Cartographie de Fresán

C’est sous forme de compte-à-rebours qu’on publie les livres de Rodrigo Fresán en français. Il y a quatre ans, « Les jardins de Kensigton », le dernier. Il ya deux ans, « Mantra », l’avant-dernier, à ce jour plus gros succès de par chez nous. Enfin, dans quelques jours paraitra « La vitesse des choses », l’antépénultième. On aurait presque envie de prendre des paris sur celui de 2010, à suivre ce décompte cinématographique qui, à y réfléchir, va finalement très bien aux travaux du bonhomme, eux qui ont tendance à prendre, justement, le lecteur à rebours. Foin de spéculation, l’heure, tout de même, est à « La velocidad de las cosas ».

Il s’agit, au choix, de 13 nouvelles ou de 13 chapitres d’un roman à monter ou de 13 dissertations sur le roman, l’auteur et le lecteur. Certains des titres concernent la théorisation de l’écrivain, du conte, la vocation littéraire. Et parlent de ça sans vraiment en parler. Le tout peut être lu séparément mais gagne à être lu comme un tout : bien que le narrateur semble changeant, il est chaque fois un des avatars d’une même personne qui croise les mêmes individus dans des villes qui, bien souvent, dans quelques pays qu’elles se trouvent, partagent un nom : si le livre ne tourne pas autour d’une ville réelle, il se déroule ou a trait, pour la plupart des histoires, à Canciones tristes, cité imaginaire probablement située en Patagonie mais qui peut se déplacer n’importe où (Sad Songs, Iowa) et qui revient, de façon plus ou moins importante, de livres en livres. La ville nomade de Fresán lui sert à faire voyager sa géographie plutôt que ses personnages : lorsque que Canciones Tristes se superpose à Iowa City, le récit que l’on lit n’est en effet autre chose qu’une traduction littéraire et fictionelle de ce qu’il retire d’inspiration d’une expérience personnelle : on n’y retrouve pas nécessairement la « véritable » ville, mais on y retrouve immanquablement celle par lui inventée.

Dans « La velocidad de las cosas », on étudie les rites funèbres du monde, on s’embarque sur des bateaux vers nulle part, on prépare un monde sans histoire, on suit un très littéraire fanatique des fêtes et on s’intéresse à un écrivain sauvé des camps par un nazi qu’il détestera. Javier Moreno qualifie l’ensemble de roman sur les morts, les intersections, les fragmentations et les monstres. A part la discutable appellation de roman, c’est absolument juste. L’expérience narrative est en effet fragmentée parce que les récits sont parsemés de morceaux relatifs aux précédents et à ceux à venir, et que c’est intersections sont des moments capitaux de ce que nous raconte Fresán à travers, c’est encore vrai, ses textes peuplés de morts – dont la littérature rend le souvenir et refait le portrait – et de monstres, à comprendre peut-être dans deux sens : le monstrum qui est le présage de l’avenir littéraire et le freak, dans sa signification espagnole, c’est-à-dire le fan absolu, obsessif et acharné, un super nerd d’un domaine quelconque (musique, catch, cinéma, Audrey Hepburn : ce que vous voulez). Ces deux sens sont importants : il n’y a aucun doute que Fresán vit l’expérience pop et la littérature d’une façon que les civils qualifieraient de « freaky » et qu’il compte, dans ce livre, définir les pistes du futur de son art.

