Le classique qui ne sera pas

Lire Robert Coover aujourd’hui, en sachant ce que l’on sait, ne peut-être comparé à lire Robert Coover sans savoir quoi que ce soit de ce que l’on pensait savoir. Et que dire alors de lire le premier roman de Robert Coover sans savoir ce qu’il allait devenir ? Il vous est peut-être arrivé de vous demander ce que vous auriez ressenti à la lecture d’une œuvre de début de carrière d’un futur grand. Que dire, que voir lorsqu’on ne sait rien de l’artiste, lorsqu’on ne peut même imaginer vers où il va – puisque lui non plus, sans doute, ne le sait.

Je suis tombé il y a quelques semaines sur une critique du premier roman de Robert Coover, « The origin of the Brunists », publiée dans le New York Times en 1966 (putain, 41 ans…), et le journaliste tirait quelques plans sur la comète, entrevoyait des perspectives futures, donnait des encouragements bien précis. Tout ça aurait pu être très bien et de toute façon s’avérait globalement positif mais, près de vingt livres plus tard, on ne peut que se rendre compte de l’erreur. Webster Schott, monsieur New York Times, entrevoyait alors entre les lignes une carrière assez différente. Et le but n’est pas de se moquer, mais bien de se souvenir que l’évolution d’un écrivain est souvent assez surprenante.

La petite ville de West Condon, provinciale dans tous les sens du mot, dépend pour sa survie économique des emplois créés par la mine locale. Lorsqu’un coup de grisou plus que probablement dû à la négligence d’un mineur tue plusieurs dizaines de gueules noires et rend les veines quasi-inexploitables, la population se retrouve au bord de la ruine. Mais elle ne sait pas encore que la véritable catastrophe est spirituelle. Un des travailleurs, Giovanni Bruno, est retrouvé vivant auprès de six cadavres. Le cerveau intoxiqué par le monoxide de carbone, il murmure des bouts de phrases incompréhensibles sur la rédemption, la lumière et le seigneur. Il deviendra le messie alité et involontaire d’une secte annonçant la fin du monde.

Webster Schott commence son papier du 25 septembre 1966 en disant que, ce premier roman, Robert Coover l’écrit comme s’il ne s’attendait pas à en écrire de second, y incorporant l’ensemble de ses connaissances religieuses et sociologiques ainsi que ce qui aurait pu être la base de quantité de nouvelles ou d’histoire de type réalisme social tout en disséquant très précisément la vie d’une petite ville, son organisation aussi bien concrète que symbolique. Schott ne le sait pas, mais il décrit ainsi non seulement une des particularités qui caractérisera l’œuvre entière de Coover mais également celle de grands nombres de romanciers postmodernistes : une sorte de polymathie compulsive.

N’identifiant pas la raison de cet incroyable amassement de richesses, Schott continue en s’attardant sur ce qu’il semble considérer comme la principale faiblesse de « The origin of the Brunists » : l’indécision de Coover, cette incapacité à capitaliser sur ce que le critique considère comme un héritage de la tradition romanesque, engagement avec le monde réel, celui de la non-culture des villes de province, du journalisme de seconde zone et de cette « étrange mélange de réalité et souhaits qui soutient parfois la croyance religieuse », qui fournit à l’auteur des histoires et des personnages. Mais ses hésitations l’empêchent de livrer des révélations nouvelles au lecteur : Coover ne parvient manifestement pas à décider si West Condon est une bonne blague ou la description d’un état des choses plus profond. Là encore Schott a raison, mais il se trompe : il ne sait pas que l’écrivain postmoderne est celui pour qui tout est à la fois une vaste blague et d’une gravité exceptionnelle, et pour qui les personnages oscillent en permanence entre le particulier le plus particulier et le cliché le plus stéréotypé. Il ne sait pas –en fait, en 1966, il ne peut pas le savoir- que ce va-et-vient entre le comique graveleux et le sérieux des thèmes abordés sera une caractéristique majeure du travail de Coover, comme « The Public burning » le prouve à suffisance.

En faisant de Coover un futur classique, en voyant en lui un jeune auteur capable d’émuler les grands de la littérature traditionnelle passée, Schott a commis, sans aucun doute, une erreur. Mais pourquoi ? A posteriori, il est facile de voir, en plus des éléments déjà cités, que, par exemple, les scènes sexuelles, parfois grotesques ou étranges, préfigurent ce qui viendra dans tous les romans suivants, et de façon encore plus prédominante dans «Spanking the maid » ou « The adventures of Lucky Pierre ». Et comment ne pas identifier dans la scène du soir de l’apocalypse supposée, avec ses stands vendant des saucisses et son allure générale de marché forain, un moment précurseur de l’exécution des Rosenberg, chapitre halluciné de « Public burning » ?

Tous ses éléments, ses points de références, Schott ne les a pas. Ce qu’il a devant lui, c’est un premier roman, un auteur sur lequel il n’a pas su se forger d’idée au fil des années. De plus « The origin of the Brunists » paraît en 1966, année que certains considèrent comme l’année zéro du postmodernisme (« The crying of lot 49 » oblige), ce qui rend l’identification de la filiation d’autant plus difficile. Alors se pose donc la question suivante : comment le critique peut-il rendre compte du nouveau, du particulier alors que son premier réflexe, légitime, sera de dégager ce qu’il connait déjà – surtout lorsque, comme c’est le cas ici, le nouveau se présente sous les guenilles du roman social de papa ? N’est-on pas, finalement, condamné à reconnaître la véritable nouveauté alors qu’elle est déjà ancienne – et qu’il est donc presque trop tard ?

