Le complot est français

Sociétés secrètes, conspirations, complots, tout ça fait vendre du papier. La plupart du temps, c’est d’ailleurs du pur gaspillage : les romans qui jouent sur ces ressorts sont généralement des thrillers de bas étage, dépourvus d’intérêt littéraire, satisfaisant uniquement ceux qui sont à la recherche d’un façon de passer la pose de midi lorsque le bureau est trop éloigné du centre commercial.

Il y a heureusement un autre pan à cette conspirationnite aigue, celle menée bien sûr pas Thomas Pynchon. Tant mieux, parce que je suis bien sûr fasciné par toutes ces histoires obscures, ces versions alternatives du monde et que je peux ainsi assouvir mon désir de lire pareilles choses sans devoir sombrer et me laisser aller sur la pente glissante de la paresse littéraire. Ces préoccupations sont très américains, d’où ma curiosité lorsque j’ai entendu parler des « Falsificateurs » de Antoine Bello, résident new-yorkais mais bel et bien français. Qu’a-t-on à dire sur les conspirations en France, au-delà des affligeants Meyssanisme ou autres complots ultralibéraux pour contrôler la patrie de l’Égalité ™ ?

Au début des années ’90, Sliv, un jeune islandais, est débauché par une mystérieuse organisation, le Consortium de Falsification du Réel – toute leur activité est dans le nom. D’abord séduit par le jeu consistant à inventer des scénarios crédibles, leur donner une existence vérifiable et un blindage à toute épreuve contre les éventuelles contestations, Sliv se pose petit à petit toute une série de questions sur les motivations du CFR, la vision exacte qui l’anime et ses sources de financement. Falsificateur brillant quoique nonchalant, Sliv gravit quatre à quatre les échelons de la compagnie, malgré une expérience très désagréable en cours de route. On suppute qu’il comprendra mieux les mécanismes profonds de ce « machin » dans la suite qui nous est promise à la dernière page.

Il est assez amusant de lire comment les archives de la Stasi ont été fabriquées, Roswell inventé tout comme Laïka, ou encore un cinéaste expressionniste créé de toute pièce. Bello maîtrise assez bien les paramètres qui permettent de crédibiliser un évènement dans l’opinion public dont il connaît les modes de fonctionnement. En fait, « Les falsificateurs » prend à rebours les théories de la conspiration : en général, elles s’appliquent à des évènements qu’on nous cache – l’extra-terrestre du Nouveau-Mexique nous est dissimulé par le gouvernement- alors qu’ici c’est le CFR qui crée ces faux – et donc l’ovni n’existe pas et ce sont les efforts de l’administration pour rétablir la vérité qui, paradoxalement, accréditent la thèse de son existence chez les paranoïaques. C’est une trouvaille assez brillante qui m’a permis de passer un bon moment à la lecture du livre, malgré ses défauts qui en font une petite œuvre.

Finalement, les faiblesses sont nombreuses et toutes liées non pas à l’histoire en elle-même mais bien à l’écriture de Bello, dépourvue d’originalité, de style personnel –bref, ennuyante. C’est de la ligne claire non pas par choix mais par contrainte, sans once de génie. De plus, le ton est par trop didactique, particulièrement en ce qui concerne la psychologie des personnages, tous des cas d’école. On peut par ailleurs apprécier la quantité de connaissances brassée par l’auteur, le malheur est que c’est fait de façon trop scolaire et peu ludique : on dirait un cours ex-cathedra avec beaucoup trop de répétitions, de rappels des péripéties précédentes. En fait, lire « Les falsificateurs », c’est un peu comme s’embarquer sur une croisière où l’on a rien d’autre à faire que se reposer mais où on est rapidement agacé par les attentions trop fortes du service de bord.

Je ne peux m’empêcher d’imaginer ce qu’aurait pu donner aussi riche idée dans les mains d’un écrivain authentiquement parano, d’un forcené de la conspiration, d’un maniaque du secret, d’un maître, surtout, de la plume et de la syntaxe. Le voyage aurait été plus secouant, moins reposant mais surtout infiniment plus substantiel. On verra, si une suite débarque, si Bello saura abandonner le gentillet pour passer réellement à l’attaque.

Antoine Bello, Les falsificateurs, Gallimard, 21€

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Germanophonia!

En janvier dernier, j’avais annoncé mon intention de lire plus de littérature hispanophone et germanophone. Pour la première catégorie, je pense que vous vous être rendus compte que j’avais tenu parole. Pour la seconde, beaucoup moins – et pourtant j’en ai lu quelques uns…

On entend souvent dire « je n’aime pas la littérature française », « le roman anglais, c’est plus trop ça » ou « j’aime beaucoup les écrivains japonais », comme si il y avait des caractéristiques nationales, culturelles et linguistiques qui déterminent d’une certaine façon les lettres. C’est une proposition qui ne rencontrera pas beaucoup de succès, et pourtant je pense qu’il y a là une certaine dose de vérité. Bien sûr, s’il y a influence d’une « identité nationale », elle n’est pas du type qui se construit lamentablement et anti-historiquement dans des ministères prévus à cet effet, ni n’est tellement puissante qu’elle empêche les ressemblances entres écrivains de pays différents, mettant les « nationaux » dans la même marmite lettrée. Elle ressemble sans doute plutôt à la petite touche d’épice, discrète mais essentielle à l’équilibre de la préparation. Bref : tout ça pour dire que si je n’ai pas beaucoup évoqué mes lectures germanophones, ce n’est pas parce que je ne trouve pas ça bon mais bien parce que j’ai l’impression que quelque chose m’échappe, d’entrer dans un domaine qui m’est plus étranger que ceux de Mishima ou Kawabata. Je suis tout simplement dans l’incapacité de vraiment en parler : je n’ai pas, dans mon vocabulaire, les mots justes et les structures satisfaisantes pour rendre quelque justice à ces écrivains.

J’ai lu il y a quelques semaines « Le cœur de pierre » d'Arno Schmidt. Que dire si ce n’est qu’il s’agit d’un livre saisissant et secouant, novateur aussi bien formellement que thématiquement ? Publié en 1956, ça fleure les printemps d’une dizaine d’années plus tard dans le ton, dans le sexe, moins dans l’illusion politique : Schmidt est déjà désabusé à l’époque où certains s’apprêtent seulement à plonger dans l’idéologie mortifère. Je remercie odot qui m’a poussé à lire ce livre et regrette en même temps de ne pas pouvoir en dire plus : je me sens accroché, forcé de suivre, intéressé peut-être, intrigué sûrement, convaincu de l’originalité sans doute, mais pour le moment aliéné de cette œuvre. On remettra le couvert prochainement, histoire de casser le code ( ?).

Un auteur qui me semble plus apprivoisable par moi est Thomas Bernhard, peut-être parce que Gaddis l’adorait et qu’on retrouve dans « Corrections » une logorrhée et des idées rappelant celles de « Agape Agape ». Tout comme pour Schmidt, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’un écrivain absolument unique, à l’écriture particulière et à la pensée radicalement personnelle. Tout est étrange dans ce roman : la personnalité de ce Roithamer-Wittgenstein comme celle de son « exécuteur –testamentaire » de narrateur, la vie de la campagne autrichienne dont nous ne connaissons rien mais dont nous pouvons pressentir que Bernhard l’a pervertie, et surtout ces phrases longues comme des chapitres remuant le côté obscur de la famille, de la politique, de l’héritage et des origines. Et si cette étrangeté m’est plus familière que celle de Schmidt, elle me reste bizarrement nettement plus difficile d’accès que celle de Gaddis ou de Gass. Tout ça me laisse perplexe, c’est pourquoi je me dis que c’est quelque chose de particulier aux germanophones qui m’échappe.

A la lecture des « Corrections », j’ai beaucoup pensé à un des proverbes de l’enfer de William Blake : « if the fool would persist in his folly he would become wise ». C’est certainement vrai en ce qui concerne Roithamer. Je me sens moi-même un peu idiot et dépassé lorsque j’éprouve le côté insaisissable de ces deux auteurs fascinants, je compte bien persévérer, lire plus afin, je le souhaite, d’atteindre la sagesse…

Thomas Bernhard, Corrections, Gallimard, 21€
Arno Schmidt, Le cœur de pierre, Tristram, 22€

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Nécromantie

Lorsque, au détour d’une page de « Gravity’s rainbow », Pynchon vous dit « check out Ishmael Reed. He knows more about (Masonic Mysteries) than you’ll ever find here », il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est obéir.

