidien. Un cadavre de plus, plus d'un cadavre. Tout ça fonctionne comme un monument aux morts de la première guerre: voir les noms en rangs serrés ne dit pas grand chose sur les tranchés. Mais cette partie n'est pas qu'une liste. Entre les victimes des meurtres en série, il y a celles qui "simplement" tombent sous les coups de la violence conjugale. Puisque le meurtrier est connu, l'histoire derrière la mise à mort aussi. Ce sont ces histoires qui humanisent, et on est finalement plus touchés par ces affaires de jalousies et de colères que par celles du massacre collectif. Et je crois que c'est précisément ce que Bolaño cherche à faire: montrer littérairement la banalité du mal, montrer qu'on est plus touché par la dispute du couple voisin qui finit mal que par l'élimination d'une foule d'anonymes et que, justement, c'est ça qui rend ces faits possibles et plutôt humains que monstrueux. Entre ces corps, les histoires de ceux qui tentent de dénouer l'écheveau - l'inspecteur Juan de Dios Martínez, dont le portrait est superbe, ou Lalo Cura, fils probable de Arturo Belano ou Ulises Lima, apparition fantastique reliant pègre et police, free lance de l'investigation -, de l'homme, américain d'origine européenne, en prison pour des crimes qui continuent à se commettre alors qu'il est derrière les barreaux, du trafic de drogue et du trafic d'influence dans cette ville frontière entre le Sud et le Nord. Cette partie des crimes n'est pas que partie des crimes, sauf si l'on considère qu'il s'agit d'un portrait illustré de la turpitude humaine. C'est peut-être bien ça, en fait. En tout cas, l'explosion de violence tant attendue n'aura pas lieu: description essentiellement post mortem, presque abstraite, ce qui reste est le malaise. La violence, c'est la toile de fond qui ne surgit pas. On est comme le condamné à mort qui, la tête sur le billot, attend encore et encore que la lame le coupe en deux. Elle va venir, elle va venir, elle va venir. Elle ne vient pas. C'était une blague macabre.

Et Archimboldi dans tout cela? On le retrouve lui et l'Europe dans une cinquième partie, faux bildungsroman, vrai miroir aux alouettes. C'est le roman de la naissance d'un écrivain, de sa sculpture dans le matériau d'une famille et d'un environnement frustre. Ce n'est pas vraiment sa vie: on a l'impression d'assister à la description d'un spectateur, ses pensées sont peu articulées, ce qu'on voit c'est la matériau qui contribuera à l'écriture de ses romans futurs. Ce n'est pas non plus la biographie de son écriture: de ce qu'elle est, de ce qu'elle renferme, on n'obtiendra que des bribes d'informations, des slogans critiques. C'est en fait surtout la partie des choses vues de l'après-grande guerre à notre temps, en passant par la seconde guerre, la reconstruction d'une Allemagne détruite et le radicalisme en germe au début des années '60. Digression gigantesque: chacune des personnes rencontrées a une histoire à raconter, une particularité remarquable. Archimboldi disparait progressivement de ce qui devait être son récit de vie, rejoignant dans sa facette privée son aspect écrivain injoignable. Plus: s'introduisent des évènements dont il n'a pas été témoin et qu'on ne lui a pas raconté. Il s'efface de tout, et c'est peut-être la raison de son voyage à Santa Teresa, dans le Sonora, où tout s'efface, s'oublie, s'évanouit. On ne peut s'empêcher de penser à Bolaño: alors que lui s'en est allé du Chili pour errer en Europe, Archimboldi fait le parcours inverse. Et le mystère qui reste bien présent une fois la dernière page atteinte évoque irrémédiablement le doute qui devait être présent dans la tête de Bolaño la dernière fois qu'il a travaillé à son texte, ne sachant pas s'il pourrait le continuer, s'il sortirait de l'hôpital. Les échos bolañesque dans cette ultime séquence du livre lui donne une beauté insupportable.

"2666" est une gigantesque tragédie. Beaucoup diront - c'est marqué sur la quatrième de couverture - que c'est le portrait d'une civilisation en déroute. Sans doute. J'aurais plutôt tendance à dire que c'est l'histoire d'un désenchantement avec le monde. Si Santa Teresa est le point commun de toutes les parties du livre, si on considère que c'est le symptôme du monde, que c’est ce qui rassemble des univers a priori disparates, peut-on dire qu'il s'agit d'évoquer une époque de massacres alors qu'il y en a toujours eu? Une époque d'injustice alors qu'il y en a toujours eu? Une époque d'indifférence alors qu'il y en a toujours eu? Non, le problème n'est ni l'époque, ni la civilisation. Ce qui attire à Santa Teresa tous ses personnages, tous ses fragments de récits, c'est qu'on y retrouve ce qu'on retrouve partout, toujours. Ce n'est pas l'image d'un crash civilisationnel, d'une décadence, c'est l'image de quelque chose de permanent, c'est l'humain. Bolaño ne fait pas ça en misanthrope ou en cynique. Bolaño, dans "2666", c'est le désenchantement. Et ça donne un livre majeur.

Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, 30€

(Il y a esquisse dans le titre parce que on brosse aussi le trait général, parce qu’il ne faudrait pas 12000 signes mais bien 60000 pour évoquer l’ampleur du projet et un livre entier pour lui rendre vraiment justice. On va continuer de parler de « 2666 », ça se fera sur le Fric Frac Club, dans les jours qui viennent, si tout va bien.)

