Disparitions

En 1996 sort la première de trois versions d’une des meilleures chansons de Coil, The lost rivers of London. Morceau représentatif de leurs enregistrements de la fin de la décennie, il met en musique la récitation par Jhon Balance d’un extrait de « Vignettes » de l’écrivain naturaliste anglais Hubert Montague Crackenthorpe qui décrit la « mystérieuse et somptueuse splendeur d’une sombre nuit londonienne ». Ce texte avait été publié en 1896 – cent ans avant la chanson --, quelques mois avant la noyade de l’auteur dans la Seine. Accident, meurtre, suicide, rien n’est bien sûr et Crackenthorpe a été oublié. Balance a rajouté au début et à la fin de son intervention vocale : I’m gonna drown myself in London’s lost rivers, I will walk down to the rain, I’m gonna drown myself in the lost rivers of London. Il y a, en effet, quatorze rivières “perdues” à Londres auxquelles l’historien local Nicholas Barton a consacré une monographie. Enterrées sous le béton, passant par des tunnels souterrains, elles ont été les victimes de l’expansion urbaine et industrielle de ce qui fut la plus grande métropole du monde. Sans surprise, de nombreuses personnes sont fascinées par ce qu’elles considèrent comme des fenêtres sur une autre époque. Mais il n’y a pas que les historiens du dimanche, il y a aussi les amateurs de l’occulte, amants de Blake ou disciples de Crowley pour lesquels plus que de fenêtres, il s’agit de portes menant vers autre chose, de magick. Et puis il y a aussi ces écrivains londoniens adeptes de la psychogéographie, de Peter Ackroyd à Iain Sinclair, pour qui le lieu influe sur l’état d’esprit des gens qui y passent et pour lesquels ces cours d’eaux enfouis offrent une myriade de possibilités. Tout ceci est extrêmement anglais, mais c’est d’un Espagnol dont il est question aujourd’hui. Javier Calvo, journaliste, traducteur de David Foster Wallace, avant tout écrivain, a écrit « Los ríos perdidos de Londres » après plusieurs mois passés à écouter Coil. Et visiblement, tout ce que nous venons d’évoquer ne lui est pas tout à fait étranger.

« Los ríos perdidos » est le titre du récit de clôture de « Los ríos perdidos de Londres ». Cette histoire de rivières perdues est une nouvelle victorienne qui s’ouvre par sa fin : la découverte par la police, un jour brumeux, d’un cadavre et des deux jeunes meurtrières dans un magasin d’épices abandonné de l’est londonien. Retour en arrière : ce meurtre serait lié aux activités d’une certaine société scientifique Arthur Travers. Travers et ses amis ne sont pas plus des scientifiques que ne l’était la société spirite de Conan Doyle : ce sont des magiciens qui explorent un monde disparu ou plutôt non vu. L’essence de la magie serait de « doblar las esquinas », doubler les coins, c’est-à-dire que l’inversion du monde. Ca donne quelques scènes assez phénoménales. Et la carte de Londres serait la carte du monde, mais par carte de Londres, il convient de comprendre la superposition de toutes les cartes de Londres jusqu’à ce jour, ce qui met évidemment au premier plan des soucis des magiciens la ville qui a été plus que celle qui est. Une descente dans les rivières perdues est donc essentielle. Je reste admiratif devant le travail de Calvo. Il réussit à la fois à créer un vrai morceau de littérature victorienne et à y intégrer une intrigue qui pourrait être de série B si elle ne s’avérait pas spectaculairement intelligente et originale. Il s’agit aussi d’une fiction hautement référentielle -- le connaisseur de Coil ou de Pamela Travers, par exemple, y trouvera de nombreuses choses familières -- qui ne souffre miraculeusement pas du trop plein de clins d’yeux malheureusement souvent associé à ce type de dispositif.