C’est à « Mumbo Jumbo » que le Pynch’ fait référence, ce livre où Reed, selon Pétillon, veut, à la manière de Blake, créer une contre-mythologie, une vision de l’histoire comme une longue conspiration pour dissimuler et démolir toutes traces de l’influence noire-africaine dans l’Egypte d’Osiris. Reed trace une sorte de ligne du temps partant de cette époque et aboutissant à La Nouvelle Orléans de la naissance du jazz – c’est une histoire de musique, de danse, de sexualité acceptée et de bien-être, en conflit perpétuel avec les tenants du culte atoniste.

On est dans les années ’20 et une étrange maladie se propage à la vitesse de l’éclair dans l’ensemble des Etats-Unis. Le « Jes Grew » est une chose étrange qui fait rentrer les malades dans des convulsions sûrement diaboliques. C’est évidemment une métaphore du jazz qui sort du ghetto et atteint tout le monde, au grand déplaisir des gardiens de la morale. L’épidémie est combattue par les organisations secrètes de l’atonisme : templiers rescapés et francs-maçons. Papa LaBas, grand-prêtre vaudou veut contrecarrer ces blancs espérant empêcher la révolution noire. Au moment où il pense enfin y être parvenu, les chevaliers teutoniques déclenchent le krach de 1929, et tout est fini.

On comprend sans mal pourquoi cette intrigue étrange, mélange de roman policier, de vaudou, de réflexions ésotériques et de théories de la conspiration a tant plu à Thomas Pynchon. « Mumbo Jumbo » est une sorte d’ovni littéraire, version écrite, peut-être, d’une musique de Sun Ra. Pour les amateurs de jazz, de prose déjantée et d’histoire à la masse.

Ishmael Reed, Mumbo Jumbo, Scribner, $13.00
Traduction sous le même titre chez L’Olivier, 18€

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Gri-gri dans le goal

Il y a dans « Putas Asesinas », le second et dernier recueil de nouvelles publié du vivant de Robert Bolaño, quelques récits admirables dont la force réside bien souvent dans ce qui n’est pas dit, dans le flou qui règne aux marges de l’histoire. Cette zone d’ombre perpétuelle est remplie par le lecteur qui ne supporte le vide par ses propres angoisses et peurs, faisant ainsi de la lecture une expérience assez inconfortable évoquant le Cortázar des « Armes secrètes », par exemple.

Ce n’est pourtant pas d’une de ces nouvelles dont je vais vous parler, mais d’une en apparence plus simple – quoique non dépourvue de zones d’ombre. « Buba » est sans conteste le meilleur texte de fiction sur le football qu’il m’ait été donné de lire. L’histoire est racontée par un jeune ailier gauche chilien récemment transféré dans un club de Barcelone. A peine la saison entamée, il se blesse gravement. L’équipe joue très mal et les dirigeants, afin d’apaiser un public très en colère, acquièrent Buba, un milieu de terrain africain pratiquement inconnu. Pour faciliter son intégration, il va vivre avec le narrateur. La saison continue sur le même mode jusqu’à ce qu’une des stars de l’équipe se blesse et que Buba apprenne qu’il jouera le lendemain. Voilà qu’il convainc le joueur chilien et Herrera, un espagnol réserviste, à lui donner un peu de sang pour une mystérieuse cérémonie dans la salle de bains. Commence alors une série de victoires qui mènera le club au sommet de l’Espagne et puis de l’Europe.

Au-delà de la magie, on a là un portrait assez crédible de la vie dans un club de foot pour le joueur blessé, l’étranger, le réserviste et puis pour les nouvelles stars. Bolaño recrée très bien l’ambiance faite de stress, de victoires et de défaites tout en ne se contentant pas de faire juste le récit d’un succès : l’approche sorcellerie donne à la fois un intérêt au récit pour ceux qui n’ont que faire du football mais surtout offre une belle métaphore pour la part de hasard et d’incompréhensible que peut parfois receler la réussite ou l’échec d’une saison.

On pourrait jouer également au jeu des ressemblances afin de déterminer qui est qui, mais la vérité est que rien, dans cette fiction, ne permet de la faire : on est à Barcelone, certes, mais toutes les infos comparées à ce qui s’est vraiment passé ne collent pas. Tout au plus pourra-t-on dire que le portrait de Herrera, footballeur intellectuel, fait penser au Josep Guardiola décrit par Enrique Vila-Matas dans « Desde la ciudad nerviosa ». De toute façon, il n’est pas nécessaire de faire cette étude ni d’être un connaisseur pour apprécier « Buba » et, a fortiori, l’ensemble de ce recueil.

Roberto Bolaño, Putas Assesinas, Anagrama, 7€50
Traduit chez Christian Bourgois, Des putains meurtrières, 22€

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Sus aux blogs

En décembre dernier, j’évoquais la polémique opposant blogs et presse traditionelle aux Etats-Unis. Principalement le fait de journalistes de la presse écrite, ces accrochages se sont poursuivis depuis alors que je pensais qu’il s’agissait d’une distraction avant de passer à des choses plus pertinentes. On peut même dire qu’il y a intensification de ce conflit incompréhensible : bien que les bloggers soutiennent le NBCC dans sa campagne pour sauver les pages littérature en danger dans de plus en plus de journaux papiers, John Freeman, son président, multiplie les attaques idiotes envers la blogosphère littéraire – suivies de marches en arrière timides.

Dans mon billet de l’an passé, je disais qu’il me semblait impossible d’avoir pareille polémique dans l’espace francophone parce que les blogs littéraires ne sont ni assez bons en général ni assez lus. Je suggérais qu’on pourrait peut-être revoir la situation six mois plus tard. On y est, et force est de constater que s’il me semble y avoir plus de pages intéressantes, leur influence est encore bien trop faible pour que qui que ce soit ait envie de croiser le fer avec les bloggers. L’illettré Thibault m’a pourtant fait croire que ce moment était venu en signalant deux notes récentes de Assouline opposant la critique littéraire « classique » et ce qu’il appelle la critique citoyenne. Il s’avère en fait que l’écrivain germanopratin ne fait que commenter la polémique d’outre-Atlantique. Il prend des gants : le tout est assez inoffensif et ne donnera certainement pas lieu à un psychodrame online comparable au débat anglo-saxon. Il y a quand même quelques choses à dire sur son approche du thème.

Assouline n’aime pas la théorie qui voudrait que la blogosphère littéraire soit bien parce que plus démocratique. Mon Dieu, il a raison. Comme la critique établie, son pendant en ligne ne doit être jugée que sur ses « performances ». Le format ne saurait faire la légitimité que pour les idiots qui préfèrent soit l’alternatif, soit l’officiel, incapables qu’ils sont de juger au cas par cas selon des critères propres. Il est peut-être plus rassurant pour certains de savoir que François Busnel a lu et approuvé le papier d’un de ses collaborateurs, moi ça ne m’impressionne pas trop. Le journaliste évoque aussi indirectement l’argument selon lequel le succès des litblogs US aurait d’une certaine façon entraîné la réduction de l’espace papier consacré à la littérature. On a en effet entendu dire par les amis de John Freeman que cette espace gratuit faisait une sorte de concurrence déloyale aux médias traditionnel, entraînant une baisse de profit et, in fine, la fermeture du robinet à dollars. Il n’y a pas besoin, je pense, d’insister sur l’imbécillité de l’argument.