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De Vollmann à l'imprudent Bashung


Je me suis levé à huit heures ce matin, et je suis allé faire une promenade d’une heure histoire de me réveiller, m’ouvrir l’appétit, faire de l’exercice et me préparer à écrire quelques mots sur le livre qui est sans doute déjà celui de l’année. La première demi-heure je l’ai passée à écouter le podcast du Bookworm de la semaine dernière : Michael Silverblatt recevait William T. Vollmann pour discuter de son dernier ouvrage de non-fiction « Riding toward everywhere », un livre où tel un faux-bo il s’embarque sur les trains de marchandise, revivant cette expérience mythique de l’Amérique. Je ne lirai pas le livre avant des semaines, mais cet entretien m’a donné sacrément envie de m’y mettre. Il faut entendre Silverblatt parler du style de Vollmann là-dedans, qu’il dit radicalement différent de celui auquel on est habitué et Vollmann lui-même expliquer en quoi son sujet lui permet de récupérer ce qui fait vraiment l’Amérique et voir ce qui a été perdu à une époque qui légitime expériences néocoloniales et tortures. J’ai aussi souri à la remarque anodine qu’il a faite quant au malheur pour le mode de vie hobo qu’était l’apparition des registres de sécurité sociale : raisonnement inimaginable chez nous. Bref, c’est à écouter – et je dirais même que s’abonner aux podcasts de Bookworm est une riche idée…

A part ça, comme pas mal de monde je crois, j’écoute le dernier Bashung. Je suis relativement déçu. Quelle idée d’avoir été chercher un mec de Louise Attaque pour produire et composer la majorité de l’album ! Mauvais jeux de mots, mélodies assez proches de l’expérience boy-scout au coin du feu, les plus mauvais moments font penser aux meilleurs de l’ex-groupe du mec. Résident de la république, single tant vanté, m’embarrasse franchement tant les boucles omniprésentes sont minables : déjà vieillottes il y a dix ans. Le seul vrai bon morceau de ce Roussel, c’est Le secret des banquises. Heureusement donc que quelques compositions de Gérard Manset redressent la barre – dont la superbe reprise de son Il voyage en solitaire. Et puis Marc Ribot est sous-utilisé. Pour le moment, je préfère – et de loin – le crépusculaire L’imprudence d’il y a six ans, que je vais m’écouter de ce pas.

Demain ou mardi, « 2666 ».

(C'est la note numéro 300 de TR)

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Eureka

Je vous promets que je ne suis pas en train de transformer cet espace en vidéo-blog paresseux. Je n'ai pas eu vraiment le temps d'écrire ces deux dernières semaines et si j'espère pouvoir poster quelque chose de plus substantiel cette semaine encore, permettez-moi de vous suggérer de jouer cette vidéo et de bien écouter.

Pour une raison étrange, je me suis rappelé aujourd'hui de "Eli, Eli/lema sabachthani", fabuleux film de Aoyama Shinji où la noise, celle si bien définie au Palais de Tokyo par un certain Olivier Lamm l'an passé si j'en crois le texte de sa présentation, oui, la noise, sauve de l'extinction une humanité atteinte d'un virus mortel se propageant par voie télévisuelle. Évidemment, mes souvenirs ont tout de suite été déviés vers le film qui a fait connaître Aoyama, cette perle, ce magnifique, ce magistral "Eureka", plus de trois heures d'émerveillement, un moment qui m'a, disons, coupé l'envie d'encore aller au cinéma, sachant être irrémédiablement déçu. Je me souviens y être allé avec un ami par hasard un soir de septembre 2001, d'être resté là en ayant l'impression que le temps s'étendait infiniment, ou bien l'impression précisément contraire et quand ça c'est vraiment terminé, il m'a fallu quinze minutes pour retrouver la parole. Ce chef-d'œuvre partage son titre avec le grand morceau, l'insurpassable somment pop de Jim O'Rourke, et c'est bien sûr cette inoubliable chanson qui clôt cet inoubliable moment de ciné. Et je me souviens donc de la fois où j'ai entendu cette musique jouée par Otomo Yoshihide dans l'antre provisoire d'un Beurschouwburg en travaux. Il était accompagné de son tout nouveau New Jazz Quintet et dès les premiers accords, la chaire de poule, la paralysie, l'impossibilité de bouger. Sans doute le moment le plus puissant connu dans une salle de concert. Avec les années, cet "Eureka" est devenu un standard du répertoire d'Otomo, que ce soit en compagnie du New Jazz Quintet, Ensemble ou Orchestra. J'en ai trois versions, 46 minutes, que je n'arrête d'écouter en boucle, ne sachant décider quelle est la meilleure. Il y a quinze minutes je penchais pour celle de l'Ensemble et voilà que passe celle que le Quintet enregistra live en 2002 à Tokyo et mon petit cœur palpite et c'est tellement fort que voulez-vous... Un jour de déprime, un jour de tristesse, ces chose-là peuvent sauver la vie.

J'ai trouvé sur youtube une version Orchestra, dix minutes trop courte mais bénéficiant de la présence de Kahimi Karie, et bon, j'espère que ça vous donnera l'envie d'aller écouter les autres variations.

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Herbe bleue



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Dans l'ombre de la Galice

Qui dit Julián Ríos dit « Larva » : il est de ces écrivains que l’on tend à résumer à une œuvre, comme si il n’y avait rien avant (ce qui était à peu près vrai dans ce cas-ci) et rien que des dérivés, de livres fertilisés, issus du grand prédécesseur qui détermine la direction prise par le travail d’une vie ensuite. Ainsi, il est le Joyce espagnol, intronisé par son ulyssienne larve et tout le reste ne serait que coda d’un livre publié il y a plus de vingt ans. Plutôt ostracisé en Espagne pendant de nombreuses années, ça fait quelques temps qu’une poignée de jeunes auteurs souligne son influence. Parmi eux, Eloy Fernandez Porta qui, dans son très riche « Afterpop », montre que depuis une quinzaine d’années Ríos est passé à autre chose dont sa tentative de travail avec Roy Lichtenstein serait emblématique. Et voilà que Tristram publie en ce début d’année « Cortège des ombres », premier livre écrit à la fin des années ’60 mais jamais édité, qui vient à son tour brillamment prouver l’existence du Ríos d’avant, ce qui nous permettra peut-être de regarder différemment tout ce qui a suivi et tout ce qui suivra.

