Cartographie de Fresán

C’est sous forme de compte-à-rebours qu’on publie les livres de Rodrigo Fresán en français. Il y a quatre ans, « Les jardins de Kensigton », le dernier. Il ya deux ans, « Mantra », l’avant-dernier, à ce jour plus gros succès de par chez nous. Enfin, dans quelques jours paraitra « La vitesse des choses », l’antépénultième. On aurait presque envie de prendre des paris sur celui de 2010, à suivre ce décompte cinématographique qui, à y réfléchir, va finalement très bien aux travaux du bonhomme, eux qui ont tendance à prendre, justement, le lecteur à rebours. Foin de spéculation, l’heure, tout de même, est à « La velocidad de las cosas ».

Il s’agit, au choix, de 13 nouvelles ou de 13 chapitres d’un roman à monter ou de 13 dissertations sur le roman, l’auteur et le lecteur. Certains des titres concernent la théorisation de l’écrivain, du conte, la vocation littéraire. Et parlent de ça sans vraiment en parler. Le tout peut être lu séparément mais gagne à être lu comme un tout : bien que le narrateur semble changeant, il est chaque fois un des avatars d’une même personne qui croise les mêmes individus dans des villes qui, bien souvent, dans quelques pays qu’elles se trouvent, partagent un nom : si le livre ne tourne pas autour d’une ville réelle, il se déroule ou a trait, pour la plupart des histoires, à Canciones tristes, cité imaginaire probablement située en Patagonie mais qui peut se déplacer n’importe où (Sad Songs, Iowa) et qui revient, de façon plus ou moins importante, de livres en livres. La ville nomade de Fresán lui sert à faire voyager sa géographie plutôt que ses personnages : lorsque que Canciones Tristes se superpose à Iowa City, le récit que l’on lit n’est en effet autre chose qu’une traduction littéraire et fictionelle de ce qu’il retire d’inspiration d’une expérience personnelle : on n’y retrouve pas nécessairement la « véritable » ville, mais on y retrouve immanquablement celle par lui inventée.

Dans « La velocidad de las cosas », on étudie les rites funèbres du monde, on s’embarque sur des bateaux vers nulle part, on prépare un monde sans histoire, on suit un très littéraire fanatique des fêtes et on s’intéresse à un écrivain sauvé des camps par un nazi qu’il détestera. Javier Moreno qualifie l’ensemble de roman sur les morts, les intersections, les fragmentations et les monstres. A part la discutable appellation de roman, c’est absolument juste. L’expérience narrative est en effet fragmentée parce que les récits sont parsemés de morceaux relatifs aux précédents et à ceux à venir, et que c’est intersections sont des moments capitaux de ce que nous raconte Fresán à travers, c’est encore vrai, ses textes peuplés de morts – dont la littérature rend le souvenir et refait le portrait – et de monstres, à comprendre peut-être dans deux sens : le monstrum qui est le présage de l’avenir littéraire et le freak, dans sa signification espagnole, c’est-à-dire le fan absolu, obsessif et acharné, un super nerd d’un domaine quelconque (musique, catch, cinéma, Audrey Hepburn : ce que vous voulez). Ces deux sens sont importants : il n’y a aucun doute que Fresán vit l’expérience pop et la littérature d’une façon que les civils qualifieraient de « freaky » et qu’il compte, dans ce livre, définir les pistes du futur de son art.

Fresán, pour qui « La velocidad de las cosas » marque un tournant dans son œuvre, considère qu’il s’agit d’une autobiographie non-autorisée et purement fictive, peuplée d’épiphanies personnelles dont la structure serait proche de A day in the life, mythique vous savez quoi de vous savez qui, puisque les textes comme, selon lui, cette chanson partent d’un point très précis et clair pour ensuite devenir plus bizarres, exploser, digresser (« de A à B en passant par X, dit-il) et finir là où on ne les attendaient vraiment pas. C’est, en fait, presque une sorte de manifeste, ou plutôt la cartographie d’un monde imaginaire, du monde Fresán. Là où « Mantra » était sa version de Mexico DF, « La velocidad de las cosas » est l’atlas de son univers : ce n’est plus la présentation sous forme de fiction d’une réalité, c’est la réalisation à travers la fiction d’un ensemble d’influences, d’un parcours personnel, d’une vision, au final, de son travail et de ce que représente, pour lui, le fait d’écrire. C’est d’ailleurs aussi pour ça que ce livre compte maintenant pas moins de quatre versions aux différences parfois substantielles. Au fil des années et des rééditions, des corrections ont été faites et des nouvelles ajoutées (9 au départ, 13 dans l’édition de 2006, 14 dans la française…) : le livre, après tout, est le reflet d’une expérience qui ne meurt pas et donc qui change, qui mute et dont il faut continuer à rendre compte dans sa nouvelle dimension. Force est de constater que tout ça rend la lecture assez fascinante : Fresán a une capacité assez impressionnante à faire partager à ses lecteurs un enthousiasme sans limite, même si le sujet de cet enthousiasme n’en vaut parfois pas toujours vraiment la peine à mes yeux.

« Mantra » était un épisode crucial de la guerre entre auteur et personnage, bien plus que le livre du chaos que même son auteur parait y voir. C’était le manuel raisonné d’une ville dont il fallait rendre sens du désordre. « La velocidad de las cosas » serait plutôt un dialogue ou un défi, c’est à voir, qui met en scène auteur et lecteur. Et finalement, sous ses atours bien rangés, il pourrait bien être plus chaotique que son successeur / prédécesseur (selon le pays de publication) de par l’obligation dans laquelle, en quelque sorte, il nous met de décrypter le sens ou en tout cas de faire la lumière sur ce qui nous y est vraiment dit.

« La velocidad de las cosas » est un livre imparfait, notamment par l’aspect parfois un peu creux de la prétention théorique. Mais cette imperfection est balayée par le plaisir ressenti à la lecture : est-il de bon ton de faire le mauvais coucheur devant une œuvre au final aussi ambitieuse, variée et passionnante ? J’ai le sentiment que quelques lecteurs préféreront « Mantra » à ce livre. Sans doute parce que « Mantra » impressionnait de manière plus immédiate – et, avec le recul, peut-être de façon plus superficielle. Ici, la séduction opère petit à petit -- comme elle le devrait en fait -- en découvrant les éléments, les entrelacs, la grandeur réelle de l’ensemble. Dans « La velocidad de las cosas », ce n’est pas la ville qui désoriente l’auteur et le lecteur : c’est l’esprit de l’auteur qui désoriente le lecteur au cours d’une visite dans un livre plus grand de l’intérieur que de l’extérieur. Il y a là-dedans quelque chose qui ne finit jamais, un manuel à relire de nombreuses fois en sachant qu’il y aura, devant ses défauts, beaucoup de frustration mais aussi et surtout de multiples révélations que l’on pariera chaque fois nouvelles.

Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, Mondadori, 9.95€
La version française sort le 13 septembre sous le titre « La vitesse des choses » chez Passage du Nord-Ouest. Elle comprend un texte inédit qui n’a pas été lu dans le cadre de l’écriture de ce papier.

 

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