Fresán, pour qui « La velocidad de las cosas » marque un tournant dans son œuvre, considère qu’il s’agit d’une autobiographie non-autorisée et purement fictive, peuplée d’épiphanies personnelles dont la structure serait proche de A day in the life, mythique vous savez quoi de vous savez qui, puisque les textes comme, selon lui, cette chanson partent d’un point très précis et clair pour ensuite devenir plus bizarres, exploser, digresser (« de A à B en passant par X, dit-il) et finir là où on ne les attendaient vraiment pas. C’est, en fait, presque une sorte de manifeste, ou plutôt la cartographie d’un monde imaginaire, du monde Fresán. Là où « Mantra » était sa version de Mexico DF, « La velocidad de las cosas » est l’atlas de son univers : ce n’est plus la présentation sous forme de fiction d’une réalité, c’est la réalisation à travers la fiction d’un ensemble d’influences, d’un parcours personnel, d’une vision, au final, de son travail et de ce que représente, pour lui, le fait d’écrire. C’est d’ailleurs aussi pour ça que ce livre compte maintenant pas moins de quatre versions aux différences parfois substantielles. Au fil des années et des rééditions, des corrections ont été faites et des nouvelles ajoutées (9 au départ, 13 dans l’édition de 2006, 14 dans la française…) : le livre, après tout, est le reflet d’une expérience qui ne meurt pas et donc qui change, qui mute et dont il faut continuer à rendre compte dans sa nouvelle dimension. Force est de constater que tout ça rend la lecture assez fascinante : Fresán a une capacité assez impressionnante à faire partager à ses lecteurs un enthousiasme sans limite, même si le sujet de cet enthousiasme n’en vaut parfois pas toujours vraiment la peine à mes yeux.

« Mantra » était un épisode crucial de la guerre entre auteur et personnage, bien plus que le livre du chaos que même son auteur parait y voir. C’était le manuel raisonné d’une ville dont il fallait rendre sens du désordre. « La velocidad de las cosas » serait plutôt un dialogue ou un défi, c’est à voir, qui met en scène auteur et lecteur. Et finalement, sous ses atours bien rangés, il pourrait bien être plus chaotique que son successeur / prédécesseur (selon le pays de publication) de par l’obligation dans laquelle, en quelque sorte, il nous met de décrypter le sens ou en tout cas de faire la lumière sur ce qui nous y est vraiment dit.

« La velocidad de las cosas » est un livre imparfait, notamment par l’aspect parfois un peu creux de la prétention théorique. Mais cette imperfection est balayée par le plaisir ressenti à la lecture : est-il de bon ton de faire le mauvais coucheur devant une œuvre au final aussi ambitieuse, variée et passionnante ? J’ai le sentiment que quelques lecteurs préféreront « Mantra » à ce livre. Sans doute parce que « Mantra » impressionnait de manière plus immédiate – et, avec le recul, peut-être de façon plus superficielle. Ici, la séduction opère petit à petit -- comme elle le devrait en fait -- en découvrant les éléments, les entrelacs, la grandeur réelle de l’ensemble. Dans « La velocidad de las cosas », ce n’est pas la ville qui désoriente l’auteur et le lecteur : c’est l’esprit de l’auteur qui désoriente le lecteur au cours d’une visite dans un livre plus grand de l’intérieur que de l’extérieur. Il y a là-dedans quelque chose qui ne finit jamais, un manuel à relire de nombreuses fois en sachant qu’il y aura, devant ses défauts, beaucoup de frustration mais aussi et surtout de multiples révélations que l’on pariera chaque fois nouvelles.

Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, Mondadori, 9.95€
La version française sort le 13 septembre sous le titre « La vitesse des choses » chez Passage du Nord-Ouest. Elle comprend un texte inédit qui n’a pas été lu dans le cadre de l’écriture de ce papier.

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Génération mutante

Si on connaît particulièrement bien les écrivains espagnols de plus de cinquante ans – les Muñoz Molina, Perez-Reverte, Marías ou autres Vila-Matas notamment --, les générations suivantes ont moins de chance au niveau des traductions. Serait-ce parce que la qualité est moindre ? La seule façon de répondre à cette question est d’aller voir dans la langue, puisque les éditeurs de chez nous semblent bien frileux. Un bon point de départ est le recueil « Mutantes – Narrativa española de última generación » publié par la maison d’édition Berenice, basée à Cordoue : parmi la quinzaine d’écrivains – dont plusieurs fort connus en Espagne -, seuls Flavia Company et Isaac Rosa ont été traduits. A en juger par ce livre, la qualité est plus que présente…