Ríos confiait en janvier à El País son admiration pour Picasso qui savait parfaitement que pour déformer une ligne, il faut savoir la tracer et pour détruire un nez, savoir le respecter. Pourrait-on donc dire que « Le cortège des ombres » sert à prouver qu’il sait raconter une histoire et que sa passion du jeu linguistique vient après sa maîtrise de la langue et de l’écriture ? En tout cas, c’est à 151 pages de littérature classique qu’on a droit ici, d’un classicisme qui bien sûr ne sent ni le rance ni la naphtaline, rendant dans une langue superbe et relativement peu bousculée l’histoire d’un petit village perdu en Galice aux portes du Portugal dans les années d’après guerre civile. Tamoga, ainsi se nomme-t-il, aurait pu être le Yoknapatawpha de Ríos, il n’en sera rien. Par contre, il pourrait peut-être prendre les traits du petit village dont tout espagnol est issu, amputé par le soulèvement militaire, blessé par la jalousie, divisé par les rancoeurs attisées par les rumeurs. C’est l’histoire d’un bled qui se meurt, où les seuls étrangers de passage viennent y vivre leurs derniers jours, un patelin que les jeunes désertent, où la figure central est le vieillard derrière le rideau voire sans doute le fantôme dans le placard – ou dans le coffre-fort. Tamoga, coincé entre les marécages, les forêts, la mer et la frontière, perpétuellement sous la pluie, est donc un village où l’étranger vient se noyer et le local s’étouffe dans l’étroitesse des lieux et des esprits. Tamoga, c’est d’où on part pour ne jamais y revenir physiquement, mais en y pensant toujours. Le paradoxe d’une campagne qu’on ne veut ni ne saurait oublier sans pour autant vouloir y rester.

Tout ça se lit donc comme le roman de Tamoga et de ses gens, mais est composé d’une série de nouvelles qui dissèquent les moments forts – c’est-à-dire les coups bas ou les coups au moral – de la vie là en bas, en dressant ainsi un portrait que Ríos appelle choral. Et de fait, le narrateur n’est finalement autre que le murmure des habitants, leurs théories, convictions et narrations. Les protagonistes, entre notables et minables del pueblo, se croisent parfois, s’évoquent de temps en temps d’un récit à l’autre et même lorsqu’ils n’y sont pas, ce qu’on lit éclaire différemment leurs vies. Au-delà de la médiocrité et de la mesquinerie, de la violence de certaines machinations qui dominent Tamoga et donnent à l’ensemble les teintes sombres et désespérées d’une ambiance pesante, désolée et triste, on sort finalement de là avec un étrange sourire, comme si la superbe de l’écriture et la fabuleuse puissance des récits compensaient. On pense particulièrement à cette sorte de diptyque de la vengeance, qui commence par une exécution au lendemain du soulèvement de Franco et se termine trente ans plus tard par la vengeance un jour de pluie torrentielle. Et les mesures prises par le pharmacien cocufié par son neveu. Ou les derniers instants qui résument tous les instants de la vie du notaire. Oui, Ríos a sans aucun doute raison de parler de roman, comme d’autres n’ont pas de tort de causer nouvelles : « Cortège des ombres » est de ses rares livres qui parviennent à combiner le meilleurs de ces deux formes.

Tamoga, c’est l’Ithaque de Ríos, même s’il ne s’échouera sans doute plus jamais sur ces plages. On ne dira pas que pour comprendre son œuvre, il faut visiter sa terre natale, son acte de naissance littéraire, mais qui fera le voyage en connaissance de cause y trouvera, surtout dans le fantastique chapitre intitulé Palonzo, les bases du souci linguistique, de son attaque, de sa distorsion. On pourrait aussi y voir les raisons l’ayant convaincu de la nécessité de partir voir le monde et de dire le monde dans ses livres. Pour libérer sa langue, devait-il se libérer de son pays ? Pour dire les mots, devait-il d’abord dire les gens? - en tout cas, il le fait ici avec une force exceptionelle. Finalement, ces ombres dont on assiste au cortège, au-delà de celles des personnages portés par cette ambiance de crépuscule humide permanent, ne seraient-elles pas simplement celles qui, tous les jours, se penchent par dessus l'épaule de l'auteur, à l'heure de se mettre à écrire?

Je lisais je ne sais plus où un critique qui disait que « Cortège des ombres » était à Ríos l’équivalent de la réponse faite par les amateurs de Picasso à ceux qui disaient qu’il ne savait pas dessiner. Il y a peut-être du vrai, même si on imagine plutôt ses détracteurs se lamenter de l’avoir vu perdre ses meilleures années à déconner alors qu’il était si bon dans le classique. J’espère donc que ça a été publié surtout parce que c’est bon, pas pour prendre une revanche sur la critique ennemie. Quand on lui demande pourquoi ce livre ne parait que maintenant, sans révision, alors que le livre est terminé depuis 1968, Ríos répond en parlant de projets. Lorsqu’il se rendit compte que ce livre-ci était terminé, il était déjà en train de se concentrer sur « Larva » et pensait être passé à autre chose. D’où le tiroir fermé à clef… Aujourd’hui, à 67 ans, il a un nouvel éditeur qui va republier l’ensemble de son œuvre. Ce nouveau chapitre l’a remis sur la piste de son cortège. On en est heureux, car c’est vraiment un des livres forts de cette année. Et déjà, ces mots valises abracadabrantesque.

Julián Ríos, Cortège des ombres, Tristram, 17€

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Le chagrin du monde mystérieux

© Siegfried Woldhek 2004


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Ekot (pour odot)



Sketch Show, Ekot (tiré de l'album Tronika). Haruomi Hosono!

