Trois tarés s'en vont au bal

Il en va des écrivains comme de la bourse, diront certains : on ne sait pas toujours bien pourquoi la cote monte ou descend. C’est un peu mon cas en ce qui concerne Rick Moody, auteur relativement bien vu par les amateurs de fictions pointues comme par ceux de textes classiques de qualité. Il aura suffi de « The Diviners », un roman pas vraiment réussi mais pas non plus totalement raté, pour que le premier groupe que j’évoquais se mette à tourner le dos lorsque l’on prononce son nom. Jugement sévère qui ne sera peut-être pas revu à la faveur de la publication du finalement assez bon « Right livelihoods ». Mais qu’en sais-je ?

Les nouvelles de Moody ont toujours été les pièces les plus intrigantes de son travail, les romans perdant parfois un peu du mystère et de l’étrangeté qui les enveloppent souvent pour gagner, sans doute, à la fois en clarté et en rigueur narrative. Les trois novellas reprises dans « Right livelihoods » se trouvent en fait à mi-chemin entre ces deux pôles, et ce n’est pas plus mal.

En guise d’entrée en matière, on a « The omega force », sans doute le meilleur des trois textes. Sur une île de la côté Est des Etats-Unis, le docteur Van Deusen, retraité d’une administration gouvernementale et un peu siphonné, trouve un roman d’espionnage de seconde zone qu’il identifie assez rapidement comme un rapport codé de la CIA l’avertissant personnellement de l’invasion prochaine de son bout de terre par des terroristes à la peau sombre. Il se met sur la piste des méchants en tentant de décrypter les indices dissimulés sous les apparences les plus anodines. Ce qui fait la réussite du récit, c’est la paranoïa drôlissime de Van Deusen. Ce personnage est l’idée géniale de Moody, la matrice d’une histoire qui sans lui n’aurait peut-être été qu’une version satirique de la folie anti-terroriste actuelle du gouvernement US : il donne de la chair à ce qui aurait pu terminer comme trop de nouvelles de George Saunders, paraboles politiques avant d’être des œuvres littéraires.

« K&K » est le texte le plus faible du recueil quoique non dénué de charme. Ellie s’occupe de l’organisation quotidienne d’une petite compagnie d’assurance. Parmi ses tâches, celle de relever les suggestions déposées par les employés dans une boîte réservée à cet effet. Elle y retrouve des messages de plus en plus inquiétants et s’attache à en débusquer l’auteur. C’est aussi le portrait un peu trop classique de l’employée trentenaire sans vie sentimentale et consacrant son temps libre à cultiver sa mélancolie. Amusante comme les histoires de Moody peuvent l’être, elle donne pourtant l’impression de n’être qu’un interlude discret entre les deux pièces majeures de « Right livelihoods ».

Le récit qui clôture le livre est le plus atypique. « The Albertine notes » est un texte de genre commandé par McSweeney’s en 2003. Dans un New York d’après la catastrophe, une drogue circule, éclipsant toutes les autres : l’albertine permet de revivre le passé d’une manière pas seulement réaliste mais presque concrète. Une revue commande à Kevin Lee, jeune journaliste sans le sou, un article sur ce phénomène. L’enquête n’est pas facile et il se retrouve rapidement instrumentalisé dans une guerre entre le trafiquant protégé par ce qu’il reste de la force publique et quelques scientifiques résistants. Les enjeux sont d’importance, parce qu’il semble bien que la drogue permette parfois de prédire l’avenir et surtout qu’il est possible d’intervenir sur les souvenirs – c’est dans ceux-ci que le conflit se fait le plus sanglant. C’est un récit aux multiples qualités : d’une part, on sent Moody particulièrement impliqué dans la description des junkies et des phénomènes de dépendances dont on sait la connaissance personnelle qu’il en a, donnant ainsi de véritables qualités humaines au texte, mais c’est aussi une occasion de rire gentiment des gueguerres et des jargons académiques de certains déconstructionnistes, post-féministes et autres philosophes postmodernes. C’est surtout une histoire débordant d’imagination et de créativité, à un point tel qu’on se dit qu’il aurait peut-être été plus sage d’en faire un vrai roman : le trop plein de pistes rend l’ensemble, et c’est là ma seule critique, par trop confus.

