Le gant et la batte

Est-ce qu’il y a un seul fan de foot qui ne rêve pas d’être le sélectionneur ? Quand j’avais une dizaine d’années, j’avais mis en place un jeu qui me paraissait alors assez sophistiqué. Je passais mes après-midi de week-end autour de la table d’une sorte de subbuteo aimanté sur lequel je jouais des championnats entiers. Même si la plupart des équipes étaient composées de leurs vrais joueurs, une poignée d’entre elles avaient été complètement assemblées par moi. Chacun de ces footballeurs disposait de sa fiche personnalisée où l’on trouvait l’âge, la taille, le poids, les positions ainsi que ses statistiques des saisons précédentes. Pour tous – réels comme inventés – je gardais l’ensemble des données du championnat et des coupes en cours – buts, passes décisives, cartes jaunes et rouges, compositions matches par matches. J’avais quelques techniques précises pour déterminer les circonstances des blessures, leurs types et durées. Je pouvais passer des heures là-dessus à jouer toutes les rencontres, une par une, dans leur intégralité – quinze minutes par mi-temps. J’avoue avoir continué bien dans l’adolescence et avoir poussé le vice, une fois rattrapé par la technologie, jusqu’à éditer Championship Manager – à l’époque où Sports Interactive s’occupait encore de la série – pour correspondre à ma ligue sous-terraine. Ce n’était alors plus le hasard du contact de mes doigts avec les figurines des joueurs qui provoquait les évènements mais bien l’intelligence artificielle et le moteur du jeu qui se dépatouillait avec les caractéristiques dont je les nourrissais.

J. Henry Waugh, dans « The Universal Baseball Association, Inc. » de Robert Coover, ne se sert ni d’un jeu de table ni d’un ordinateur. Tout est fait par les dés, selon une liste de combinaisons d’une complexité insensée. Comptable fiable mais médiocre, il oublie la grisaille de sa vie en se jetant corps et âmes dans sa ligue de baseball inventée. Il a même systématisé le renouvellement des cadres et le décès de ses stars, fauchées en pleine gloire ou dans le grand âge, des années après la retraite. Mais on ne saurait contrôler les dés, et aussi improbable que cela puisse paraître, certaines combinaisons fatales sortent. Ainsi, foudroyé par une balle trop rapide, John Casey, la jeune étoile du championnat, meurt sur le losange alors que Waugh voyait en lui les caractéristiques du futur plus grand de tous les temps. Désespéré, il ne peut ressusciter Casey mais s’efforcera – sans succès - de retrouver un certain équilibre pour sa création. Malgré tous ses efforts, elle lui échappe petit à petit. A mesure que Waugh s’enfonce dans la dépression et se rapproche à grands pas du licenciement, ses créatures s’autonomisent et prennent leurs destinée en main. Dans des dernières pages de feu, plusieurs dizaines d’années de l’histoire de l’association post-casey plus tard, la question centrale devient celle de la signification de cette mort. Et de la transformer en rituel, de lui donner les atours d’un mythe fondateur et, sur cette base, de se créer une identité.

Il y a au moins trois niveaux de lectures dans ce roman redoutablement intelligent et amusant. Le premier est simple, direct, sans aller plus loin que l’histoire telle qu’elle parait contée. On rigolera, se réjouira de la prose et de l’inventivité de Coover, et voilà. Il y a une lecture plus profonde, celle qui observera la thématique religieuse. Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître s’esquisser dans les initiales de J. Henry Waugh la présence de JHWH. La métaphore pourrait être facile – ah, ah le créateur du jeu est le Dieu de ses créatures de papiers – mais les choses deviennent d’autant plus intéressantes lorsqu’on se rend compte que la plus belle de ses créations (Casey) a pour initiales JC. Pétillon souligne également que Coover a structuré son livre en huit chapitres : sept pour la genèse, et le denier pour l’apocalypse. On lirait ainsi dans cette association universelle du baseball un pan de l’histoire chrétienne. A ce titre, si l’on prend en considération la figure de Waugh, on a un Dieu bien sûr créateur mais qui ne maîtrise pas totalement son univers. Dans le jeu, le hasard, dans le monde, la liberté humaine fait que les plans le mieux dessinés ne se réalisent pas toujours. On remarquera que la tentative de reprise en main échoue et que Waugh finit abandonné par ses enfants. Dieu jusqu’à l’annonce de sa mort, tel est l’un des aspects du programme de Coover. Enfin, le troisième niveau est celui de l’élaboration de récits collectifs, la naissance de mythes et de légendes, de la littérature en fait.

C’est évidemment en mélangeant ces niveaux de lecture que « The Universal Baseball Association, Inc. » prend son ampleur véritable. Comme dans « The Origin of the Brunists », Coover donne à voir le conflit entre cultes concurrents qui façonnent un mythe devant donner à l’univers son sens. C’est de ce conflit, plus que de la victoire des vainqueurs, que naît l’histoire, cette fiction qui s’écrit alors même qu’elle est en marche. Et tout ça finit, comme chez les brunistes, comme dans « The public burning », par un sorte de célébration, de ritualisation rejouant ce qui a déjà eu lieu ailleurs avant, se transformant, c’est fatal, en espèce de jeu du cirque. J’avoue que l’idée de lire un roman sur le baseball me tentait très moyennement. J’ai douté et je me suis fait avoir. C’est un peu comme nier l’existence de Dieu en se couchant et se faire réveiller par lui le lendemain matin. C’est une expérience qui rend humble et c’est à elle que Coover m’a soumis.

Robert Coover, The Universal Baseball Association, Inc., Plume, $15.00

 

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