細野晴臣

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Vogue la galère

Publié en 1987, premier roman de John Barth en cinq ans, « The Tidewater Tales » est, parmi les livres post « Letters », celui qui est généralement le plus apprécié des barthiens de par le monde. On peut se dire que cette place privilégiée est principalement due au soulagement de ses lecteurs à retrouver leur auteur favori en forme épique, même si, à dire vrai, sa période de grâce est terminée et ce roman est une pièce de plus au dossier baisse de régime.

En juin 1980, Peter Sagamore et Katherine Sherritt décident de passer quelques jours sur leur voilier à voguer dans l’immense baie de Chesapeake. Il est un écrivain dont les histoires se sont raccourcies de plus en plus, au point de presque disparaître. Sans surprise, il se retrouve face à face avec son premier blocage réel -- comment continuer à écrire que son but est de laisser la page la plus blanche possible et qu’on l’a atteint? Elle est bibliothécaire, membre fondatrice de la
société pour la préservation de l’art du storytelling et enceinte de huit mois et demi. Set me a task est le mot d’ordre adressé par Katherine à Peter : elle espère que les aventures qu’il lui fera vivre ces quelques jours lui permettront d’abandonner l’impasse minimaliste à laquelle il est arrivé et à le relancer vers l’expérience maximaliste des débuts. Pour sa part, elle souhaite se convaincre que donner la vie à des enfants – des jumeaux, qui plus est – n’est pas, dans l’Amérique des années ’80, un crime.

Qui a lu « Sabbatical », le précédent roman de Barth, se retrouvera ici en terre relativement familière : le décor est le même, les personnages se ressemblent, l’angle politique est strictement identique, le livre est aussi écrit à la première personne du pluriel -- il se compose sous nos yeux, de la main des deux narrateurs -- et un pan entier de l’intrigue leur est commun. D’ailleurs, les protagonistes de « Sabbatical » surgiront dans ces « Tidewaters Tale » au 2/3 du récit. Théoricien d’une sorte de recyclage littéraire, Barth comptait peut-être ainsi rebarthifier un récit dont les prémisses lui plaisaient mais qu’il savait sans doute raté. « Sabbatical » était en effet un livre médiocre d’où le souffle exceptionnel l’auteur, s’il n’en était pas totalement absent, faisait quand même cruellement défaut. Et nous voilà donc de retour dans une espèce de monstre de plusieurs centaines de pages, rempli d’histoires imbriquées, de théorie littéraire et de références aux œuvres passées d’un auteur dont les obsessions ne semblent pas vouloir changer.

En fait, Barth saisit l’occasion pour s’approprier les quatre textes fondamentaux de son univers littéraire : « L’odyssée », « Les contes des mille et une nuits », « Don Quichotte » et « Les aventures de Huckleberry Finn ». Dans une crique où Peter et Katherine veulent passer la nuit, ils tombent sur un bateau construit sur le modèle de la Grèce antique. Ils y rencontrent un couple qui pourrait bien être Odyssée et Nausicaa qui, lors d’une superbe soirée de début d’été, leur raconte quelques récits apocryphes de l’œuvre d’Homère dans lesquels il est notamment révélé la véritable identité de celui-ci. Quelques jours plus tard, May Jump, amie lesbienne, féministe et cheville ouvrière d’une sororité de conteuse, leur confie sa rencontre avec Schéhérazade. L’âge mur venu, la reine de Perse s’ennuyait dans son palais et repensait au génie qui lui soufflait les histoires à l’époque où elle voulait sauver sa peau -- voir « Chimera ». Un petit tour de passe-passe plus loin, elle se retrouve chez lui en plein Maryland mais ne peut rentrer chez elle. Avec l’aide de la sororité, elle cherche l’histoire qui lui permettra de revoir ses enfants. Peu de temps après, Peter rencontre dans un port Don Quicksoat, marin errant, sorti des grottes de Montesinos pour se retrouver au commande d’un beau voilier. Bref : à chaque fois Barth se met à riffer, à surfer sur les vagues du canon et c’est bien sûr dans ces pages-là qu’il est le plus fort, que le lecteur s’amuse le plus.

Il n’y a pas que les références aux classiques : au-delà de « Chimera » et de « Sabbatical » que j’ai déjà évoqué, une grande place est aussi dévolue à une pièce de théâtre en trois actes découverte sur les eaux qui renvoit très clairement à « Night-sea journey », un des nouvelles de « Lost in the funhouse ». Malheureusement, il s’agit là de (longues) pages qui ne marchent pas, s’enfonçant bien trop dans une auto-référentialité qui, une fois n’est pas coutume, s’avère bien trop lassante. Ce qui fonctionnait tellement bien dans « Letters » devient, ici, source d’ennui.

Les énormes constructions narratives qui passionnent tant Barth, celles peuplées de récits dans le récit, de mises en abyme, ces parcours initiatiques, vies de héros mythologiques, fonctionnent parce qu’elles combinent une stupéfiante maîtrise narrative avec une histoire dont chaque rebondissement est une révélation. A cela, dans ses meilleurs textes, Barth a réussi à ajouter comme rebondissement dans le rebondissement la conscience du texte qu’il est fiction et le fait que cette conscience précise peut être la source d’aventures non moins essentielles que celle de Sinbad et ses voleurs. « The Tidewater Tales » déçoit -- sans que la déception soit immense, tout de même – parce que de trop larges passages ressemblent à de l’eau stagnante, une masse assassine et étouffante de toute vie de l’esprit : la maîtrise de l’écrivain de haut-vol est toujours là, la métanarration est omniprésente mais l’histoire, les évènements qui arrivent à ce couple, trop souvent ne fonctionnent pas. Fan de Barth, on lit tout de même ça avec plaisir. Un autre lecteur, même habitué aux livres exigeants, arrêtera sans doute à mi-chemin.

