Au nom du père

Une ombre traverse les pages des aventures de Huckleberry Finn : celle de son père, homme brutal mort de façon violente. Twain ne lui réserve pratiquement aucune place, mais cette figure domine le parcours du jeune Huck. Dans « Finn », paru en début d’année, Jon Clinch tente de lui donner une vie et de circonstancier son décès.

Comme Huck craignait son père, celui-ci est sous la domination de son propre géniteur, le terrifiant Juge, sorte de Dieu le père version ancien testament, toujours prêt à écraser son fils sous le poids de son courroux. Et cette colère, il la subit souvent, devenant le mouton noir de la famille, un être honteux s’enfonçant dans la dépravation, maculant de boue son nom de par son association avec les personnes les moins recommandables de la région. Comble de la honte, de son union avec une esclave en fuite naîtra son fils. Sous la pression du Juge, Finn est poussé à commettre l’irréparable.

Dans l’introduction d’une édition espagnole de « The adventures of Huckleberry Finn », Roberto Bolaño écrit que, pour les auteurs américains, il y a deux chemins : celui de « Moby Dick » et celui du livre de Twain. L’œuvre de Melville est celle qui explore les territoires du mal, où l’homme est défait. « Huck Finn », c’est le chemin du bonheur et de l’aventure auquel il est facile de s’identifier. S’il ne peut y avoir qu’un seul Achab, nous pouvons ou rêvons tous être Huck. Avec « Finn », il est évident que Clinch nous conduit vers le côté obscur. C’est là la première différence nette avec l’œuvre inspiratrice. Finn est certes humain, il est surtout une création maudite, laminé par les forces combinées de son éducation et du destin. Malgré ses efforts pour se remettre dans un chemin plus droit et baigné de soleil, sa marche vers les ténèbres et le meurtre est implacable, les chances de rédemption jamais crédibles. Si son fils pouvait être tout le monde, lui ne peut être le père de personne. Pour peu que l’on accorde une pertinence aux propos de Bolaño, « Finn » se classera dans une galaxie mellvillesque.

En matière de structure, on n’a pas celle claire, précise et linéaire de Twain mais bien celle d’apparence chaotique et anti-chronologique chère à Faulkner. Une autre référence est peut-être à trouver dans les personnages crépusculaires et archétypaux de Cormac McCarthy. Au final, et malgré quelques références aux aventures de Huck, on est fort loin de l’œuvre inspiratrice. A priori, ce n’est pas plus mal : si le choix de reprendre la création d’un autre n’est plus original depuis longtemps, ça reste une option terriblement casse-gueule. Les comparaisons sont inévitables, et en accentuant les différences, il y a sans doute moyen de trouver une voie personnelle, éloignée des critiques.

Si je n’ai personnellement pas de soucis avec ces changements radicaux d’ambiance et de structure, il n’en vas pas de même avec la trouvaille principale de Clinch : Huck issu des amours entre un blanc et une noire. L’auteur se justifie en fin de volume par le rappel que Twain a mentionné à de nombreuses reprises sa dette, à l’heure d’imaginer la vie du jeune vagabond, envers les histoires qui lui étaient contées par des jeunes esclaves - on avouera qu’il y a un saut énorme à effectuer pour arriver de ces propos au choix de Clinch. Le problème, c’est que la force de « The adventures of Huckleberry Finn » vient notamment des relations, exceptionnelles pour l’époque, entre Huck et Jim, l’esclave en fuite. En faisant du rejeton de Finn le maudit un mulâtre, c’est un pan entier de la richesse de l’histoire originale qui passe à la trappe.

« Finn » considéré indépendamment de sa source donne un livre efficace, brutal et sans concession, écrit avec une maîtrise remarquable pour un premier roman. Peut-être l’organisation faulknerienne est-elle trop académique ou les personnages mccarthyens pas aussi imposants que ceux du bon Cormac. Si on ajoute le facteur Twain à l’équation, le bilan pâlit, non seulement à cause de l’invention malheureuse des origines de Huck, mais aussi par une emprise assez forte du politiquement correct, surtout dans la mise à mort de Finn, un peu ridicule, fausse bonne idée typique.

Jon Clinch, Finn, Random House, $23.95

 

0 commentaires:

Clicky Web Analytics