Assouline reprend ensuite les propos de Richard Schickel, critique à Time, qui abonde plus ou moins dans son sens dans les pages du Los Angeles Times. C’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité : il s’agit précisément d’un journal qui vient de refondre (lire couler) son supplément littéraire. Schickel dit des choses justes :

« Il ne suffit pas d’exprimer son opinion sur un blog, la véritable critique est bien autre chose ; elle n’est pas une activité démocratique ouverte à tous mais à des individus qualifiés pour leur goût, leur connaissance en histoire culturelle et leur jugement littéraire, leur faculté à situer un livre ou un film dans l’ensemble d’une oeuvre et à les contextualiser dans leur époque ; l’opinion est ce qui importe le moins s’agissant d’une critique ; il ne suffit pas d’écrire sur son blog qu’on a aimé ou détesté un livre pour être critique ; un critique digne de ce nom engage sa responsabilité chaque fois qu’il signe un article ; un paysage littéraire purement démocratique où tout un chacun se proclamerait critique ressemblerait à un désert sans critères ni cartes, sans même la moindre oasis d’intelligence »

Très bien. Mais en quoi cela concernerait-il spécifiquement les blogs ? Tout cela est vrai pour les médias traditionnels aussi. Je lis la presse et ne peut que constater que les pages livres sont remplies de textes pondus par des journalistes, pas par des critiques. Je préfère me concentrer sur les commentaires de quelques amateurs éclairés plutôt que sur ceux de journaleux qui auraient tout aussi bien pu causer chiens écrasés. Le comble du ridicule est atteint lorsque Schickel mentionne Sainte-Beuve, la figure idéale du critique, qui, selon lui, est vraiment très peu cité par ces incultes de bloggers. Mais que ne parierait-on que son nom est aussi peu mentionné dans les colonnes des médias « sérieux » ?

Ce débat est fatigant. Je crois les lecteurs assez intelligents pour faire le tri, séparer le bon grain de l’ivraie, aussi bien sur internet que dans la presse papier. La vérité est que les plumes de qualités sont aussi rares d’un côté comme de l’autre. La question à se poser, c’est pourquoi il n’y a de nouveaux Edmund Wilson nulle part plutôt que de se plaindre de ne pas en trouver en ligne. Tout ça ressemble plus à un réflexe corporatiste qu’à une véritable réflexion. J’ai surtout l’impression que le métier prend les gens pour des cons incapable de faire de bons choix sans le guidage bienveillant des professionnels. Qui a peur de la liberté d’expression ? A quand un permis de critiquer octroyé par un ministère de la propagande culturelle à qui aurait réussi l’examen – portant sur l’œuvre de Maurice Carême, évidemment ?

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Aural Delight - A blaze in the northern gravity's rainbow (2)

Lire d'abord la première partie de ce papier, publiée hier.

Malheureusement, tous ces groupes ont souvent été ceux d’un seul album mémorable, un éclair de génie et de lucidité. Un seul s’inscrit réellement sur la durée de la remise en cause perpétuelle des conventions, la déception des attentes. Ulver (loup, en norvégien). Ulver, c'est Gass, c'est Sorrentino, c'est Elkin, c'est Coover. Putain, c'est aussi Vollmann, McCarthy et Powers. Ulver, si c'était du sang je m'en injecterais constamment. Ulver a été aussi important pour moi que la découverte de « V. ». Ulver, c’est d’abord la chose de Kristoffer Rygg. A à peine 30 ans, l’homme a déjà une vingtaine d’album au compteur avec quatre groupes – dont Arcturus-, et a travaillé avec un nombre insensé de gens, de Merzbow à Mayhem, de Sunn à SCN, un groupe hiphop.

« Bergtatt », le premier album, innove déjà : c’est le premier à incorporer des éléments de musique folklorique à un son black metal assez mélodique. L’album suivant, « Kveldssanger » est purement folk. Assaillis par de gros labels sentant là un mélange assez écoutable pour plaire à un plus large nombre, Ulver signe pour Century Media et les entube proprement en livrant « Nattens Madrigal », un album invendable d’un black metal d’une brutalité inouïe, lo-fi, totalement saturé. On leur donne une seconde chance, et là c’est presque un infar’ que font les patrons de Century Media. L’album est refusé et le groupe sera contraint de le sortir sur un label créé pour l’occasion.

Il s’agit de « Themes from William Blake’s The Marriage of Heaven and Hell ». Nous sommes en 1998, Rygg a 22 ans, il se libère totalement de son carcan d’origine avec l’aide de Tore Yilwizaker, un metteur en son plus expérimenté, livrant ici un mille-feuille auditif parfois maladroit mais assez ahurissant. Les textes de Blake sont magnifiés par des pistes mélangeant folk, indus, trip-hop, ambient et peu, très peu de metal. Cet album est d’une importance capitale pour mon évolution personnelle, ne serait-ce que par cette volonté inébranlable d’abattre les frontières.

En 2000, une transformation de plus. « Perdition City » débarque, et on pourrait dire qu’il doit beaucoup à Future sounds of London, mais ce serait là être injuste avec une musique assez unique, évoquant de nombreuses choses connues sans jamais sonner familier. Ulver largue définitivement les amarres, et à part Rygg, il ne reste plus personne des trois premiers albums. Il continue l’aventure avec Yilwizaker seulement. Ulver devient l’entité artistique principale dans mon firmament créatif.

Le meilleur vient l’année suivante, avec encore une fois un changement radical. Deux ep limités (heureusement ressortis depuis en un seul disque) : « Silence teaches you how to sing » et « Silencing the signing », sans chant. La musique se situe vaguement dans le voisinage de Christian Fennesz de par le son granuleux, une sorte de white noise mélodique, mais ça reste complètement original et unique. Le tour de force est l’important pouvoir évocateur des morceaux alors qu’ils sont faits de sorte de déchets sonores, mis à part quelques mélodies au moog. Je ne suis pas sûr d’avoir entendu plus belle musique…

Ulver a toujours été un groupe atypique, à part, hors de tout mouvement, mais à cette époque ils commencent à être contactés pour faire des musiques de film, et leur nom filtre au-delà du cercle des initiés. En 2003, pour célébrer les dix ans d’existence, ils cèdent à la mode des albums de remixes et se font retravailler notamment par Pita, Fennesz, Third Eye Foundation et Stars of the Lid. Peter Rehberg demande à Rygg un album noise pour Mego. Peut-être effrayé par l’acceptation ou l’intégration, Ulver fait marche arrière et, le croirez-vous, change une fois de plus de style sur « A quick fix of melancholy », mélange de chant opératique, de musique de chambre et d’électronique, c’est coilien en diable. J’avais à l’époque écrit une longue chronique sur toutes les « citations » de Coil qu’on trouvait dans ces titres et m’était fait complètement étrillé par Rygg dans un entretien qu’il avait accordé à un journal anglais. Pourtant, je maintiens qu’il y a des mélodies qui sont des purs hommages à Balance et Christopherson. Dans un échange de mail quelques mois plus tard, Rygg me confia avoir réécouté les titres en question et admettre en effet qu’une influence inconsciente avait filtré. Il y a quelque chose d’étrange à se faire descendre par quelqu’un qu’on admire…

Les dernières nouvelles de Ulver nous vinrent en 2005 via « Blood Inside », un album… différent. Avec l’aide de Maja Ratkje, Andreas Mjos (Jaga Jazzist) ou encore Mike Keneally (Zappa), voilà un album extravagant, un retour aux guitares, un virage presque rock progressif, bien que encore une fois radicalement autre, à de kilomètres de toutes choses connues. La meilleure description ? Un superbe échec mégalomaniaque.

Pour ne rien gâcher, Ulver est aussi un animal littéraire. Il y a bien sûr l’album sur Blake. Il y a mieux. On peut entendre sur Gnosis, un de leurs meilleurs morceaux, est un extrait de Mauvais sang, le texte visionnaire de Rimbaud ; l’ensemble des paroles de « Perdition City » sont des traductions de Tor Ulven, un poète norvégien ; Pessoa et Crowley sont aussi conviés au bal et le morceau Vowels est une mise en musique du fascinant poème de Christian Bök. Le groupe cite parmi ses influences Beckett, Artaud, Blanchot, Ibsen, Céline, Poe… Mieux : Jørn H. Sværen, ami et collaborateur de longue date de Rygg, membre de Ulver depuis 2002, est écrivain, traducteur et éditeur. Sa petite maison d’édition, H. Press se consacre bien sûr à la littérature norvégienne mais offre aussi des traductions des poètes français Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud. Il est également le distributeur scandinave de Burning Deck, maison majeure de la poésie avant-gardiste américaine.