Signalons tout d’abord l’une ou l’autre étrangeté. Le deuxième des articles d’introduction est une assez bonne présentation d’un panorama de la nouvelle espagnole et de son aspect traditionnellement réaliste et stylistiquement conservateur mais en train d’évoluer grâce aux auteurs ici réunis. Une partie non négligeable des textes de « Mutantes » est pourtant composée d’extraits de romans ou d’œuvres plus longues qu’une nouvelle. Ensuite, le sous-titre du livre lui-même est trompeur : última generación alors qu’aucun auteur n’a moins de trente ans et qu’un certain nombre dépasse les quarante. Il est vrai que la plupart n’a commencé à publier que dans les dix dernières années.

Peut-être plus sérieusement, on a reproché à ce livre de réunir des écrivains qui n’avaient pas grand-chose à voir ensemble. C’est le cas de toutes les anthologies, mais c’est sans doute plus ennuyant quand le but est, comme ici à première vue, de revendiquer une vision ou une attitude commune. Je dois dire que je trouve cette critique superficiellement juste. Les différences littéraires sont réelles – et heureusement ! qui a envie de lire vingt récits écrits de la même façon ? – mais ce qui réunit la plupart de ces auteurs est un souci commun de faire de leur travail une chambre d’échos du monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire un monde dans lequel la narration classique est devenue incongrue et l’option postmoderne déjà dépassée. C’est, pour les meilleurs textes, une littérature nouvelle qui veut vraiment être nouvelle. Réussir n’est sans doute pas la priorité : l’anathème c’est de ne pas tenter.

Dans cette optique, l’un des récits les plus réussis est sans aucun doute celui de Jorge Carrión, l'un des meneurs de l'excellente revue Quimera. Fils d’andalous ayant émigrés en Catalogne, il n’est ni catalan ni d’ailleurs et, face au nationalisme local, la question de son identité se pose. Il y répond ( ?) de manière admirable dans une nouvelle faite de fragments de textes retrouvés sur le web, qu’il s’agisse de discours nationalistes, d’odes à la catalanité par des écrivains du cru ou de ses propres réflexions sur sa famille, naguère publiées sur son blog. Grâce à une construction remarquable, Carríon évite l’écueil gadget de pareille mise en scène, et surtout, surtout créé des pages rares dotées de la force traditionnellement associée aux narrations classiques. Dans le même style, toujours assez réussi mais moins impressionnant ou essentiel, « Mutantes » reprend aussi un texte de Javier Fernández – l’éditeur de Berenice – écrit comme une suite d’articles sur les trois phases de mise en place d’un projet de chip cérébral donnant accès à un programme de réalité virtuelle. Tout le vocabulaire technocratique, ludique et transhumain fait partie d’un arsenal emmenant l’homme sur la voie de l’associalisation étatiquement et commercialement programmée. (Il ne faut pas manquer le programme « TV » de fin). De manière plus anecdotique mais fort amusante, Jordi Costa, critique ciné du País, nous propose une sorte de biographie intellectuelle dans un texte composé d’extraits de textes plus anciens. Tant qu’on en est à former des groupes, prenons celui de l’étrangeté, dans lequel rentrent sans problème Manuel Vilas et son bizarre récit tenderloinien, Carmen Velasco et son histoire du dernier macho en gynocratie ou l’Espagne alternative de Javier Pastor.