Les troisième et deuxième récits pourraient former une sorte de diptyque de la jeunesse : difficultés de l’enfance, difficultés de l’adolescence. « Rosemary » suit une jeune fille orpheline de père qui a du mal à faire face à la réalité de sa vie. Marginalisation, addiction : le parcours est connu mais la subtilité de Calvo permet d’éviter les clichés. Le portrait touche, sans pathos, et la narration ne s’apparente pas au réalisme blafard habituel de ce genre d’histoires. On notera aussi l’importance de The Cure dans ce récit. Un des points forts de Calvo est d’ailleurs d’être arrivé, en quelque sorte, à retranscrire littérairement la charge émotionnelle dégagée par une musique. C’est tout aussi clair ici que dans le texte sur Coil (pour Cure, principalement – mais pas exclusivement – Pornography et Disintegration ; pour Coil surtout pas les morceaux rythmés, noisy ou industriels – il faudra se reporter vers, par exemple, les pistes de A guide for beginners : a silver voice). Il ne faut pas sous-estimer cette réussite : énormément de gens ont essayé de faire de la littérature en partant d’ue chansons qu’ils aimaient et ne sont parvenus qu’à donner dans un pictorialisme un peu kitsch, prisonniers qu’ils étaient bien souvent de l’histoire développée dans les paroles ou de la conviction que le secret est de raconter ce qu’il se passe musicalement – le tambour, c’est le canon… Calvo ne tente pas de mettre en prose une musique, et c’est là la clé du succès. « Crystal Palace » nous ramène en enfance, plus précisément vers la petite dizaine d’années, âge absolument terrible où on n’est déjà plus un machin mignon pour les parents mais où on n’est pas encore suffisamment indépendant pour faire semblant de s’en foutre. Là aussi, problèmes familiaux. Álex est un jeune catalan qui se vit anglais. Accro à la série Dr Who, il boit du thé, porte de longs manteaux, parle un anglais exceptionnel pour son âge et ne désiree, évidemment, que de rentrer dans ce chez lui imaginaire qu’il n’a vu qu’en fantasme. Un de ses rêves est d’aller à Crystal Palace : il ne sait pas que le bâtiment a été détruit par les flammes en 1936 (encore ce Londres perdu). Alors qu’il s’aventure dans un pub barcelonais et qu’il fait part de son projet, la clientèle anglaise tente de le détromper : Crystal Palace est une équipe de foot. Ils ne savent pas qu’il y a eu un bâtiment. Finalement, Álex est plus Anglais que ces Anglais : sont pays est le vrai pays, celui des mythes, des légendes, de l’héritage historique du poids du passé. C’est le pays décrit par Peter Ackroyd dans son formidable « Albion » -- livre de chevet de Coil.

Enfin, le récit d’ouverture. « Una belleza russa » est une réécriture de la nouvelle « Une beauté russe » de Nabokov. Ce n’est pas un de ses textes majeurs, mais il n’en est pas moins plaisant. Olga est une jeune femme très courtisée qui se meut dans les cercles émigrés de Berlin. La mort de son père provoque sa chute, son mariage précipité et, au bout du compte, sa mort. Calvo part de ce texte, le replace au début des années ’90 et l’amplifie. Plaisant et construit de manière à la fois originale et forte, le récit est pourtant celui qui m’aura le moins impressionné. C’est peut-être dû au fait que la nouvelle de Nabokov, au-delà du portrait d’une femme, était probablement aussi une métaphore de la vieille Russie et que Calvo, même si sa beauté à lui est aussi une figure de la fin d’une époque – on est juste après la chute de l’URSS – ne semble pas tenir outre mesure à suivre cette piste. De fait, Calvo a dit dans une interview qu’il essayait de ne pas inclure dans ses textes de métaphores qui mènent à des interprétations sur le monde ou sur la vie. Cette attitude fonctionne dans les autres nouvelles mais peut-être qu’elle contribue ici à mon moindre enthousiasme.

Selon l’auteur, les textes de « Los ríos perdidos de Londres » sont des variations d’une même histoire, également développée dans ses autres livres : l’histoire de gens qui ne se sentent pas à leur place et essayent de se transformer en la personne qu’ils veulent être, se heurtant ainsi au monde extérieur. Le thème serait « l’érosion des limites du moi ». Et il y a de ça dans ces histoires, mais ne pas en être conscient à la lecture ou ne pas s’en rendre compte ne me semble pas être un obstacle. Ces nouvelles s’apprécient parce qu’elles sont intelligentes, efficaces et qu’elles parlent au lecteur – c’est-à-dire qu’il connaît le monde dont il est question même s’il ne connaît pas les sentiments, les états d’âmes développés. On dit souvent que Javier Calvo est un écrivain pop. Ses références le sont, mais le classer dans cette catégorie est preuve d’une lecture assez superficielle : finalement, comment un écrivain dont les fictions se déroulent principalement dans notre temps pourrait avoir d’autres références que des références pop ? Comment parler d’une jeune femme russe à New York sans références pop ? Comment parler d’un jeune espagnol des années ’80 sans références pop ? Quelle tentative de réalisme peut faire abstraction de la télévision, du cinéma, d’internet ? Et puisque ces textes ne sont pas des discours sur la culture populaire, que leur enjeu est autre, c’est commettre une erreur que de réagir sur ses bases.