Il n’y a pas meilleur façon de résumer Ulver que de citer le dernier vers de Vowels : « Wolves evolve ». On tient là une devise forte. On peut parier que, comme Coil en son temps, ils resteront pendant encore longtemps dans un ghetto bien à eux, ostracisés par un milieu musical ayant horreur de l’insaisissable. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, je sais que je continuerai à suivre.
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Pour continuer sur la lancée, deux interviews ici et ici.

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Aural Delight - A blaze in the northern gravity's rainbow (1)

Ca devait être un jour, peut-être une soirée, sans doute une nuit de 1991. On imagine qu'il faisait froid, peut-être gelait-il, sans doute un peu de neige. Une ville ou une campagne norvégienne. L'histoire ne le dit pas vraiment. Ce n'est pas la plus important. Bref. Sigurd Wongraven, 16 ans, a le privilège d'écouter pour la première fois des chansons qui vont changer, l'hyperbole n'est pas gratuite, la face musicale du grand nord. Gylve Nagell, 20 ans, ou Ted Skjellum, 19 ans, lui ont permis d'entendre avant sa sortie une copie de « A blaze in the northern sky ». Dès les premiers riffs de Kathaarian Life Code, assis dans un fauteuil, il ferme les yeux et ne voit rien. Absolument rien. Pas une seule petite tache de couleur, pas de jeux de lumière. Rien. Le noir absolu.

Le black metal, même norvégien, a bien évolué ces 16 dernières années, et certains ont remis beaucoup trop de couleurs dans la palette. Le nihilisme musical, l'anti-genre par excellence a été récupéré et transformé en une machine à fric insensée dans laquelle il suffit de quelques riffs trash à chier et des grognements dans le micro pour se voir adouber digne membre de la famille. Réécouter « A blaze in the northern sky » aujourd'hui est une expérience hallucinante. Impossible de ne pas frissonner, de ne pas choper des sueurs froides à l'écoute de Freezing Moon de Mayhem. Ou de s'enfermer, de se refermer sur soi-même au son de « Hys lyset tar oss ». Mais tout ça est fini, pour de bon. L'époque classique est morte, non sans faire des étincelles : il y a eu chez certains de ces norvégiens une évolution vers un radicalisme encore plus intense, quoique bien différent. Et ce post-black metal est à la version originelle ce que le postmodernisme est à la littérature américaine. On trouve donc les équivalents de Pynchon, de Barth, et de Gaddis chez ces jeunes types désoeuvrés issus des classes moyennes norvégiennes.

Emperor avait enregistré en 1993 « In the nightside eclipse », annonçant déjà que l'ère du cru et du brut pouvait prendre fin sans pour autant laisser de côté la froideur, l'extrémisme et la dissonance propre au black made in Norway. La vraie date, la vraie claque, c'est en 95. « Written in waters » de Ved Buens Ende débarque et personne ne comprend rien. Voilà un trio qui allie la froideur, le côté cassant et crissant des guitares black avec une basse au groove post-mortem d’une puissance à faire bouger le bassin une nuit de Walpurgis, une étrange voix de crooner pas tout à fait nette et un jeu de batterie fait de contretemps et de contre-contre temps, où la main gauche, la main droite et les pieds ne semblent pas du tout, mais alors pas du tout être sur la même ligne d’onde. A 21 ans, Carl-Michael Eide fait au metal ce que Robert Fripp a fait au rock avec « Red ». 12 ans après, ce mélange de BM, de math-rock et de jazz est toujours aussi saisissant. Une musique de dandy d’une élégance rare, une vision artistique forte, une dimension métaphysique et surtout une incompréhension totale. Cet album, c’est « The Recognitions ».

La prochaine déflagration vient en 1997 avec « La masquerade infernale » de Arcturus. On n’est plus du tout dans le même genre mais les mâchoires se décrochent pareil. On rentre dans un domaine baroque, presque rococo, aux références multiples. C’est un carnaval du grotesque où les nouveaux sons électroniques sont mélangés avec un black progressif toujours à la limite entre le ridicule et le génial. Rempli de références musicales et littéraires, profondément au courant de la tradition du renouveau par le recyclage, ils font ici très exactement le même travail que John Barth du « Sot-weed factor » à « Chimera ».

Le dernier clou est enfoncé en 1999 par Dodheimsgard avec « 666 International ». On les avait quitté en 1996 lorsqu’ils faisaient du Darkthrone bien rétrograde, et là, il s’est passé quelque chose qu’on ne s’explique toujours pas. Un machin pas clair est monté au cerveau. Ecouter cet album est une expérience impossible à décrire avec les mots. Il faut s’imaginer un peu de piano à la Satie mélangé avec des riffs supersoniques et des blastbeats en veux-tu en voilà qui laissent la place à des breaks étranges où se rencontrent Bauhaus et le oï, des manipulations électroniques improbables, et puis des moments où l’auditeur ne peut même pas trouver le moindre bout de territoire s’approchant un tant soit peu du familier. Gymnopédies oï-isées, indus darkthronisé, électro goatlordisé, c’est comme se foutre un petit pain ranci et tartiné de pus dans la bouche. Et aimer ça. Ne cherchez pas plus loin, nous tenons notre « Gravity’s rainbow », pas moins.

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Dans quelques heures, deuxième partie de ce billet: voyage en terre ulverienne.

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Beatlesmania!

Je me souviens d’avoir fait la découverte des Beatles vers l’âge de six ans grâce à une cassette de la compilation « 20 Greatest Hits » sortie en 1982. Elle se trouvait rangée dans un boîtier du bureau de ma grand-mère et j’allais régulièrement la chercher pour l’écouter. En jetant un œil sur la tracklist, j’imagine que la première de leurs chansons que j’ai entendue a été « Love me do ». Comme tous les enfants j’avais un faible pour « Yellow Submarine ». Deux, trois ans plus tard j’ai eu à l’école primaire une sorte de cours d’initiation à l’anglais. J’emmerdais constamment l’institutrice en exigeant qu’elle me traduise tel ou tel titre des fab four. Je ne voulais pas apprendre la langue de Shakespeare : je voulais découvrir celle de Macca et de Lennon.

Les années passent, les Beatles restent. Bien entendu, leurs premiers tubes plaisent moins et « Yellow Submarine » fait plus sourire qu’autre chose. Les premiers amours ont fait place à une fascination par la tétralogie magique RevolverSgt Pepper’sMagical Mystery TourAbbey Road. Ce parcours est bien sûr d’une banalité sans nom, tant il est partagé par des millions d’individus de par le monde. Pourtant, la musique des Beatles est au-delà des clichés : son succès planétaire et intergénérationnel dépasse largement le cadre des phénomènes de masses éphémères et médiatiquement orchestrés. Cela tient bien sûr à la quintessence pop représentée par leurs chansons mais aussi travail de sape qu’ils effectuèrent pour introduire les idées de l’avant-garde dans le formatage rock. Par le plus grand des hasards, winamp réglé en mode aléatoire vient de me balancer « Drive my car ». Premier titre de Rubber Soul, admirable album marquant la transition de la simplicité des débuts vers la sophistication progressive des opérations, ce morceau permet de prendre conscience à quel point la recette pop naïve mise au point par les Beatles et amenée ici à son sommet est impossible à reproduire sans sonner affreusement ridicule – des milliers de groupes ont tentés de faire écho à ce genre de compos, qui y est arrivé ? De même, lorsque Noir Désir tente de reprendre « I want you (she’s so heavy) », on tombe dans le pire pompier imaginable, et lorsque Radiohead tente sur un album entier d’approcher la grandeur de « Happiness is a warm gun », on a envie de s’enfoncer sous terre tellement c’est embarassant. La vérité, c’est que l’art pop a été inventé, perfectionné par les Beatles. Ils ont montré la voie, ouvert le chemin et rebouché le tunnel derrière eux. Insurpassable : il vaut mieux faire autre chose que de tenter de marcher sur leurs traces.