Enfin, ou presque, il me faut mentionner quatre pièces moins étranges ou moins mutantes – d’apparence, en tout cas – mais très réussies. Tout d’abord, celui de Juan Francisco Ferré – déjà l’auteur d’un des deux textes d’introduction --, qui commence par un paragraphe de la main d’un mannequin racontant son séjour londonien. La suite consiste en la reprise de chacune des phrases avec clarification par son auteur de ce qu’il y a vraiment derrière. Entre élaboration et corrections, petite leçon d’auto-tromperie à travers l’écriture. David Roas, quant à lui, spécialiste de la littérature fantastique, met en scène un écrivain poussé au désespoir par son incapacité croissante à se reconnaître dans ce qu’il écrit. Mario Cuenca Sandoval fait son apparition ici à travers un extrait de son roman « Cero absoluto », qui a l’air très prometteur, où il est question de folie et d’amour. Intrigué, on rentre immédiatement dans un texte rempli d’apartés culturels ou de références à des textes sur la psychiatrie ainsi que des critiques cinématographiques. Vicente Luis Mora, blogger littéraire le plus célèbre d’Espagne, propose une nouvelle très calvinesque, superbement écrite, racontant la création du Sahara à travers la dissimulation et subséquente disparition d’une formidable ville de l’antiquité.

Ce type d’anthologie est rarement d’une qualité constante et il y a bien sûr des récits plus faibles que d’autres. Je n’en citerai pas les auteurs. Je n’évoquerai pas non plus Isaac Rosa, Eloy Fernández Porta, Javier Calvo ou Agustín Fernández Mallo, évoqués (bientôt dans le cas de Porta et de Mallo) par ailleurs. Dans l’ensemble, j’ai été assez impressionné par ces écrivains au travail particulier, d’un type qu’on ne voit pas en France – et ce sans vouloir donner un sens négatif ou positif à cette remarque. On sent que nombre d’entre eux ont une connaissance assez bonne de ce qui s’est fait de mieux aux Etats-Unis depuis quarante ans, mais il ne s’agit pas tant d’une influence que d’un héritage absorbé, comme l’est celui de la musique contemporaine, des médias, du ciné, de la culture pop. Pas de régurgitation incontrôlée mais bien ce qui semble être un processus de maturation théorique, critique et narratif. Personne ne sera surpris, une fois le livre lu, de constater la quantité de bloggers, traducteurs, critiques ou académiques qui se trouvent ici : la surprise viendra peut-être plutôt de la qualité du travail présenté.

Je me dois, pour terminer cette note, d’évoquer « Faux-filet », la nouvelle de Mercedes Cebrían. C’est loin d’être la meilleure du lot, mais je pense qu’elle en dit pas mal sur cette « génération » d’écrivains espagnols. Le Faux-filet est un restaurant madrilène qui prétend être français. Mélange de faux-luxe et de mauvaise bouffe, il est destiné à une clientèle pseudo-sophistiquée. A la grande surprise des patrons, le tout Madrid intello accourt en sachant que tout est toc : le dernier chic est de venir se faire tromper en sachant se faire tromper. La surprise est encore plus grande lorsqu’un couple de Français propose de franchiser la formule et de l’exporter à Paris. Autre succès énorme : on y voit Pivot. Le plaisir naît non seulement de se faire tromper en sachant se faire tromper mais en plus de se faire renvoyer l’image espagnole de ce qu’est être Français, en pensant savoir ce qu’est être Français. Cebrían de préciser que c’est un peu comme être femme et vouloir être drag queen pour voir ce que ça fait d’être un homme qui se déguise en femme. C’est de ce monde là que parlent les mutants.

Mutantes, Berenice, 20€

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La forme revenue

Au cours des années ’80 comme au cours des années ’70, John Barth n’a publié que deux livres de fiction. C’est à peu près la seule similarité des deux périodes, puisqu’aux chefs-d’œuvre de l’ère Nixon (« Chimera » et « Letters ») ne succédaient que le médiocre et décevant « Sabbatical » ainsi que le tout juste meilleur « Tidewater tales ». A l’heure de me plonger dans les années ’90 barthiennes, mon enthousiasme a vraiment décliné, d’autant plus que j’ai été prévenu de la médiocrité de « Once upon a time » et « Coming Soon !!! ». Mais j’ai décidé de tout lire Barth et je me suis donc plongé dans « The last voyage of Somebody the sailor », paru en 1991. Bonne surprise.

