La mort de l'ambassadeur

Il y a un an, Horacio Castellanos Moya sortait de route au volant du « Bal des vipères ». En cette rentrée, il est de retour avec « Là où vous ne serez pas » et on est plutôt heureux de constater que l’accident n’est qu’un mauvais souvenir : le nouveau véhicule de sa prose tient bien dans les virages, même à pleine vitesse.

Il faut dire que « Là où vous ne serez pas » s’est débarrassé des scories de son prédécesseur : au revoir le surréalisme ophidien bancal, la structure quatre parties / quatre narrateurs mal maîtrisée, la prose plate comme une bière servie il y a six heures. Comme trace, il ne reste que l’un ou l’autre personnage partagés et une division plus simple et mieux exécutée en deux parties / deux narrateurs qui, cette fois-ci, apporte un plus : deux pans différents de la même histoire, racontés de façon distincte dans un style fort dissemblable, alors que dans « Le bal des vipères » les quatre narrateurs semblaient parler d’une même voix, se donnant le relais dans des narrations à l’angle par trop similaire.

L’ancien ambassadeur Alberto Aragón quitte le Salvador pour le Mexique. Ruiné, alcoolique à un stade qu’on a envie de dire terminal, abandonné par ses amis, il espère se relancer dans un pays où il croit encore bénéficier de soutien. Malade, poursuivi par une malchance qui le rend paranoïaque, délaissé par ceux en qui il avait confiance, méchant avec le peu qui lui reste fidèle, Aragón disparaît. Centrée sur ce personnage, la première partie se lit comme le portrait d’un homme en bout de course. Un ancien jongleur d’alliances à court de balles qui voit malheureusement la fin de la course arrivée. Au milieu des nuages noirs d’une fin inévitable qui s’amoncellent à son horizon, son seul moment d’espoir lui arriver à travers sa quête d’alcool : malgré ce que la boisson lui fait, c’est en la cherchant qu’il tombe sur les seules personnes qui lui offriront quelques moments de bonté, trois anciens guérilleros salvadoriens.

L’histoire d’Aragón, c’est celle de l’Amérique centrale des années ’80, où, mis-à-part les idéalistes, les fanatiques et les corrompus, tout le monde essayait de trouver sa place dans un paysage politique mouvant et extrêmement dangereux. Entre opportunisme et moments de révolte contre sa personnalité de serf, Aragón est convaincu de bien s’en sortir jusqu’au moment où il se rend compte que l’ambiance des démocraties retrouvées est encore plus celle des couteaux tirés. La paix faite, il n’a plus sa place et garde l’impression de s’être fait avoir, instrumentalisé à gauche, instrumentalisé à droite, tout ça pour quoi ? Perdre un fils, une belle-fille ? Détruire son mariage ? Les compensations disparues – argent, alcool de qualité, femmes – il ne reste plus qu’une ruine.

Mort Aragón, son meilleur ami au pays, celui qui lui avait fourni le cash nécessaire au voyage mexicain, engage Pepe Pindonga, ancien journaliste aux prétentions de détective, pour qu’il enquête sur les causes et les circonstances exactes du décès. Pindonga, alcoolique en sevrage suite à une rupture, a tout du privé hard-boiled : buveur peu présentable, bourreau des cœurs, passé obscur, problèmes pécuniaires. Cependant, la comparaison s’arrête là : son investigation ne sort pas d’un roman de Chandler. Pas de violence, pas de menaces, pas de règlements de comptes. Vite convaincu que la mort d’Aragón est naturelle – le lecteur, lui, même une fois le livre terminé, se posera toujours quelques questions – il passe son temps à profiter de l’hôtel de luxe qui lui a été réservé, à revoir des vieux amis de ses années dans le journalisme, à connaître une nouvelle fois une ancienne maîtresse et à tenter de séduire la superbe fille de son client.

« Là où vous ne serez pas » a quelque chose du livre bilan. On y rencontre des politiciens, des journalistes, des diplomates, des guérilleros qui sont contraints de se trouver une nouvelle place dans l’étrange équilibre post-guerre. Tous les personnages de Castellanos Moya semblent avoir la reconversion difficile et on a bien l’impression que ce qu’il nous montre là, sans pour autant avoir la nostalgie des terribles années ’80, c’est la désillusion ressentie au chemin que prend la nouvelle démocratie salvadorienne ainsi que l’au revoir d’une génération élevée par les conflits violents.

A la sortie du « Bal des vipères », quelques rigolos ont grotesquement prétendu qu’il s’agissait d’une charge politique féroce. Il n’en était rien. Les choses sont différentes avec « Là où vous ne serez pas ». La charge n’est pas féroce, mais le livre est bien politique. Castellanos Moya a dit que ses fictions n’étaient pas tant politisées qu’écrites par un homme qui a vécu l’essentiel de sa vie dans un contexte où le politique était partout. Et c’est bien de ça qu’il s’agit ici : « Là où vous ne serez pas » n’est pas un plaidoyer, une attaque, un appel à la révolte mais bien une sorte de bilan, un portrait des traces laissées. Et ce portrait n’épargne personne. C’est une constante : son premier livre lui avait valu l’inimité à la fois de l’armée et de la guérilla – qui l’accusait de l’avoir écrit pour le compte de la CIA.

Horacio Castellanos Moya, Là où vous ne serez pas, Les allusifs, 22€

 

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