Je vous parle de tout ça parce que Claro a récemment écrit « Black Box Beatles », un livre de sci-fi fabfourienne, hommage rendu à ceux avec qui lui aussi a appris l’anglais et à ses premiers amours romanesques. Vous aurez donc compris que mon appréciation de son livre est irrémédiablement influencée par ma pratique beatlesienne : je ne pouvais qu’être séduit par l’idée qu’une intelligence artificielle de futur découvre, à la dérive spatiale, une boîte noire contenant l’ADN d’une civilisation – les enregistrements de qui-vous-savez. Et notre AI de tenter de se protéger de ce virus informatique. Pas possible : il craque, il craque, il craque (tout en gardant une saine méfiance pour l’infâme monstre obladioblada).

Toute bonne plaque a deux faces, « Black Box Beatles » n’échappe pas à la règle. La première est la plus enchanteresse pour le freak du mersey beat. Les références pleuvent et se dissimulent au détour de chaque phrase. Certains trouveront ça peut-être un peu abscons mais l’explorateur, piolet en main, de la mine de son en ressortira riche. La deuxième face est plus lyrique et plus ouverte sur le monde. Les envolées se multiplient et si parfois les solis s’écrasent au sol – finalement, le livre est une suite d’essais : tout n’est pas converti-, l’impression globale est celle d’une longue plage aux mélopées entêtantes et élégantes.

Alors pour sûr, tout ça à un côté exercice de style qui ne plaira pas aux acharnés des livres qui racontent des histoires. Ce n’est pas grave : il y a ici de quoi passer des bons moments, de créer des éclaircies de soleil musico-lettrées dans un maussade printemps. Et la fin, ce loop infini adayinthelifien nous rappelle bien, au-delà de l’humour, des jeux de mots, de l’inventivité et de la poésie des pages précédentes, pourquoi l’essentiel c’est de repartir, la tête dans les nuages, en pensant aux milliers de voix animées à la fois par les Beatles et la littérature. Peu de gens prennent note, on s’en fout : l’important c’est de voir le monde tourner, nous permettant ainsi à notre tour to spin some strange stories.

Claro, Black Box Beatles, Naïve, 12€

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Anagrammatic

a seared red sea
dead history is
delivered and divided
in the line of the nile
pythagorean egypt
raised the house
of hades and the dead
opened the book
in sinai sin is a
golden nature
a limnal animal
existing in exile
for forty years
the desert rests
listen silent
let the letters tell
imagine the enigma
delphi deciphered

Ulver - Kristoffer Rygg, Jørn H. Sværen, Tore Ylwizaker

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Tuer la mère patrie

Après le sommet des « Détectives sauvages », il n’aura fallu que deux ans à Roberto Bolaño pour lui donner un digne successeur – quitte à perdre 500 pages en chemin. « Nocturno de Chile » est un court volume de 150 pages sorti en 2000, à la suite des plaisants intermèdes que sont « Monsieur Pain » et « Amuleto ». Nuit très sombre sur le Chili.

Prêtre et poète, Sebastián Urrutia Lacroix pense être sur son lit de mort, acculé par la maladie et la visite d’un étrange jeune homme venu le mettre en accusation. Malgré le délire fiévreux, il tente de se défendre, retraçant son parcours depuis le début des années ’50 lorsque, jeune curé féru de littérature, il devient l’ami du plus grand critique littéraire chilien et rencontre Neruda. Il se met lui-même à la critique et à l’écriture, avant d’être envoyer par l’Opus Dei et messieurs Oido et Odeim en Europe pour prendre des leçons sur la manière de conserver les églises en bon état – autrement dit, comment chasser le pigeon.

A son retour, le pays vient d’élire Allende et sombre petit à petit dans le chaos. Cette plongée vers l’abîme qui culminera avec le coup de Pinochet est superbement ignorée par Lacroix, qui se consacre aux écrivains de la Grèce antique, étranger au monde qui l’entoure. La réalité ne ressurgira que lorsque les inséparables Oido et Odeim le contactent pour donner des cours de marxisme au général et à ses sbires…

J’ai pu voir une recension de « Nocturno de Chile » où on prétendait que Lacroix était une espèce de diable utilisé par Bolaño pour dénoncer les liens entre l’Eglise et la dictature. Ce n’est pourtant pas aussi clair : l’auteur n’épargne absolument personne, et le portrait qu’il fait du curé est loin d’être univoque. Si, à l’âge de 21 ans, l'auteur a fait le voyage du Mexique, où sa famille s’était installée, jusqu’à Santiago, pour « participer à la révolution », il a plutôt perdu ses illusions d’adolescence – interrogé en 2003 sur ce qu’il dirait à Allende, la réponse fut froide : « Poco o nada. Los que tienen el poder, (…) soló les interesa el poder ». Il s’agit aussi du roman d’un homme revenu de tout, cynique et peut-être encore plus déçu par la gauche que par la droite dont il n’attendait de toute façon rien.

En fait, ce roman est l’occasion pour Bolaño d’affirmer un dégoût pour la classe politique comme pour les milieux culturels chiliens. On voit le portrait d’une jeunesse indifférente à tout, qui semble surgie d’un mauvais rêve où « el mal humor y el buen humor sólo eran accidentes metafísicos », d’un pays où toutes les familles politiques – gauche, droite, cocos, fachos- font partie d’une même caste certaine de récupérer un jour ou l’autre sa part de pouvoir, convaincue de ses prérogatives, des élites culturelles qui pérore à des réceptions dans des maisons dont le sous-sol sert de chambre de torture – anecdote véridique- pour ensuite nier y avoir jamais été, se drapant dans sa dignité d’opposant de toujours. Lacroix finit par se poser cette question capitale : de toute façon, quelle est la différence entre un fasciste et un rebelle ? La réponse est sans doute aucune : personne n’a été capable de guérir le cancer des âmes chiliennes. Et Bolaño de se plonger dans la littérature, dans son rapport avec l’horreur - rapport dont l'oeuvre entière du Chilien est la plus saisissante cartographie.

Et Bolaño, après avoir sauvé la vie de Lacroix et lui avoir montré qu’il n’était finalement pas pire que ses compatriotes d’hier, d’aujourd’hui et de demain, toujours coincés entre Oido (haine à l’envers) et Odeim (peur), de déclencher la tempête de merde, cette mélasse brune qui n’épargne personne.

Roberto Bolaño, Nocturno de Chile, Anagrama, 13€
Disponible en français dans la collection Titres de Christian Bourgois, 6€

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J’ai longtemps reporté la publication de ce billet dont je trouve qu'il ne fait pas justice à ce livre absolument exceptionnel. Fatigué de le garder sous le coude, je vous le livre ici en espérant pouvoir y revenir de façon plus pertinente un jour où l’autre.
Lecture complémentaire : Rodrigo Fresán (encore lui) signe un article de plus sur Bolaño dans un journal argentin. Merci encore à anonyme, inestimable pourvoyeur de liens hispaniques…

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The great escape - Come on you Irons!


I'm forever blowing bubbles,
Pretty bubbles in the air,
They fly so high,
Nearly reach the sky,
Then like my dreams,
They fade and die.
Fortune's always hiding,
I've looked everywhere,
I'm forever blowing bubbles,
Pretty bubbles in the air.
United! United!

I'm west ham till I die,
Say I'm west ham till I die,
I know I am,
I'm sure I am,
I'm West Ham till I die

One nil to the Cockney Boys,
One nil to the Cockney Boys!

Oh East London is wonderful.
Oh East London is wonderful.
It's full of tits fanny and West Ham.
Oh East London is wonderful.

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Dents de la merde

Vous avez sans doute déjà entendu parler de la dernière sensation anglo-saxonne, Steven Hall et son « Raw Shark Texts », entreprise soi-disant borgésienne, maison des feuilles lexicale et conceptuelle. Miam miam. Et puis l’ami Pugnax a délivré un résumé en quatre parties (« à mourir d’ennui ») et Odot a été carrément féroce dans un papier d’une méchanceté insurpassable. Mon enthousiasme considérablement refroidi, j’ai quand même lu le livre vu que je l’avais déjà acheté. Et force est de constater que mes petits camarades avaient raison.