Katherine accouche, Peter retrouve la muse. Le happy end est presque total, et s’il reste quelques questions sur l’avenir de la planète à l’approche de l’élection de Reagan et aux premières rumeurs de guerre des étoiles, l’avenir semble prometteur. Pourtant, la dernière page tournée, on se demande si les excellents moments parfois passés sont les derniers râles d’un lion littéraire aphone ou bien les premiers d’après grippes. Quelque part dans le livre, il est dit que « what you’ve done is what you’ll do ». Parfait, mais pourquoi faire mal (« Sabbatical ») ou de façon médiocre (« Tidewater Tales ») ce qu’on a bien fait avant ? A ça, pas de réponse. La prochaine escale barthienne se fera chez Sinbad le marin. On verra.

John Barth, The Tidewater Tales, The Johns Hopkins University Press, $21.95

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Nicholson Baker attacks!

Il passera sans doute inaperçu chez nous : “Human Smoke”, le nouveau livre de Nicholson Baker, est disponible aux USA depuis hier. A plus ou moins 550 pages, ce n’est sans doute pas le plus gros livre qu’on lira cette année mais à lui seul il est à peine moins long que toutes les fictions de l’auteur mises ensemble. Juxtaposition chronologique d’évènements entre 1892 et 1941, “Human Smoke” approche notamment la question de la réponse pacifiste à la perspective de la seconde guerre mondiale ainsi que des aspects moins connus de la personnalité de Churchill. Je vous conseille de jeter un œil sur la discussion menée par Edward Champion sur son blog – troisième jour aujourd’hui, dernier épisode vendredi – qui semble indiquer qu’on tient là un livre tout à la fois passionnant et irritant.

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A la fin, la fin

Il me semble pratiquement impossible de parler de façon intelligente d’Arno Schmidt. Béni soit celui qui y parvient ! Mais laissez moi quand même vous dire deux trois mots sur « Léviathan » et son auteur.

J’ai commencé ma ballade dans la lande de l’esprit schmidtien par « Le cœur de pierre » et le coup reçu fut rude. Il y avait longtemps que je n’avais rien lu d’aussi déstabilisant et je me rends compte maintenant qu’il y avait des portes d’entrée peut-être moins représentatives mais sans doute plus stables pour le non-initié. « Léviathan », son premier livre, est probablement de celles-là. Après avoir essayé en vain de vendre son logarithme, Schmidt parvint à refiler le manuscrit de ses trois récits à un éditeur. Ainsi se mit à voguer la galère. Et donc certains seraient tentés de se demander « que ce serait-il passé si c’était le contraire », ce qui est absurde puisqu’on a plutôt l’impression que logarithme et paragraphe schmidtien c’est deux faces de la même chose et on aurait envie de croire que le dit logarithme, hein, à première vue, étourdisse complètement le mathématicien, et que comme ça, le littéreux comprenne le plaisir du matheux et vice-versa. Mais ne prétendons pas que l’écriture de Schmidt c’est de maths en mots, ce serait une connerie et ce n’est pas ça qu’on essaye de dire. Rideau. Léviathan.

Hobbes. Grand génie du mal, Hobbes ! Gouvernement central fort, Hobbes ! Aime pas ça, Schmidt ! Faut dire que, comme pas mal d’Allemands, il en est revenu du fort. Il veut qu’on le laisse tranquille, Schmidt ! Et son « Léviathan » le dit, ça !

Premier livre donc, 1949. Gadir, Léviathan, Enthymésis. Trois hommes aux prises avec le monstre, d’une façon ou d’une autre. Schmidt a retrouvé pour vous, pour nous, les journaux de ces trois malheureux. Pythéas de Massilia est détenu par les Carthaginois comme un vulgaire espion grec. Malgré son âge canonique, il ne fait que rêver de s’évader. Que rêver. A la fin, la fin. Un officier allemand, une jeune femme. Début de débâcle, dans un train pour fuir, avec un vieux, un gosse d’autres soldats. Un train doté d’une « arrache-traverse », aucune perspective de retour : la voie se défait derrière eux à mesure qu’ils avancent. Aucune perspective de retour. Et les avions star-spangled et unionjacked virevoltent, bourdonnent, tabularasent. A la fin, la fin. Philostratos arpente le globe pour en donner la mesure. Il est convaincu que le dit globe n’est en fait guère plus qu’un disque. Guère plus qu’un disque. Avec ces co-expéditeurs, il se dispute et part seul. Sans manger, sans boire. A la recherche du bout du disque. Et il s’envole, oiseau. A la fin, la fin.

On dit que puisque Schmidt nous raconte ses histoires à travers les fragments de journaux retrouvés des trois hommes, « Léviathan » est le « témoignage d’une irréductible victoire de l’imagination ». Diablement romantique tout ça. Nous, ce qu’on voit, c’est à la fin, la fin. Diablement déprimant tout ça. Le salut ne vient pas de l’hypothétique triomphe des traces écrites sur les carcasses chaque jour plus proches de la poussière, non, mais vraiment du génie de Schmidt. En 1949, son écriture sort à peine des cases, elle commence à se tortiller pour se libérer mais ne l’est pas encore (libérée), ce qui n’empêche pas de sentir qu’aux récits empreints du désir de ne plus être prisonnier de l’Etat, de la guerre, du temps ou de la société, réponds une soif insatiable de libérer aussi la façon de jeter langue l’encre sur le papier. Ce n’est pas la folie, ce n’est pas la poésie, ce n’est pas la colère, ce n’est pas la liberté, ce n’est même pas la lande, c’est Arno Schmidt qui commence à creuser son sillon de ce qui deviendra terre fertile d’où s’élèvera l’une des œuvres essentielles du siècle passé. Le savait-il ? Je n’ai en tout cas pas l’impression que nous le savons.