Les mauvaises langues diront que dans ces trois novelles, Moody n’a fait que donner sa version des fictions à la mode du moment : celles anti-adminstration Bush, celles sur la vie au bureau et celles du monde post-apocalyptique. C’est, d’une certaine manière, assez vrai, mais c’est oublier un peu vite que Moody n’est pas n’importe quel auteur : même noir, son humour est ravageur et il y a toujours assez de jeux dans ses écrits pour faire montre d’originalité et déjouer le piège de la banalité.

Rick Moody, Right Livelihoods, Little, Brown, $23.99

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Rescue the language

“- (..) What do you think the law is, that’s all it is, language.
- Legal language, I mean who can understand legal language but another lawyer, it’s like a, I mean it’s all a conspiracy, think about it Harry. It’s a conspiracy.
- Of course it is, I don’t have to think about it. Every profession is a conspiracy against the public, every profession protects itself with a language of its own, look at that psychiatrist they’re sending me to, ever try to read a balance sheet? Those plumes of the giant bird like the dog cornering his prey till it all evaporates into language confronted by language turning language itself into theory till it’s not about what it’s about it’s only about itself turned into a mere plaything the Judge say it right there in this new opinion, same swarm of flies he’s stepping on down there right now with their motion to throw out the jury’s verdict if they’ve got any sense.
- He can’t do that can he?
- Wait and see.
- But how can he. I thought that this was in the Constitution, a jury of your peers?
- A story you hear in first year law school, same argument Oscar’s grandfather got into with Holmes and here’s his son, here’s old Judge Crease down there following Holmes down the line. Justice Learned Hand exhorting Holmes ‘Do justice, sir, do justice!’ and Holmes stops their carriage. ‘That is not my job,’ he says. ‘It is my job to apply the law.’ Wait and see.
- And see what! My God Harry what’s he trying to do down there, the whole word flying to pieces war, drugs, people killed in the streets while this brilliant Federal judge up for the high court spends his precious time on this piece of junk sculpture and some dead dog,, what’s he trying to do!
- Trying to rescue the language, Christina. Wait and see.”

William Gaddis, A frolic of his own, Penguin, £7.99

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Chasseur sachant chasser

L’époque du boom littéraire latino-américain est déjà loin derrière nous et les lecteurs n’en connaissent souvent que deux, trois auteurs particulièrement célèbres. Si le succès de García Márquez, Vargas Llosa et, dans une certaine mesure, Cortázar est toujours d’actualité, qui lit encore les livres de Roa Bastos ou Carpentier ? Pourtant, pas mal d’œuvres valent toujours le détour. « Trois tristes tigres » du cubain Cabrera Infante en est un bon exemple.

« Trois tristes tigres » se présente au départ comme le portrait de quatre jeunes hommes dans La Havane d’avant le coup d’État. Visions pittoresques de la ville, histoires amoureuses des quatre amis, recherche d’accomplissement personnel, interrogations existentielles, finalement que de l’habituel. Ce n’est qu’une fois lancé sur cette voie, confortablement installé et presque blasé que Cabrera Infante donne un fabuleux coup de volant et envoie sa bagnole faire un long détour hors-pistes. Le voyage se fait chaotique, secouant et, disons, substantiel.

Qu’est-ce qui se passe ? L’auteur délaisse, sans tout à fait les abandonner, ses quatre personnages et se consacre aux véritables héros de « Trois tristes tigres » : la nostalgie de La Havane et de ses nuits, la musique et la littérature. Lors de l’écriture de ce livre, Cabrera Infante est déjà à moitié en exil, dans la pluvieuse ville de Bruxelles. Il n’est donc pas étonnant qu’il consacre tant de pages à se remémorer les rues de la capitale cubaine, sa faune nocturne et son ambiance. Plutôt que le réalisme cru d’un camarade écrivain ou l’exotisme forcé d’un étranger, il choisit le chemin d’une « mythologisation » de ces éléments, créant une sorte de légende cubaine, un valhalla culturel de l’île. La musique est omniprésente : celle de la langue bien évidemment, mais aussi celle de tous les clubs enfumés, bouges infâmes ou salles de spectacle des palaces pour riches américains. Elle est dans les actions et les conversations des personnages, on aurait même presque envie de dire que le livre entier est une partition ou est doté d’une structure purement musicale. Au lieu d’une version Broadway de Cuba, « Trois tristes tigres » serait une version La Havane de Broadway. Ce serait bien entendu une exagération, nous n’en dirons donc rien.

