Promesses de l'Est

Succès surprise en 2006 au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis en 2007, « Remainder » est un des romans les plus forts et originaux de ces dernières années. Sa traduction française est malheureusement passée complètement inaperçue. Est-ce à cause de son lamentable titre – « Et ce sont les chats qui tombèrent » --, du manque de promotion ou de l’incapacité critique à accepter ce qui est surtout un vrai roman d’idées ? Quoiqu’il en soit, je n’ai trouvé en ligne qu’une poignée de mentions. Les deux seules critiques – en plus de la mienne -- proviennent de blogs. C’est d’autant plus triste qu’on aura préféré, à la même époque, célébrer Julian Barnes. L’automne passé a vu la parution anglaise du deuxième roman de Tom McCarthy, « Men in Space ». On réalise maintenant qu’il ne s’agit pas d’un « one hit wonder ». S’en rendra-t-on compte par ici ?

« Men in Space » est un roman de déplacés, de gens qui ne sont pas chez eux, ne se sentent pas chez eux chez eux, sont en exil, errent dans un monde de l’après, sans repères, sans futur, sans buts autres qu’inatteignables, lointains. Il se déroule fin 1992 dans une Prague qui s’apprête à célébrer avec le nouvel an la séparation tchécoslovaque. Trois ans après la révolution de velours, la capitale bohème est une sorte de Mecque pour jeunes occidentaux à aspiration artistique : dans un pays gouverné par Havel et ses amis musiciens, peintre, etc., cette ville serait la version posthistorique du Paris des années ’20. On y rencontre Nick, Anglais tout juste sorti de l’université et dont l’ambition est d’écrire sur l’art, Anton, ancien arbitre de foot, Bulgare immigré à Prague où il travaille pour quelques mafieux de son pays dans l’espoir de se financer un futur aux Etats-Unis, Ivan, peintre ancien ami de Havel mis au placard lors de l’attribution des portefeuilles ministériels, ou Heidi, l’américaine qui voudrait tant que son expérience tchèque soit vraiment tchèque et non occidentalo-bohème et qui, en le désirant tant, ne peut que rater son objectif.

Tout ce petit monde vit de fêtes en fêtes qui finissent assez souvent en coucheries minables. Mais tout ça n’est finalement que le détail trivial d’une construction plus ambitieuse. En fait, tous ces personnages sont, comme le titre l’indique, des hommes dans l’espace, celui qui les entourent mais qu’ils ne s’approprient mais aussi celui de cet astronaute en orbite au-dessus de la terre, victime de la fin de l’URSS : aucun des pays nouvellement indépendants ne considère à sa charge de le faire revenir sur terre. Il tourne sans cesse, attendant qu’une décision soit prise ou que ses rations finissent.

Cette excellente métaphore sous-tend tous le livre et est un des deux éléments qui donnent une certaine unité à l’ensemble des fils narratifs. Tous les personnages et leurs histoires se croisent mais la connexion n’est évidente qu’en prenant en compte le lien avec ce robinson de l’espace, puisque, après tout, les rapports physiques qu’ils entretiennent ressemblent plus à l’utilisation comme intermédiaire pour tenter d’arriver à quelque chose qu’à de véritables liens.

Le second élément unificateur est lié au premier, ou plutôt contient une sorte de métaphore de la métaphore à travers une mystérieuse et ésotérique icône de grande valeur que la mafia bulgare fait copier par Ivan dans l’espoir de la faire sortir du pays avant que le faux ne soit identifié. Voilà qui donne au roman un peu plus de vitesse et sans doute plus de points d’accroche conventionnels pour le lecteur lambda. Mais McCarthy ne sacrifie pas à ce récit dans le récit le reste de son roman, il l’intègre parfaitement au sein des thèmes et sous-thèmes développés. L’idée d’un homme qui flotte dans l’espace, isolé de tous et pour lequel on cherche un sens, se retrouve dans le sujet de l’icône. Tout comme l’astronaute, il reflète la condition des personnages.

Encore plus que dans « Remainder », l’art est omniprésent. Dans ce premier roman publié, on se rendait compte de l’aspect artistique que lorsqu’on comprenait que les remises-en-scène du personnage s’apparentaient à des happenings. Ici, pratiquement tout le monde a des prétentions artistiques, le discours sur diverses œuvres est omniprésent, et la falsification d’une icône est au cœur d’une large partie du roman. D’ailleurs, dans ces pages-là, McCarthy décrit superbement un peintre transporté par sa « création ». Il y a dans ce personnage un peu du Wyatt Gwyon de « The Recognitions » en forme inversée. Là où Wyatt reproduisait les maîtres flamands par amour presque mystique pour leur perfection avant d’être dégouté par l’exploitation faite de ses talents, Ivan est d’abord motivé par l’appât du gain, indifférent à la portée exacte du travail qu’il va effectuer mais se retrouver peu à peu fasciné, ensorcelé par l’icône au point de ne plus savoir s’en défaire.

« Men in space » est aussi roman sur l’origine de la nouvelle Europe, sa naissance, en quelque sorte. Peut-être 1992 et la fin de la Tchécoslovaquie est une date idéale pour ce faire : la chute du mur, les remous subséquents, sont déjà derrière et le désir de liberté fait place à une sorte de désillusion. Cette année-là, le souvenir de l’espoir est toujours présent mais les personnages de McCarthy annoncent clairement un monde déçu des promesses non-remplies par la libération. « Ils voulaient la République, ils eurent Starbucks » a dit l’auteur dans une interview. Il n’y a rien de fondamentalement mal chez Starbucks mais on est bien loin de la transcendance promise. Voilà le thème central du livre : soif de transcendance qui n’est ni épanchée ni augmentée : l’eau est frelatée et elle étourdit. C’est pourquoi Nick, Ivan, Anton, Heidi et les autres semblent tourner en rond, les idées pas aussi claires qu’ils pensent les avoir, suspendus dans un monde sur lequel ils n’ont aucune maîtrise : alors que l’on claironnait la fin de l’histoire et la mort des idéologies, elles vivaient encore mais ils ne s’en rendaient pas compte. Désintégration. Fragmentation. Ruine.

Le livre a sans aucun doute de nombreux défauts, à commencer par le fait qu’il est à plusieurs reprises clair qu’il s’agit de fragments réassemblés a posteriori et ensuite doter d’une intrigue en guise de ciment – tout particulièrement dans les cent premières pages dont on a, au début, du mal à voir la cohérence. Mais je ne tiens pas à reprocher ça à « Men in space » : l’intérêt du roman est plus dans l’articulation de ses thèmes que dans l’efficacité narrative de chacune des parties. En fait, c’est un roman d’idées comme on en fait de moins en moins et qui a le gros avantage d’être rythmé, amusant et écrit de manière fort efficace. Peut-être moins immédiatement surprenant que « Remainder », il n’engage pourtant pas moins le lecteur dans une réflexion riche. Plus même : il est bien plus aisé de comprendre les mécanismes psychologiques des ombres qui traversent les pages qu’il n’était possible de le faire avec le mystérieux narrateur du roman précédent. Un signe ne trompe pas en tout cas : j’ai comme l’impression que le livre est en train de me supplier de le relire déjà.

Tom McCarthy, Men in space, Alma, £12.99

 

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