Arno Schmidt, Léviathan, Christian Bourgois, 13,72€

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Zonzon monarchiste

En ce temps, Zonzon était la petite femme de Joseph qui fut pendu pour avoir écrabouillé la gueule à un flic. Elle arrivait toute neuve de Paris. Elle n’avait plus sa jaunisse et sans parler de François, il y avait à tourner après elle, le gros Louis, dit Louis, le roi des Mecs. Zonzon gobait les rois. On a beau, Française de France, cent fois avoir gueulé « Vive la République ! », « Vive le Roi ! » vous a quelque chose de plus chaud dans le gosier et l’oreille. Un roi, c’est chic, un roi ça vous monte à cheval, un roi ça vous a le droit de porter un revolver, et quand ça vous arrive à Paris, sans plus se gêner, ça vous colle ses fesses dans les carrosses de la République. Un jour elle avait vu un roi, un vrai, un gaillard à panache. Elle avait crié : « Vive le Roi ! » Elle s’était dit :
– V’là un béguin qu’on s’paierait pour l’honneur.
Louis, il est vrai, ne portait pas de couronne. Quand même, avec un homme moins jaloux que Joseph, la première fois qu’il daigna dire à Zonzon : « Ce qu’ t’es chouette », elle eût répondu à sa manière :
– Sire, je suis, de votre Majesté, la très humble servante.
En ce temps, Louis n’était pas le borgne traîne-la-patte dont la béquille, un soir, après un mot de Zonzon, servit d’éteignoir à une lampe. Solide, en maillot, une peau de chat autour des reins, il jouait l’hercule sur les foires. Ses yeux bien à lui, il posait sur le sol des pieds à prendre largement leur place, en pieds de roi. Et s’il grisonnait, un peu, des rouflaquettes, c’est qu’à devenir roi chez des Mecs, il faut plus de poigne et, aussi, plus de temps que chez les peuples, où cela se fait de naissance et, pour ainsi dire, dès avant le bidet. Comment cela s’arrangea-t-il ? Zonzon n’aurait su le comprendre ; toujours est-il qu’un soir elle se faufila dans un couloir, monta un escalier et seule pour seul, entra dans les appartements privés du roi. C’était vers le ciel, très haut, à un sixième étage. Pour le moment, le Roi se trouvait sans reine et, par conséquent, sans galette. Il l’accueillit :
– Ce qu’on va rigoler, la môme !
Et Zonzon :
– C’est pas pour dire, mais y en aura !
Il y avait chez le Roi un lit, une table et pour le moins trois pieds de chaise.
– Sieds-toi là, dit le roi.
Il prit pour lui la table. Il trouva de quoi remplir deux verres. En levant le sien, il répéta :
– Ce qu’on va rigoler, la môme !
Et Zonzon :
– C’est pas pour dire : mais y en aura !
Ils commencèrent tout de suite. Il l’enleva à bout de bras, comme une haltère, la fit tourner, la planta sur ses genoux. Et alors, avec ses doigts ce qu’elle toucha, ce fut la poitrine d’un roi. Il l’embrassa et avec sa langue où elle entra, ce fut dans la bouche d’un roi. Il se mit nu et Zonzon, le détaillant, put dire :
– Ce qu’avec mes yeux, je vois, c’est le ventre d’un roi ; c’est les jambes d’un roi ; c’est, avec ses ornements et ses attributs, dans ses poils et sa peau, le corps superbe d’un roi.
De tout ceci, avec ses mots, elle fit :
– Ce qu’ t’es rien fort, mon gros !
Et lui :
– C’est encore rien, attends voir ce que tu verras.
Il se mit dans le lit, il dit :
– Allons, la môme, amène ta viande !
Et aussitôt avec tout ce que, dans les reins, la poitrine, dans les cuisses, elle avait de viande, elle fut dans l’étreinte du roi. Merde ! ce que tantôt, elle emmerderait son Roi ! Et c’est vrai : Louis la serra bien fort, il l’écrasa, il souffla, puis répéta :
– Attends voir.
Mais elle eut beau attendre voir, il vint un moment où :
– Zut, ça ne vas pas, finit par déclarer le Roi.
Déçue ? Zonzon ne le dit pas. Mais elle n’aurait jamais cru
que ce serait sur ce ton qu’elle crierait : « Merde » dans la gueule d’un Roi.


André Baillon, Zonzon Pépette, Editions Cent Pages, 12€

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Mauvais Sang

On me demandait l'autre jour un poème que j'aimais particulièrement pour célébrer le Printemps des Poètes. Pas très amateur de ce genre de manifestations, mais incapable de refuser une demande gentille, j'ai cherché sans trouvé autre chose que quelques phrases de Rimbaud qui, sans que je sache pourquoi, me reviennent régulièrement en tête.

Oh! la science! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le viatique, -
on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes femmes et les
chansons populaires arrangés. Et les divertissements des princes et les jeux
qu'ils interdisaient! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie!...

La science, la nouvelle noblesse! Le progrès. Le monde marche! Pourquoi ne tournerait-il pas?

C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.

Ne me demandez pas pourquoi, mais c'est surtout ce passage de la version anglaise qui passe en boucle:

Science, the new aristocracy. Progress. The world is on the march. Why shouldn't
it turn too?

It's the vision of numbers. We are moving towards the Spirit. Certainly: it's the voice of the oracle, what I say. I understand, and not knowing how to express myself without pagan words, I prefer to remain silent

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Je est l'autre

Cet article est dérivé de celui, plus long, posté sur le Fric-Frac Club. Ce n'est pas juste une version courte: il y a de notables différences. Ils sont complémentaires.