J’ai progressé dans ce livre en me disant que c’était un bon divertissement. Petit à petit, je me suis dit qu’il y avait là derrière bien plus que ça. Derrière les qualités narratives – qui sont telles qu’on se demande vraiment comment aucun des livres de Calvo n’a été traduit alors que certains tacherons anglo-saxons moins doués ont visiblement nettement moins de problèmes à ce niveau --, on voit bien vite qu’il y autre chose derrière, un projet et que ce projet d’apparence simple est en fait diablement intéressant. Calvo vient tout juste d’ouvrir une page web nommée Ríos perdidos et peut-être y trouvera-t-on des pistes pour appréhender le travail de l’auteur. Dans la retranscription du texte d’une conférence donnée récemment à Malaga, Calvo rappelle que Arthur C. Clarke (celui des Mondes mystérieux, Calvo a écrit, quant à lui, un « Mundo maravilloso ») affirmait que tout technologie suffisamment avancée était impossible à distinguer de la magie. L’Espagnol soutient que la technologie a détruit la distinction entre physique et métaphysique. Dans le récit « Los ríos perdidos », ce moment est celui de l’apparition des premières machines volantes : écroulement des lois de l’univers. Illumination de l’incroyant. Son entrée, dit-il, dans la pensée magique. D’autres auteurs sont passés par là, on verra ce que ça donne chez lui. Notons enfin une résonance pynchonienne non pas dans la prose ni dans la narration mais bien dans cette histoire technologique. Pynchon semble considérer, au moins dans « V. » et dans son article sur les luddites, que la technologie ne détruit pas tant la distinction entre physique et métaphysique que la métaphysique elle-même. Il me semble que ces deux conceptions peuvent être réconciliées : si on efface la distinction, ce qui précède n’existe plus. Mais il est aussi possible de soutenir que Pynchon est un écrivain de la défiance envers la technique alors que Calvo serait celui de la fascination.

Javier Calvo, Los ríos perdidos de Londres, Mondadori, 14€


Hubert Montague Crackenthorpe, Vignettes (1896):

I have sat there and seen the winter days finish their short-spanned lives; and all the globes of light - crimson, emerald, and pallid yellow - start, one by one, out of the russet fog that creeps up the river. But I like the place best on these hot summer nights, when the sky hangs thick with stifled colour, and the stars shine small and shyly. Then the pulse of the city is hushed, and the scales of the water flicker golden and oily under the watching regiment of lamps.

The bridge clasps its gaunt arms tight from bank to bank, and the shuffle of a retreating figure sounds loud and alone in the quiet. There, if you wait long enough, you will hear the long wail of the siren, that seems to tell of the anguish of London till a train hurries to throttle its dying note, roaring and rushing, thundering and blazing through the night, tossing its white crests of smoke, charging across the bridge into the dark country beyond.

In the wan, lingering light of the winter afternoon, the parks stood all deserted, sluggishly drowsing, so it seemed, with their spacious distances muffled in greyness: colourless, fabulous, blurred. One by one, through the damp misty air, looked the tall, stark, lifeless elms. Overhead there lowered a turbid sky, heavy-charged with an unclean yellow, and amid their ugly patches of dank and rotting bracken, a little mare picked her way noiselessly. The rumour of life seemed hushed. There was only the vague listless rhythm of the creaking saddle.

The daylight faded. A shroud of ghostly mist enveloped the earth, and up from the vaporous distance crept slowly the evening darkness. A sullen glow throbs overhead: golden will-o'-the-wisps are threading their shadowy ribbons above golden trees, and the dull, distant rumour of feverish London waits on the still night air. The lights of Hyde Park Corner blaze like some monster, gilded constellation, shaming the dingy stars. And across the east, there flares a sky-sign, a gaudy crimson arabesque. And all the air hangs draped in the mysterious sumptuous splendour of a murky London night.

 

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