« It's pity Mr. Coover ran out of ideas before words. He has splendid talent. There's no joy in seeing it too lie spent » : ainsi Webster Schott clôt-il son article. C’est bien là la seule grave erreur du critique: non seulement il oublie qu’il louait précisément la quantité d’idées brassées par Coover au tout début de son papier, mais il n’arrive pas à voir que ce n’est pas d’idée qu’il a manqué mais bien de volonté de suivre le modèle narratif traditionnel. C’est exactement pour son imagination, pour ses mots, pour son style et pour son audace qu’il deviendra l’une des références incontournables de tout curriculum littéraire alternatif. Je n’ai pour ma part aucun doute que si Schott avait su ce qui allait suivre, il n’aurait pas souligné son talent et se serait focalisé sur ce qu’il considère comme du verbiage.

Robert Coover, « The origin of the Brunists », Norton, $10.95

 

12 commentaires:

  1. Anonyme said,

    Peut-être l'article le plus intéressant que tu aies écrit.

    on 10:28 PM


  2. Ca fait pas un pli. D'autant plus que je suis en pleine lecture du "Bûcher de Times Square" & l'expression: "vaste blague" suivie de "gravité exceptionnelle" comment dire, c'est exactement ça. C'est très troublant dans le sens où j'ai l'impression que cette vision carnavalesque de l'Histoire américaine (de ce moment précis en tout cas) est toute aussi exacte dans ce qu'elle décrit que n'importe quel "véritable" livre d'histoire. C'est quelque chose de récurrent chez les auteurs américains.

    on 10:33 AM


  3. Olivier Lamm said,

    passionnant, cher fausto. en ce qui me concerne, j'aime vraiment énormément ce livre, qui, à l'époque, m'avait fait songer à un mélange entre "light in august" et "lord of the barnyards", ou quelque chose comme ça (bien qu'on soit très loin de la vérité). c'est un livre très politique et très étrange en même temps - je me rappelle d'une langue très belle et très dense, pleine "d'approximations" réjouissantes (ces moments où on ne sait plus trop bien de quoi on parle, d'où proviennent ces avis à l'emporte-pièce, ces obscénités), et j'aime beaucoup la manière dont le récit tortille exactement là où il ne devrait pas aller. c'est un peu comme si coover était parti pour écrire un récit politique réaliste, et qu'il s'était retrouvé malgré lui traversé d'éclairs absurdistes. pour le reste, tu as tout dit, et merci.

    on 10:41 AM


  4. Olivier Lamm said,

    ah oui, bien entendu, les pomos US, c'est comme Joyce ou Burroughs - tout le monde en parle et personne ne finit jamais les livres jusqu'au bout. (cf les merveilles pénibles de l'accueil critique du tunnel dans sa vf)

    on 10:44 AM


  5. Untel said,

    Coover avait projeté de rédiger une thèse sur "le statut épistémologique de la fiction". On ne se plaindra pas qu'il ait préféré n'en rien faire, et produire cette œuvre (le Bûcher) sur l'écriture de l'histoire (pendant qu'on la fait ou l'écrit). Je ne sais pas si Coover a finalement produit des textes plus théoriques à ce sujet

    on 3:31 PM


  6. Olivier Lamm said,

    coover est un immense universitaire, très influent (il a été prof de will oldham, pour ceux qui connaissent), et aussi l'un des tout premiers à avoir cru au potentiel de l'hypertexte et de la littérature électronique.

    on 3:39 PM


  7. Untel said,

    Ouais mais je ne crois pas que ses écrits théoriques sont trouvables. Il a aussi contribué à créer un logiciel pour écrire des œuvres collectives, dans le cadre de ses travaux sur l'hypertexte. Mais impossible de trouver parmi les textes réalisés grâce à cet outil que j'ai pu apercevoir, le nom de Coover. D'ailleurs, je ne sais pas si des oeuvres "valables" ont été produite avec ce genre de logiciel, quelqu'un en sait plus?

    on 3:59 PM


  8. g@rp said,

    A tout hasard, peu-être dans ces liens :
    http://www.stg.brown.edu/conferences/TP21CL/links.html
    (provenant d'ici :
    http://www.stg.brown.edu/conferences/TP21CL/
    conférence à laquelle Coover participa en 1999)

    on 7:46 PM


  9. Olivier Lamm said,

    patchwork girl, le premier "livre" de shelly jackson, est un hypertexte

    http://www.eastgate.com/catalog/PatchworkGirl.html

    on 11:08 AM


  10. Undermyskein said,

    Je voudrais dire/écrire quelques chose, mais mon Français n'est pas suffisant. Est-ce que je peux le faire en Anglais?
    J'ai ecrit des articles comme celui ci de Fausto a propos des critiques a La femme de John et Lucky Pierre aussi.

    Fausto, BRavo!

    Isabella

    on 6:15 PM


  11. Merci Isabella. Comments in English are most welcome!

    on 8:10 PM


  12. Anonyme said,

    Je suis tombé sur cette page par hasard et me réjouis de voir que Coover n'est pas si inconnu que ça en France! Pour info, il est en train d'écrire, quarante ans plus tard, une suite à ce premier roman toujours d'actualité, bien qu'il ait pu le considérer comme le tribut à payer avant de se lancer dans les expériences formelles qu'on a pu découvrir depuis.

    on 12:47 PM


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