Sur son lit de mort, Simon Behler, écrivain, plaide à son infirmière pour un dernier sursis, le temps de lui raconter une des rares histoires qu’elle ne connaît pas : celle de la dernière histoire de Schéhérazade, dans laquelle Schéhérazade, elle-même sur son lit de mort, prie la grande faucheuse de bien vouloir lui laisser lui raconter une des rares histoires qu’elle ne connaît pas : celle du véritable dernier voyage de Sinbad le marin, où celui-ci, pendant sept jours, ouvre les portes de son palais de Baghdâd à un étrange mendiant qui dit s’appeler Sinbad aussi et avoir également quelques voyages à raconter, narrations que les deux Sinbad feront chaque soir pendant le banquet des investisseurs du septième voyage de Sinbad 1, au rythme d’un voyage par jour. Laissez-moi reprendre mon souffle.

Typiquement Barth : la reprise habile de la structure en récits enchâssés tout en réutilisant la raison d’être du processus narratif des mille et une nuits – raconter pour ne pas mourir. Typiquement Barth : Sinbad le vagabond alias Somebody le marin alias Simon Behler raconte sa jeunesse dans la baie de Chesapeake, sa passion pour la voile, son premier mariage malheureux, sa carrière d’écrivain et comment il s’est retrouvé plusieurs siècles en arrière au pays des contes avec comme seul atout une montre bracelet. Typiquement Barth : il reprend des histoires connues et les réécrit, changeant subtilement et parfois radicalement le sens ou le ton du texte original. Typiquement Barth : une sœur morte, le thème du double, les changements d’identité et la dissertation sur le sens de l’acte de raconter.

Peut-être peut-on voir dans cette liste de typiquement Barth la raison de la piètre qualité de ses œuvres post-« Letters ». Peut-être. Il est vrai que certains thèmes et motifs reviennent très souvent depuis « The floating opera ». Mais jusqu’ à « Letters », il y avait de grands changements aussi, dans la forme surtout mais également dans le fond. S’il était évident qu’on lisait chaque fois un roman du même écrivain, cette lecture était toujours accompagnée d’une grande surprise devant la nouveauté de ce qui était offert. Avec « Sabbatical », la surprise était toujours-là – une histoire politico-écologiste presque réaliste ?!? – mais elle passait mal parce que Barth semblait en petite forme littéraire. S’il reprenait des couleurs avec « Tidewater tales », l’histoire était finalement la même que celle de « Sabbatical » mais gonflée, barthifier, remplie d’irruptions de mythes et de récits canoniques. Déjà lu, toujours pas satisfaisant. Ici, pas vraiment de surprise : écrivain vieillissant au pied marin stop adore les mille et une nuits stop a une relation avec femme plus jeune stop, sauf que cette fois le livre est bon. Pas au niveau de « Chimera » ou « Giles goat-boy », mais bon... bien meilleur que les deux précédents.

Après deux échecs artistiques, quand ça remarche on se pose légitimement la question du pourquoi. Difficile de répondre. On pourrait dire « parce qu’il redevient l’écrivain des années ’60 et ‘70 ». Ce serait faux: « The last voyage of Somebody the sailor » est bien plus proche des écrits des années ’80 que de ces vénérables ancêtres. Au-delà du magistral usage de la langue, jamais vraiment disparu, il faut peut-être trouver les raisons de cette réussite dans la remise à l’arrière-plan du politico-didactisme plutôt sombre des deux précédents volumes et du retour de Barth le facétieux, Barth qui s’amuse, Barth qui invente. On s’amuse parce que visiblement l’auteur s’amuse plus en 1991 qu’en 1982 et en 1987. Par ailleurs, la partie simple et réaliste du récit (l’enfance de Behler, ainsi que sa vie d’adulte non orientalisé) ne donne pas dans le cliché et la facilité (« Sabbatical ») alors que la partie fantaisiste, remplie de retournement de situations, véritablement complexe et baroque, recyclant tout une tradition burtonienne plus que musulmane ne s’enfonce pas dans une difficulté faite pour être difficile (« Tidewater tales ») : elle reste lisible, jouissive et, on a presque envie de dire, naturelle.

