Éléphant fougueux

Il aura fallu attendre que Jonathan Coe lui dédie une biographie pour que l’œuvre de B.S. Johnson soit relue chez lui, en Grande-Bretagne. Peut-être faudra-t-il attendre que ce Coe là soit traduit pour qu’il en soit de même en francophonie, où l’on a un peu l’impression que le travail de Quidam passe inaperçu. C’est déjà malheureux pour l’éditeur lui-même, ça l’est encore plus pour le lecteur qui se prive ainsi d’un auteur de première catégorie.

La vie de Johnson fut courte : né en 1933, mort de ses propres mains – le manque de succès – en 1973. Entre temps, sept romans invendables car trop personnels et expérimentaux – ce mot n’est peut-être pas juste puisque nombre des techniques déployées par Johnson avaient déjà été tentées par d’autres sans avoir été acceptées par le public, enfin bref c’est fort tristramien -, des recueils de poésie et quatre films. John Lanchester dit que Johnson aura été un de ses rares auteurs à penser que le roman était une forme épuisée tout en y consacrant toutes ses forces créatrices. Il a peut-être raison, il a peut-être tort, quoiqu’il en soit des motivations de Johnson il restera juste la vérité suivante : il aura, pour son plus grand malheur, tout essayé, presque tout réussi et rien vendu. Il s’en fout sans doute, mais il nous est toujours possible de lui rendre un tant soit peu justice. Pour ça, il faut le lire.

Et justement, j’ai récemment lu deux de ses romans. « Christie Malry règle ses comptes » est le dernier roman paru du vivant de Johnson. On dit que c’est son plus accessible, il en a été tiré un film il y a huit ans, c’est sans doute le plus lu. Ce n’est pas le meilleur. Christie est un homme simple dont le but dans la vie est d’être proche de l’argent. Après une expérience ratée dans une banque, il devient comptable, découvrant au passage le système en partie double qui sera l’élément central de sa vie. Il s’attachera, dans une escalade absurde, à toujours se trouver un crédit pour chaque débit qu’on lui cause, inventant pour chaque offense une réparation bien souvent grotesque et perverse. Tout ça est très marrant, et les apartés autoriels, s’ils sont un peu gros de temps en temps, font montre d’une intelligence et d’un humour noir assez redoutable. Pourtant le livre ne marche pas vraiment. C’est dû à mon sens à une erreur dans l’analogie qui fonde la structure du roman : elle est fausse et déséquilibre l’ensemble. Johnson, socialiste convaincu, considère à juste titre que la comptabilité en partie double est l’un des outils ayant permis le développement du système bancaire et l’utilise comme métaphore stricte du capitalisme qui serait un système où aux gains d’un individu correspondent inévitablement les pertes d’un autre. C’est une simplification fallacieuse qui transforme ce qui aurait pu être un roman diaboliquement intelligent en une hilarante farce un peu stérile, d’autant plus que l’inventivité formelle de Johnson n’y atteint pas les sommets précédents.

Et puis on lit « R.A.S. Infirmière chef » (titre français quand même pas bien beau de « House Mother Normal ») et on s’incline devant la grandeur du machin et de l’écrivain. L’histoire est assez simple : dans une maison de retraite, entre l’heure du dîner et le petit spectacle d’avant-coucher, le lecteur suit les pensées et réactions de huit vieillards sur lesquels veille une infirmière-chef autoritaire et passablement étrange – ses spectacles sont dérangeants : elle dégoute ces pensionnaires pour qu’ils ne se dégoutent pas eux-mêmes. Johnson aurait pu en faire une comédie de mœurs à l’échelle d’un mouroir, il s’en serait sans doute sorti très bien mais on n’aurait peut-être pas été tant secoué. Mettre en scène neuf personnages en leur donnant un temps de ‘parole’ équilibré sur une ‘action’ qui ne dure qu’une fraction de journée n’est pas chose aisée, mais Johnson a plus d’un tour dans son sac : il y parvient à travers une structure très rigoureuse. En fait, le livre se compose de neuf chapitres de vingt-et-une pages, un pour chaque protagoniste. Au cours de chacun des chapitres on se retrouve dans les dialogues ou, le plus souvent, dans la tête du vieillard ou de l’infirmière concerné. Comme chacun assiste aux mêmes évènements, le chapitre de l’un renvoie à celui de l’autre, non seulement d’un point de vue général mais aussi page par page et à la ligne près. La variété d’expériences est assurée par la diversité des personnalités présentes –femmes, hommes, cols bleus, cols blancs – mais surtout par leurs obsessions et caractéristiques personnelles ainsi que leur degré de sénilité, défini en tête de chaque chapitre.

C’est une sorte de portrait en agrégation de la vieillesse, qui, de par l’humour d’une noirceur parfois extrême – on se retrouve à rire aux éclats à la lecture des chapitres sur les deux pensionnaires à un stade ultime de sénilité-, pourrait simplement être cruel mais est, au bout du compte, tout simplement profondément humain et touchant. C’est un pari pas facile qu’a réussi B.S. Johnson avec « R.A.S. Infirmière chef » : on tente très souvent d’allier un développement formel poussé et rigoureux avec une histoire simplement humaine, mais seuls les plus grands y arrivent. Johnson en est : ce livre est exceptionnel.

B.S. Johnson, R.A.S. Infirmière chef, Quidam, 20€
B.S. Johnson, Christie Malry règle ses comptes, Quidam, 18€

 

3 commentaires:

  1. Olivier Lamm said,

    Johnson est fabuleux; je te conseille le gros omnibus paru chez picador, qui reprend ses trois romans les plus célèbres...

    on 9:08 PM


  2. Voilà un travail de fouille & de découverte bien trop rare dans les médias qu'on peut acheter (très cher) chez nos marchandes de journaux dingos... merci pour la découverte.

    on 3:30 PM


  3. Manu said,

    Merci pour le partage, ton article donne vraiment envie de découvrir cet écrivain.

    on 3:40 PM


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