J’ai déjà fait plus long que Pugnax, je ne saurais pas me lancer dans une course au plus implacable avec Odot et compte au moins commencer ce bref compte-rendu par le positif. Ouais ouais, il y en a. Honnêtement, il faut reconnaître que l’auteur a quelques bonnes idées. Il n’y a pas grand-chose de plus commun que d’écrire sur un amnésique – faire de son personnage une page blanche est un moyen assez facile de noircir son écran-, mais Hall est assez original lorsqu’il donne comme source à cette condition les attaques d’un ludovicien, requin conceptuel se nourrissant de mémoire et de logos. La quête d’Eric Sanderson pour exterminer la bête et sauver sa peau l’emmène dans un monde où le verbe est Roi, les mots ont un pouvoir sur la réalité et les concepts abstraits des richesses convoitées. Bien. Sauf que le roman, ce n’est pas de l’art conceptuel : il ne suffit pas d’avoir une bonne idée y basta. Cette idée, il faut la faire vivre, la déployer, lui donner cette dimension qui la fera entrer dans le domaine du littéraire. Et là, Steven Hall cale complètement.

  • Le premier problème, c’est les personnages. Placés dans une situation de détresse émotionnelle assez forte, ils devraient obtenir notre sympathie assez rapidement. C’est loin d’être le cas : par la faute d’une caractérisation psychologique ratée et de dialogues patauds voire idiots, aucun lien humain ne se crée, on reste totalement étranger à l’expérience de ces choses de papier ayant à peine forme hominidée. Finalement, le personnage le plus réel est le chat de Sanderson, dont le portrait typiquement anthropomorphisé est particulièrement juste - sans doute parce que Hall ne devait lui donner une vraie psychologie…
  • « The raw shark texts » est écrit pour devenir un film. C’est tellement évident que les droits étaient vendus avant même la parution. Le livre est donc rempli de scènes obligatoires, de répliques navrantes que l’on sent bien voulues mémorables, de rebondissements, etc. L’intrigue avance vers son inéluctable conclusion, très vite entrevue. Finalement, pas de surprise ici. En droite ligne vers la rédemption.
  • Steven Hall prend son lecteur pour un con. Après une septantaine de pages, Sanderson doit déchiffrer un texte codé et nous explique la clé pour décrypter. 220 pages plus loin, Hall nous rappelle qu’on a entendu parler de cette histoire et nous redonne une seconde fois, dans sa version courte, la fameuse clé. Un peu comme si, une fois arrivé au premier motel, Nabokov écrivait un rappel au lecteur que Humbert Humbert avait fait connaissance avec Lolita en louant une chambre dans la maison de sa mère.
  • Odot notait que Hall multiplie les références à des sociétés secrètes dont il n’aborde jamais l’histoire. Voilà une constatation qui me donne sueurs froides et cauchemars : et si l’idée n’était-elle justement pas de festoyer sur le succès du livre et d’en sortir un sur chacune de ses sociétés ? Plus sérieusement, cette incapacité à donner vie à ce qui pourrait être réellement intéressant, on la retrouve aussi dans les médiocres tentatives de décrire le ludovicien. Hall le dessine plus qu’il en parle : le principe n’est pas mauvais mais quand l’illustration n’est pas suffisante, on sent l’auteur perdu, incapable de s’y mettre. Là, je pense à « El Manual de zoología fantástica » de Borges et me dit qu’une chose est être borgésien, une autre s’approcher réellement de l’œuvre du maître.
  • Steven Hall aime beaucoup Mark Z. Danielewski, auquel il est souvent comparé. Celui qui lit « The raw shark texts » en ayant lu « House of leaves » ne peut qu’être saisi par la différence incroyable de niveau, aussi bien en terme d’écriture que d’architecture ou d’ambiance. On a dit que ce livre se situait entre « DaVinci Code » et « HoL ». C’est un peu comme dire que Saint Denis se trouve entre Paris et Bruxelles
  • En fait, « The Raw shark texts » brasse les idées comme d’autres brassent de l’air et font du vent. Ça fait bouger les moulins, mais la littérature n’est présente que lorsqu’on les charge, pas lorsqu’on les fait tourner. On se laisse en fait emporter par l’histoire, un peu à la dérive, parce qu’on a commencé et qu’on n’aime pas ne pas finir. Et on arrive à la dernière page sans passion ni pour les personnages, ni pour l’intrigue, ni pour la plate écriture. C’est comme allumer la TV à 20h50 et se donner des claques lorsqu’on se rend compte qu’on est toujours dans le sofa à 23h.

Il faut noter que Steven Hall a été aidé et encouragé par Mark Haddon, David Mitchell et Toby Litt, auteurs à la pointe de ce qui se fait outre-manche. C’est assez déprimant et de très mauvais augure pour la fiction britannique. J’aime bien Litt et Mitchell – bien que la réputation de ce dernier soit grandement exagérée- mais Martin Amis leur reste infiniment supérieur. Il va avoir 58 ans cette année, semble se diriger vers une prose influencée plus par Bellow que Nabokov – ce qui ne me pose aucun problème, mais dénote que son souci ne se trouve plus dans l’innovation formelle- et si les meilleurs espoirs de relève sont du niveau de Hall, le Royaume-Uni n’est pas sorti de l’auberge…

Steven Hall, The Raw Shark Texts, Canongate, £12.99

Apparemment, les droits français sont déjà vendus. Je ne sais par contre pas qui éditera le livre.

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Elkin en deux leçons

William H. Gass (toujours) a dit de lui qu’il était comme un jazzman « who would go off on riffs ». Et c’est vrai que Stanley Elkin a un nom de musicien, que ses phrases pourraient être la version littéraire d’une rythmique de Max Roach. Je viens de lire « The MacGuffin » son avant dernier livre et j’en sors secoué par son sens de la perversion de la mesure. Essayer de dire en quoi sa prose est bonne ne sert à rien, il faut le lire – un peu comme c’est beau et bien de lire une critique de « Birth of cool », c’est quand même mieux de l’écouter.

« Though he was probably about the right age for it – fifty-eight- Druff didn’t suppose – not even when he was most fitfully struggling to bring forth a name like something caught in his throat, or spit out the word momentarily stuck on the tip of his tongue – that what he was experiencing was aphasia or Amazheimer’s, or the beginnings of senility, or anything importantly neurogical at all. Though he wouldn’t have been surprised if something dark was going on in the old gray matter – a kind of lava tube forming, say, or, oh, stuff creeping in the fossil record, putty leaking into his creases and crevices, his narrows, folds and fissures, some sluggish, white stupidity forming and hardening there like an impression formed in a mold. »

« He’s political, your rabbi? A captain of industry? He knows about downtown, I betcha, the colorful tantrums of Mafia and all the haunted houses where the bodies are buried? He knows who is in whom’s pocket? What the grand jury said?
Is he up on all he needs regarding the other guy’s gridlock and monkeyshines, the kickbacks and setups and inside jobs, who was it hijacked the salt truck?
Well, it’s common knowledge. Everything‘s common knowledge these days. Hey, no offense. I mean to take nothing away from anyone, but there’s child porn stars on Phil, cousins of drunks on Geraldo. It’s as if everyone feels he has a duty to open up everyone else’s eyes – girls who make it with ponies, with ectoplasm in the fruit cellar. »

Stanley Elkin est mort d’un arrêt cardiaque en 1995, à 65 ans. L’hommage posthume rendu par Gass est superbe et doit suffire à lui seul à vous pousser à lire cet auteur trop peu connu.