A la sortie du livre, le New York Times publia une critique plutôt méchante écrite par Jonathan Raban. Parmi d’autres reproches, il fait à Barth celui de donner en plein dans ce qu’Edward Saïd qualifiait d’orientalisme, en reprenant les clichés « impérialistes, racistes et sexistes » qui peupleraient la traduction de Richard Burton des mille et une nuits. Tout ça est plutôt étrange. Barth utilise, en effet, une série de formules toute faites ou de stéréotypes associés aux contes de Schéhérazade : il reprend une œuvre de littérature, pas un traité sur le monde arabe. De plus, Raban est étrangement aveugle à la façon dont les aventures de Sinbad sont recyclées : si l’on veut penser dans les même termes très PC que lui, comment ne pas se rendre compte que Barth tente une fois de plus de faire place à des traditions narratives de la périphérie par opposition à celles, tenues par nous pour traditionnelles, du centre. De plus, et comme John Hawkes le souligna dans une réponse au New York Times, c’est un texte qui place la femme au cœur de ses préoccupations, et selon moi, non pas comme objet mais comme figure héroïque et maître de son destin, malgré l’adversité. A quel type de lecture s’est donc adonné Raban ?

« The last voyage of Somebody the sailor » n’est peut-être pas un livre qui fascine et stupéfie, mais c’est un livre qui plaît, qui amuse, qui donne foi à l’amateur de story-telling et joie à celui qui aime les mots et les phrases. Sans arriver à se glisser parmi les meilleurs Barth, ce roman est un petit bijou sans doute un poil trop long (ou pas assez poli pour supporter la durée, c’est selon).

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Je m’en voudrais de ne pas mentionner le discours littéraire de Barth ici, qui s’attache à démontrer encore une fois la futilité de la catégorie réaliste :

"The high ground of traditional realism, brothers, is where I stand! Give me familiar substantial stuff: rocs and rhinoceri, ifrits and genies and flying carpets, such as we all drank in with our mother's milk and shall drink - inshallah! - till our final sallow. Let no outlander imagine that such crazed fabrications as machines that mark the hour or roll themselves down the road will ever take the place of our homely Islamic realism. (...) Speak to us from our everyday experience: shipwreck and sole-survivorhood, the retrieval of diamonds by means of mutton-sides and giant eagles, the artful deployment of turbans for aerial transport, buzzard dispersal, shore-to-ship signalling, and suicide."

John Barth, The voyage of Somebody the sailor, Mariner Books, 14.99$
(S’il vous arrive de commander sur amazon US, ils liquident leurs copies du bouquin à 4.99$....)

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Programme de haute saison et histoire de cons

Après des vacances variées et bien sûr trop courtes, revoilà Fausto, qui espère bien reprendre à un rythme plus soutenu que celui de mise ces quelques derniers mois. On vient tout juste de rentrer dans la période du grand ridicule éditorial dont, cette année, j’ai l’impression qu’il est plus difficile de sauver quelque chose qu’en 2007, en ce qui concerne les titres dont j’ai entendu parler. Voici tout de même ma petite sélection de livres que j’ai bien envie de lire, n’hésitez pas à m’en souffler d’autres…

En littérature française, je ne vois pour le moment que « Lacrimosa », le nouveau Jauffret et « Zone » de Mathias Énard (sorti la semaine dernière), qui m’a été recommandé par plusieurs personnes déjà.