Il y a une histoire, une petite légende qui se met en place depuis la parution espagnole de « Exploradores del abismo », retour à la nouvelle de Vila-Matas. Il me paraît fort probable, pour ne pas dire certain, qu’elle sera évoquée dans 95% des papiers sur le livre. Après la publication de « Docteur Pasavento », magistrale conclusion de ce que Jorge Herralde appelle la « trilogie métanarrative », Vila-Matas se serait retrouvé bloqué, ne sachant trop que faire ensuite. Le déclic se fera à la suite d’un séjour à l’hôpital : après sa convalescence, amaigrit, il se rend compte qu’il est devenu un autre Vila-Matas, que l’œuvre précédente a été écrite par celui d’avant et que celui de maintenant ne peut que faire autre chose.

Ce dédoublement est exposé dans Café Kubista, qui semble fonctionner comme un prologue. Vila-Matas déambule dans Prague et explique l’histoire de son blocage, de sa maladie, de sa transformation. Il est temps de mettre fin à la métafiction, au discours sur la réalité pour revenir à des histoires humaines, identifiables comme telles. Les personnages seront aussi réels et profonds que possible, ils se dépatteront avec la vie quotidienne, toujours à deux pas de l’abîme derrière l’existence. Le lecteur familier avec le reste de l’œuvre de l’auteur espagnol aura, une fois passé ce texte introductif, l’impression étrange de ne pas tout à fait être dans un livre de Vila-Matas. Scène de vie conjugale, science-fiction, récit d’enfance… Tout paraît s’éloigner du redoutable autremondisme auquel nous nous sommes habitués.

L’abîme est, comme le sous-entend déjà le titre, le fil conducteur du recueil. Soit ils sont dedans, soit ils y tombent presque, soit ils le fixent : tous sont touchés, que ce soit l’enfant persuadé que tout ce qui arrive à son camarade de classe finit par lui arriver à lui ou cet astronaute venu d’ailleurs, voyageant à destination de New York qui se retrouve seul survivant de la navette et finit sur une planète inconnue où on lui apprend la destruction progressive de la terre.

La pièce-maîtresse du livre est, à mon sens au moins, Porque ella no lo pidío. Ce récit raconte l’histoire étrange qui arriva à Enrique Vila-Matas. Un après-midi, Sophie Calle l’appelle à son domicile barcelonais et lui demande de la rencontrer pour parler d’une affaire dont on ne peut parler au téléphone. Quelques jours plus tard, à Paris, comme de bien entendu à une table du Flore, elle lui propose, comme elle l’aurait proposé à Auster, qu’il lui écrive une histoire qu’elle devrait s’efforcer de vivre ensuite, avec comme seul limite infranchissable celle de tuer quelqu’un. De retour chez lui, il se met au travail et lui envoie le début de l’histoire. Pour toute une série de raison, Sophie Calle ne peut se mettre à ce projet et ne répond pas toujours aux mails de Vila-Matas aussi vite qu’il le souhaiterait. Il se retrouve bloqué dans son écriture, ne sachant trop que faire entre attendre une réponse pour continuer ou se lancer dans autre chose. Au-delà de l’étrangeté même de l’idée, ce qui frappe c’est la manière habile avec laquelle l’auteur joue avec les pieds de son lecteur : la première partie tiers est la fiction écrite pour Calle, la seconde l’explication de comment c’est arrivé, la troisième que la deuxième est fausse, l’ensemble fiction et d’où lui vient l’idée (et ça ne finit pas là !).

Ce n’est donc qu’avec cette nouvelle de fin de volume qu’on arrive à voir au-delà du vernis : sous ses nouveaux vêtements, l’empereur est toujours le même. En allant plus loin que l’apparence initiale, que le faux-semblant des histoires ici contées, on ne peut que voir que le nouveau Vila-Matas est en fait l’ancien qui, avec une remarquable ingéniosité, fait semblant de ne plus l’être et finit par paraître encore plus intelligent qu’auparavant, et beaucoup plus pervers : il joue avec son lecteur comme un chat avec une souris. Au bout du compte, dans « Exploradores del abismo », on retrouve toujours l’apparition / disparition de l’auteur, le néant, le télescopage entre fiction et réel, le suicide et les enfants sans enfants. Il y a des changements, mais ils sont relatifs. Et, au-delà de l’abîme, il y aurait un fil commun: le funambule Maurice Forest-Meyer, qui se ballade dans le livre entier, sorte de métaphore de Vila-Matas lui-même, cet auteur toujours suspendu au-dessus du vide. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard, le lecteur attentif identifiera à travers les divers récits la présence de clins d’oeil ou références aux œuvres passées. Sous le couvert de la différence, de la transformation en autre, ça reste du pur vilamatsime.

Dans un fort bon papier publié dans Letras Libres, l’écrivain Rodrigo Fresán pose la question suivante : est-ce que Vila-Matas a vraiment changé ? La réponse est oui et non. Non, parce que l’humour, le style, le rythme est le même. Oui, parce qu’il reconnaît pour la première fois ce qu’est la patte Vila-Matas et se met à l’analyser, la décortiquer. Et c’est en effet sans doute là que réside la différence : alors que précédemment l’auteur ne s’auto-théorisait pas, se contenant de jouer avec l’œuvre des ses écrivains références, cette fois-ci il fait une sorte de pas de côté pour décortiquer le travail de celui qu’il appelle l’autre. Mais l’autre, c’est toujours lui. Au final, ce recueil n’est peut-être pas meilleur que « Enfants sans enfants » où chaque nouvelle était parfaite mais l’ensemble est aussi magistral que surprenant. Vila-Matas est un roublard et, alors qu’on croyait tout savoir de lui, il nous échappe une fois de plus.

Enrique Vila-Matas, Exploradores del abismo, Anagrama, 18€
Traduction française : Explorateurs de l’abîme, Christian Bourgois. Publication le six mars (oui, c’est demain).