« Stanley Elkin loved excess. More is more, he quite correctly said. Sometimes he sounded like a sideshow barker. (…) For him, it was the nomenclature of the world which was its wonder. From drugstore, dance studio, cosmetics counter, dry cleaner, hospital, motel, jailhouse, Hell – he gathered his words. And released them at the right time, the way the magician does his birds.
(…)
And
Stanley did love this world, he loved it well, even when it did badly by him, even when he became bedded and pillowed in awkwardness and pain; and when we read him, our lives really do rise. (…) He wrote for the grace of it, for he was an unmatched celebrator of the world, and most particularly of its unseemliness, its vulgarity, its aches and envies, its lowlifes, its absurd turns, its apparently ineradicable superstitions – still, for the grace of it… only that. »

Stanley Elkin, The MacGuffin, $12.95, Dalkey Archive

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Vila-Matas, Dr. Pynchon et le réalisme: digressions

Le croirez-vous : le dernier livre de Enrique Vila-Matas nous entretient d’un écrivain qui, sur la piste de Robert Walser, tente de disparaître et, peu à peu, cesse d’écrire. Cette obsession thématique du Catalan pourrait lasser s’il elle n’était pas développée, cette fois-ci, avec une telle brillance.

« Docteur Pasavento » est l’histoire de l’écrivain barcelonais Andrés Pasavento qui, invité à Séville pour y donner une conférence, ne va pas à son rendez-vous et décide de commencer un processus de disparition qui le mènera à Naples, sur les traces d’un ancien collègue walsérien ; à Paris pour scruter sans cesse la rue Vaneau ; en Suisse à l’asile où Walser passa les dernières années de sa vie, et enfin dans une ville portuaire d’un étrange pays d’Afrique noire hispanophone.

Pasavento, au début très préoccupé de ne trouver aucun avis de recherche dans la presse ou de mails inquiets dans sa boîte et ayant une très forte tendance à se loger dans des hôtels où il risque d’être reconnu, se rend finalement compte qu’il n’a pas disparu : il est simplement ignoré. Tout le monde se fout de ce qui lui arrive. Cette révélation est salvatrice et le mènera à se débarrasser de son nom pour se présenter sous celui du docteur Pynchon. Lui qui voulait « continuer à écrire et à exister sans être importuné » - grosse différence avec Vila-Matas qu’on voit et lit partout- cesse progressivement d’écrire, gommant les dernières traces de son ancienne vie.

« Docteur Pasavento » évoque un croisement entre « Le voyage vertical » -selon moi le meilleur livre de Vila-Matas- et le roman-essai à la Sebald. Au-delà de l’énorme quantité de références littéraires brassées par l’auteur, ce roman est aussi l’occasion pour lui d’écrire la version la plus élaborée de sa déclaration d’amour à la vie et à l’œuvre de Walser. C’est surtout un grand roman de la coïncidence où le moindre lien ténu est considéré comme significatif, méritant d’être exposé afin de donner une nouvelle lumière à l’expérience de Pasavento. Pas étonnant que Vila-Matas finisse par évoquer la paranoïa grandissante de son personnage qui en vient presque à penser que les médias lui parlent ou que les gens savent qui il est réellement et jouent avec lui par d’étranges devinettes.

C’est intéressant parce que ce thème me semble avoir déjà été abordé par le Catalan dans « Desde la ciudad nerviosa », où il décrit la fiction comme une tapisserie partant dans tous les sens et la vie comme un tissu continu. L’écrivain tisse le sens à partir d’un amas de matériaux disparates, créant ainsi une œuvre hybride, à la fois narration classique, essai littéraire, récit de voyage, etc. Un des personnages de « Docteur Pasavento » le dit clairement :

« La littérature (…) consiste à donner la trame de la vie une logique qu’elle n’a pas. Moi, il me semble que la vie n’a pas de trame, c’est nous qui lui en donnons un, qui inventons la littérature. »

L’exemple le plus frappant de ce type de livre est sans aucun doute « Les anneaux de Saturne » de WG Sebald. Je parle de coïncidences et voilà que tout ça me rappelle que Olivier Rohe, dans un article de Inculte #12, disait du même Sebald qu’il « rapprochait l’activité du romancier du délire paranoïaque. Ecrire une fiction, selon lui, revient à élaborer un ensemble de cohérences, un jeu de correspondances, une toile de signes reliés entre eux. Aucune présence gratuite dans un roman ; tout y a une place – méditée d’avance ou pas. Il en va de même du paranoïaque : il tisse des événements, des signes, des présences, dont rien ne justifie a priori la parenté. »

Voilà une théorie tentante et qui en plus expliquerait peut-être pourquoi les fictions de Pynchon me plaisent tellement : le contenu totalement parano serait en adéquation absolue avec le processus d’élaboration de la forme, avec le travail de l’auteur, et la combinaison de ces deux pans du délire place nécessairement le lecteur même dans la peau du malade s’attachant à recoller les bribes d’information ensemble, à associer les disparités en un tout logique et évident, alors que justement rien ne le permet au départ. Un véritable processus à la fois de transformation et de création du réel.

Ce ne serait donc pas un hasard que le docteur Pasavento se transforme en docteur Pynchon à mesure qu’il abandonne sa vie passée et devient hypersensible à toute ébauche de signe envoyé par la réalité, espérant que ça lui permette d’atteindre la vérité. On en viendrait presque à se dire qu’il est étrange que le livre soit placé sous le signe du retrait de Walser –et donc d’un certain minimalisme littéraire- alors qu’il semble illustrer superbement l’état d’esprit qui permit de donner vie aux fictions maximalistes pynchoniennes. Peut-être parce que le paranoïaque fatigué de guetter et de se méfier du monde n’a d’autre choix que de se retirer dans un asile pour se promener et tout oublier ?

Je me rends compte que ce qui se voulait au départ critique est en fait une longue digression. Je pourrais tout effacer et recommencer mais ce n’est finalement pas plus mal : Vila-Matas évoque dans « Docteur Pasavento » les digressions de manière très positive. C’est assez logique, puisqu’elles font partie intégrante du dispositif narratif de l’écrivain voulant approcher la réalité – nécessairement paranoïaque, on l’a vu- d’un monde fragmenté.

Voilà qui nous mène par des chemins de traverse, pour conclure, à la question du réalisme en fiction, qui trop souvent consiste à refuser la fragmentation et la digression. Pourtant, dans un entretien avec Transfuge, William Gass disait considérer « Le tunnel » comme un roman réaliste :

« Je suis un auteur réaliste au sens où, dans le roman, je pense qu’il faut qu’il y ait à la fois de la confusion, des oublis, des malentendus, des répétitions, des choses que l’on ne sait pas (…), toutes les choses qui sont dans la vie (…). Je pense qu’un part de hasard intervient dans l’univers et que, finalement, tout cela ne va nulle part. »

On dira donc à la suite de Gass, de Pynchon, de Sebald et de Vila-Matas que le roman traditionnel aux personnages dont on sait tout, aux causes et effets évidents, à la chronologie classique, au récit direct et sans digression, n’est absolument pas réaliste et n’arrive même pas à s’approcher vaguement de l’expérience concrète de la vie. Il ne fait, et encore, que refléter les rationalisations a posteriori des comportements. On sait pourtant, comme l’a dit John Barth que

« nulle notion n’est plus insaisissable que le motif d’une action humaine, quelle qu’elle soit. »

Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, Christian Bourgois, 25€

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Aural Delight - Paradise of Japan

Je pense avoir été amoureux de Tujiko Noriko il y a cinq ans, de façon sans doute un peu adolescente. C’est de la faute à Peter Rehberg. Je regardais un jour le site de Mego, à la recherche, comme il est normal par là, de machins un peu noisy ou alors très clicks-and-cuts ou surtout très glitchy, sans mélodie évidente. Et puis voilà que je vois le nom de la demoiselle. Déjà infatué de musique japonaise, ma curiosité a été éveillée, je suis allé voir de quoi il s’agissait. Il y avait un mp3 et la surprise fut grande en découvrant cette musique délicate et cristalline.