Pour ce qui des traductions d’œuvres étrangères en français, le poids lourd de cette rentrée est indiscutablement « Contre-jour » de Thomas Pynchon. Notons que Inculte et le Lot49 proposeront « Face à Pynchon », un livre tout entier consacré au Pynch’ alors qu’en septembre, c’est la toute nouvelle revue Cyclocosmia qui lui offrira un beau dossier – auquel j’ai eu le bonheur de participer. Pour la seconde année de suite, Vollmann débarque chez Actes Sud avec, cette fois-ci, un essai, « Pourquoui êtes-vous pauvre ? ». J’en avais déjà parlé l’an passé. Toujours rayon US, on attend « La confrérie des mutilés » de Brian Evenson ainsi que – et peut-être surtout – les première traductions vraiment littéraires des aventures twainesques de Huck Finn et Tom Sawyer. Merci qui ? Tristram et Bernard Hoepffner. Côté hispanique, c’est le retour, deux ans après « Mantra », de Rodrigo Fresán avec « La vitesse des choses », dont je vous parlerai, si tout va bien, dans quelques jours. On peut aussi regarder vers la Chine et Ma Jian pour son « Beijing Coma ». Du côté des petits éditeurs et au-delà de Tristram, le catalogue des Allusifs est toujours un must, c’est pourquoi on jettera un œil attentif à « La nudité des femmes » de Wlodzimierz Odojewski et « Honte et dignité » de Dag Solstad. On croisera aussi les doigts pour que « Là où vous ne serez pas » de Horacio Castellanos Moya soit bien meilleur que le catastrophique « Bal des vipères » de l’an passé. Enfin, la grande surprise pourrait peut-être bien venir de chez Quidam avec « Rome, regards », de Rolf Dieter Brinkmann, souvent considéré comme « beat » allemand et plus connu (ermm) pour sa poésie que sa prose : les extraits lus avaient l’air très alléchants.

Dans le monde anglo-saxon, on est épargné par le syndrome rentrée, mais dans les semaines qui viennent, il convient tout de même de noter quelques livres. Chris Adrian, le brillant auteur de « Children hospital », publie un recueil de nouvelles, « A better angel ». Côté roman, c’est le grand (et inattendu) retour de Evan « The lost scrapbook » Dara avec « The easy chain ». Après son remarqué (et peut-être top ouvertement pynchonien) « Spaceman Blues », Brian Francis Slattery propose « Liberation : being the adventures of the slick six after the collapse of the United States of America », alors que Aleksandar Hemon publie « The Lazarus project ». Et devinez qui débarque, à 78 ans, avec neuf histories interconnectées? Oui, oui, c’est John Barth. Le livre s’appelle « The development ». Tant qu’on en est à parler des vétérans, Dalkey Archive a la très bonne idée de rééditer « Log of the S.S. the Mrs. Unguentine » de Stanley Crawford. On termine au Royaume-Uni avec Martin Amis et « The pregnant widow » qu’on ose espérer au moins aussi bon que « House of meetings ».

Ce qui suit n’a rien à voir avec ce qui précède mais je n’avais aucune envie de consacrer un post entier à cette conséquence du machin ridicule qui agite pourtant ce qui reste d’intellectuels en France : sur le site du Nouvel Obs’, on propose, et ce chaque jour, un dessin en soutien à Siné et « pour la liberté des caricaturistes et pour la liberté de la presse ». Ah ah. C’était à prévoir, mais je ne l’avais pas prévu… Con que je suis. Liberté des caricaturistes… Liberté de la presse… Le dit Siné annonçait à la mi-juillet qu’il allait porter plainte contre le même Nouvel Obs. Liberté de quoi, déjà ? Val-Siné et le ramdam subséquent, c’est une superbe histoire de beauf. On ne va pas perdre son temps à rappeler cette histoire débile mêlant un crétin pas drôle, un journal mort et pitoyable depuis un bail et un patron de presse très oui-oui et très insignifiant. Que les ignorants le restent : l’histoire n’en vaut franchement pas la peine.

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