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Foire In / Foire Off


L’heure de la grande kermesse au liv’ de Bruxelles s’approche à grand pas: c’est demain que s’ouvriront les portes de la plus grande librairie de Belgique et vous pourrez faire dédicacer vos albums Dupuis, vos livres de Amélie et d’Éric-Emmanuel - le programme ne change jamais, on dirait. Si ce n’est pas votre truc, à quelques centaines de pas de la foire officielle il y a la foire off, celle des éditeurs indépendants. J’ai posé quelques questions la semaine dernière à l’un des organisateurs, Xavier Löwenthal de Cinquième couche. C’est à lire sur le fric-frac club et c'est bien.

On ira peut-être au in et certainement au off, qui, en plus de livres et d’auteurs rares, offrira de la trappiste à bon prix et des concerts d’amis le samedi. Et j’y croiserai peut-être même mon frère. Ou même vous. Pourquoi se priver ?

Pour ceux qui sont libres à 17h aujourd’hui et que ce genre de machin tente (pas moi – les manifs, c’est pas mon truc et les ministres encore moins), il y aura une procession du livre qui partira à la Place de la Monnaie.

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Le Off 2008, du cinq au neuf mars 2008, de midi à minuit. Soirée d’ouverture : le quatre mars. Le Off se déroule à l’Escaut, 60, rue de l’Escaut – 1080 Bruxelles.
Les éditeurs participant.
Le programme.

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TQC Spring '08: Chevillard

Je signale toujours les publications de The Quarterly Conversation car il s'agit d'une revue en ligne de grande qualité. Je le fais avec d'autant plus de plaisir cette fois-ci parce que Scott Esposito m'a demandé de lui fournir un article sur "Démolir Nisard" de Éric Chevillard - dont on avait déjà parlé ici-même il y a un an. Ca n'a pas été évident de se remettre à écrire en anglais, mais j'espère que ça vous intéressera. Soyez particulièrement indulgent avec l'exercice de traduction auquel j'ai été assez stupide de me livrer.

Vous retrouverez dans cette édition Spring '08 des papiers sur Denis Johnson, "Riding toward everywhere" de Vollmann, Lydie Salvayre, Coetzee ou sur les lecteurs de nouvelles. Chaque contributeur a aussi fourni un livre qu'il considère surestimé et un autre sous-estimé. Il n'y a pas de possibilité de laisser de commentaires sur le site, donc si vous le désirez, laissez-les ici ou chez Scott.

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Préface

Je me suis rappelé en triturant un peu la mise en page de Tabula Rasa que je n’avais pas, comme il est pourtant de coutume, lancé ce blog par une note d’introduction sur les objectifs, les intentions, la personne derrière Fausto. Plus ou moins 1001 jours après cette naissance, ce que ce lieu doit être est sans doute assez clair dans la tête des lecteurs réguliers mais rien ne m’empêche, à l’instar de Tristram Shandy, de livrer une préface, pour ainsi dire, non pas à sa place logique mais plutôt quelque part au milieu de l’entreprise. Disons que le milieu c’est aujourd’hui et qu’on y évoquera autre chose que ce qu’on fait pour se contente de dire pourquoi on le fait.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Tabula Rasa n’a pas été ouvert pour évangéliser les masses, prosélytiser en faveur de certaines écoles littéraires, rehausser son estime de soi, prétendre atteindre Pluton lorsque le reste se contentait de germanopratineries. En juin 2005, je me suis rendu compte que ma mémoire n’était pas exactement de première bourre et que des nombreux livres lus, je retenais souvent une impression générale positive ou négative, l’un ou l’autre détail, scènes, personnages mais que tout s’estompait dans un magma de souvenirs incohérents. Prendre plus de notes en cours de route était une solution acceptable qui m’aurait permis, en un coup d’œil de me refaire une idée rapide mais, me connaissant, je savais pertinemment que j’arrêterais de prendre ces notes si je n’en faisais rien. Pour les exploiter, pour continuer à les prendre il me fallait l’objectif du papier. Mais à quoi bon écrire des sortes de critiques si personne ne les lit ? Sans publication quelconque, je savais que j’arrêterais très vite. Donc le blog. Donc le fait de se dire qu’en ouvrant Tabula Rasa, je m’obligerais à continuer à prendre des notes qui continueraient à se transformer en messages blogs que je continuerais à mettre en ligne régulièrement parce que quand on met au monde un blog, on a au moins la responsabilité de l’élever. C’est d’ailleurs la même logique qui aura mené à la création d’auto-fission. La vérité est que ma faible volonté me laisse généralement être distrait par l’accessoire, me détournant de ce que je veux vraiment faire, y retournant lorsqu’il ne me reste plus assez de temps pour m’y mettre. J’avais besoin d’une carotte, ce fut le blog et les deadlines que j’y ai lié.

Bloguer aura donc été le résultat d’une volonté purement égoïste, nécessaire à mettre de l’ordre dans mes pensées. Je me suis ensuite rendu compte que c’était aussi une bonne idée parce que le fait même d’écrire sur un livre récemment lu permet de se rendre compte de manière assez précise de ce qu’on en pense vraiment, bien mieux, dans mon cas en tout cas, qu’en y réfléchissant. L’écriture est une sage-femme.

Et puis, petit à petit, des lecteurs, des commentaires, et tout d’un coup d’autres blogs apparaissent à l’horizon dont les tenanciers sont aussi des lecteurs de TR et surtout des auteurs qui me font aussi palpiter. Une petit communauté nait, tout à fait virtuelle et évanescente, et on prend conscience que ce n’est plus vraiment pour ses propres motivations de départ qu’on écrit, qu’on le fait pour dire à ses nouveaux amis qu’ils ne sont pas seuls à être obsédés par ses romans, pour participer à une sorte de dynamique, d’émulation, pour combler le vide perçu dans le traitement médiatique, pour introduire un rythme différent de celui du journaliste-critique dans l’approche du livre. Et c’est pour ça qu’on le fait toujours 1001 jours plus tard, qu’on espère continuer à le faire au moins 1001 autres jours, changeant peut-être la façon de procéder sans jamais abandonner le principe.

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