Quelques jours plus tard, l’album « Hard ni sasete » est arrivé chez moi, coup de foudre. Noriko – je préfère l’appeler par son prénom, comme si je la connaissais vraiment- a toujours traîné l’étiquette de Björk nippone, c’est dire à quel points les journalistes sont paresseux parce qu’il n’y a aucun point de comparaison. En plus, Noriko fait de la meilleure musique, oh que oui. Enfin bref, moi je la vois plus comme une héritière de Haco, parce qu’elle aussi développe un univers personnel, elle aussi fait un gros travail sur l’électronique pour créer des mélodies là où c’est pas toujours évident, elle aussi a une superbe voix, parce que j’ai envie qu’il en soit ainsi. Je lui avais soumis l’idée en 2003 lorsque je l’avais interviewée pour la seconde fois (j’ai perdu l’enregistrement avant de pouvoir le retranscrire) et elle n’était pas franchement convaincue. Je me souviens qu’elle m’a juste dit que Haco lui faisait peur. C’est vraiment étrange : elle est toute petite, toute gentille et n’a pas l’air effrayante. Sans doute sa musique est-elle trop étrange pour Noriko ? Cette fois-là, je lui avais donné un single de Tha Blue Herb, le meilleur groupe hiphop du monde, Hokkaido style. Etait-ce aussi trop étrange pour elle ?

Evidemment, après cet « Hard ni sasete », je me suis plongé dans les albums précédents, surtout l’époustouflant « Shojo Toshi ». Ce que j’aime vraiment chez Noriko, c’est que la musique est d’apparence assez simple, directe. Ce n’est pas évident – c'est-à-dire que ce n’est pas immédiatement compréhensible pour le fan de pop lambda-, mais on peut finalement rentrer dedans assez facilement, dans ces espèces de notes mélodiques étirées langoureusement un peu comme un chat qui s’allonge le plus possible au moment du réveil. C’est apaisant et réconfortant pour peu que la mélancolie vous réconforte. Il y a aussi – et peut-être surtout- un énorme pouvoir évocateur dans les sons de Noriko. Je trouve qu’on rate le coche si l’on essaie d’en parler de façon objective, décrivant ce qui se passe musicalement, toutes ces couches de sources sonores variées et foutraques : c’est au contraire les images qui naissent, ces visions de voyage en train jusqu’à Narita, de cigales dans les arbres, de réveils dans le vent d’été, scène de séparation, de retrouvaille qui importent.

En 2003, Noriko quitte Mego pour Tomlab et sort « From Tokyo to Naiagara », un album plus directement pop. C’est une réussite absolue, un petit chef-d’œuvre réalisé en collaboration avec quelques uns des musiciens les plus intéressants du Japon (le roi des tapes Aki Onda, le percussioniste Samm Bennett). On a ici une sorte d’affinage du son Noriko, une liqueur essentielle mise au service de véritables chansons. Après, Noriko s’est mise à travailler sur des collaborations pas toujours aussi brillantes que son travail solo. Je pense par exemple à son album avec Aoki Takamasa, nettement inférieur à l’incroyable morceau qu’ils avaient enregistré ensemble pour l’album « Indigo Rose », ou à « Blurred in my mirror » avec Lawrence English – rien de ça n’est mauvais, mais ça n’a franchement pas le niveau attendu. Par contre, « J », le CD sorti sous le nom de RATN avec Riow Arai est splendide de bout en bout et par moment bouleversant.

Après deux années consacrées au cinéma, Noriko est de retour sur Mego en solitaire. Le bien nommé « Solo » ne m’a pas convaincu à la première écoute inattentive, non pas que ça me paraissait mauvais, simplement que ça ne m’accrochait pas autant. Pas vraiment une surprise vu mon processus de distanciation avec le fait musical ces dernières années. J’avais tort puisqu’une seconde écoute a fait office de claque de velours me rappelant à la réalité : Noriko, c’est toujours magique. Peut-être plus épuré, moins riche dans les sources de son, plus direct, le résultat reste assez fantastique grâce à ces mélodies étrangement entêtantes et la splendeur de sa voix. En 2007, je ne suis sans doute plus amoureux de Noriko-san, mais sa musique mérite toujours d’être aimée.

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La vraie vie

Tom McCarthy était chez un ami lorsqu’il fut pris, en voyant une fissure dans le mur de la salle de bain, d’un sentiment de déjà-vu. L’idée lui vint que, s’il était riche, il pourrait faire reconstruire l’endroit où il pensait avoir vu cette fissure, payer des gens pour être les personnes qui vivaient dans le même immeuble et vivre ainsi perpétuellement ce moment qui lui était revenu de façon si inattendue.

C’est comme ça que McCarthy s’est retrouvé avec une idée de roman sous le bras. Il ne lui manquait plus qu’un personnage suffisamment riche pour faire vivre son histoire. Un magnat ? Pas intéressant : il faut un type normal. Un homme qui remporte la loterie ? Trop bateau. Non, le narrateur –anonyme- de « Remainder » a eu un mystérieux accident : une chose indéterminée lui est tombée dessus et, après des mois d’hôpital et de négociations, une mystérieuse compagnie responsable de l’accident préfère ne pas aller au tribunal et payer une énorme somme d’argent au malheureux contre la promesse qu’il ne mentionnera à personne la nature de son accident. Quelques jours après, lors d’une de ses premières sorties, il se retrouve comme McCarthy dans la salle de bains d’un ami et fait la même expérience. Voilà donc à quoi il utilisera sa fortune. Et après la première recréation suivra une seconde et puis une autre, et encore une autre, avec chaque fois une petite dose de violence supplémentaire.

En fait, comme les souris de laboratoire qui s’administrent chocs électriques sur chocs électriques afin de retrouver le plaisir de l’analgésique produit ensuite par le corps, le narrateur se retrouve dépendant de ses mises en scène et de l’extase ressentie chaque fois qu’il pense avoir l’authentique au bout des doigts. Comme tout accro, il aura besoin de toujours plus d’émotions – ce qui mènera bien sûr à de sérieux ennuis.

Le lien entre l’accident et cette nécessité de recréer est assez évident : le traumatisme a été tel que le narrateur a du réapprendre tous les gestes quotidiens. Pour ce faire, il faut répéter encore et encore, prendre conscience de chaque muscle, de chaque étape nécessaire à, par exemple, empoigner une fourchette. Ce n’est qu’au prix d’un travail insensé qu’il pourra retrouver une normalité psychomotrice. De même, une fois revenu à la vie « normale », il se sent quelque peu étranger, inadapté et se persuade que c’est en répétant à l’infini des scènes de la vie qu’il arrivera à appréhender les mécanismes de la réalité et à devenir plus naturel que naturel. C’est évidemment une illusion : si la mécanique se base sur la répétition, la vie n’existe que dans la collision entre la routine et le hasard. Ces « recréations » n’ont d’autres effets que de l’éloigner inexorablement du monde extérieur, le dirigeant tout droit vers la folie – qui prend ici une forme absolument rationnelle et donc infiniment plus dangereuse.

McCarthy est impliqué dans l’art contemporain, et si certaines des recréations de son personnage font furieusement penser à des « performances », on voit surtout surgir la question de la réalité et du rapport individuel à celle-ci. « Remainder » est un roman d’une époque qui est fascinée par l’hyper-réel, que ce soit celui de « Big Brother » ou du retour à des valeurs jugées authentiques. Ces deux options qui semblent a priori s’opposer – Endemol vs. Nicolas Hulot, par exemple- participent en fait de la production d’une illusion de réalité. D’un côté, on pense voir comment les gens sont vraiment dans l’intimité, de l’autre on est persuadé de posséder les vraies valeurs pour vivre heureux et équilibrés. Dans les deux cas, on se trompe et, à moindre échelle, on fait la même chose que le narrateur.

Malgré la force de l’idée et la fascination que l’on peut ressentir à la lecture des préparatifs de recréations, « Remainder », livre évènement en Grande-Bretagne l’an passé, laisse plus perplexe qu’il n’enthousiasme vraiment. Tout d’abord parce que le style n’est peut-être pas toujours au rendez-vous. Plus probablement parce que, hypnotisés par l’image que l’on a du réel, on a du mal à comprendre les pérégrinations de cet homme qui a perdu le contact et voudrait se recréer sa propre version. Impossible de ressentir de l’empathie pour quelqu’un qui est dans l’erreur lorsque l’on est soi-même dans l’erreur sans s’en rendre compte. Peut-être. Voilà quand même un livre diablement original : il ne faudrait pas que ces réserves vous fassent bouder votre plaisir.

Tom McCarthy, Remainder, Alma Books, £10.99

Traduction prévue chez Hachette Littératures pour Septembre

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