Le troisième personnage du livre, c’est donc la littérature. Pas uniquement parce qu’on en parle énormément tout au long des pages, mais surtout parce que Cabrera Infante donne l’impression de tout essayer, de ne se refuser aucun mode d’expression, sans aucune pédanterie, toujours avec une grande malice. Cette liberté d’écriture se présente sous différents modes. Il y a, par exemple, le récit en deux versions du séjour à La Havane d’un couple américain : celle du mari, homme aux prétentions littéraires, dans une langue trop châtiée pour être honnête et puis celle de la femme, sensiblement différente dans le fond et dont la forme, qui est celle d’une histoire mal traduite, truffée d’anglicismes louches et de notes de bas de page sentant bon le désespoir du traducteur. Il y a aussi le récit de la mort de Trotsky à la mode de sept écrivains cubains qui donnent des pages hilarantes, folles, et d’autant plus impressionnante lorsqu’on est familier avec l’un ou l’autre des auteurs épinglés. Et on pourrait mentionner les chansons, les poèmes, les ébauches de pièces de théâtre qui font de « Trois tristes tigres » une sorte de bible pratique des procédés littéraires. L’auteur travaille également sur diverses formes de jeux graphiques ou lexicaux, donnant en quelque sorte la possibilité au lecteur d’avoir accès à un laboratoire des lettres ou de parcourir une version mise au nette d’un carnet d’esquisses.

Cabrera Infante ne voulait pas que « Trois tristes tigres » se voit qualifié de roman : pour lui, il s’agissait juste d’un livre. Et on peut le comprendre : c’est un fourre-tout, un bric-à-brac dont la cohérence ne vient pas d’une histoire ou de personnages mais plutôt d’un décor et d’être fait d’éléments tous issus de l’imaginaire débridé de l’auteur. Sans avoir la précision diabolique du « Marelle » de Cortázar, il s’agit d’une œuvre fascinante qui, sans prétendre être son égale, ne mérite pas moins de se retrouver dans les livres qu’il faudrait vraiment lire pour comprendre le boom, mais aussi la littérature passée et celle à venir.

Guillermo Cabrera Infante, Trois Tristes Tigres, L’Imaginaire / Gallimard, 10€60

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Mémoire bafouée

Il y a dans la notice biographique de « La mémoire vaine », deuxième roman du sévillan Isaac Rosa la mention suivante : « (il) a, en outre, reçu (…) le (prix) Rómulo Gallegos, le Nobel latino-américain, qui a couronnée avant lui les plus grands dont Roberto Bolaño ». De toute évidence, recevoir le Gallegos est chose prestigieuse puisque, en plus du chilien, Rosa se retrouve sur la même liste que Vargas Llosa, García Márquez, Fuentes, Del Paso, Marías ou Vila-Matas. Il est légitime que Christian Bourgois capitalise sur ce fait. Par contre, on est surpris que l’éditeur de Bolaño n’ait pas plus de scrupules à utiliser son nom dans ce contexte: on se rappellera peut-être la terrible dispute l’ayant opposé au jury en 2003 lorsqu’on avait tenté de lui faire approuver une liste de finalistes sur laquelle il ne pouvait donner son avis. Il qualifia la personne qui l’avait contacté à cette fin de pseudopoétesse chaviste aux méthodes cubaines et le jury dans son ensemble de néostalinien. De fait, le prix est octroyé par le gouvernement vénézuélien et certains se plaignent de le voir accordé, ces temps-ci, à des œuvres aux mérites plus politiques que littéraires. Le livre de Isaac Rosa est à mon sens une forte indication de la véracité de ces allégations.

« La mémoire vaine » a quelques mérites littéraires. Portrait double d’un professeur et d’un étudiant évaporés après les troubles estudiantins des années ’60 dans l’Espagne franquiste, le livre se présente en fait comme une étude illustrée des possibilités qui s’ouvrent aux romanciers – l’étudiant était-il vraiment activiste ou un provocateur payé par la police ? le professeur, un indic, un membre de l’opposition ou un homme broyé par erreur ? – et des conséquences que ces choix entraînent sur les valeurs morales et historiques du livre à écrire. C’est donc un travail sur la mémoire, la fiction, et la littérature en tant qu’objet d’étude d’elle-même. Tout ça aurait pu être très beau jusqu’à ce que l’on se rende compte que tout n’est qu’un masque. Rosa nous propose un travail qui pourrait bien être celui de la haine de la fiction : toutes les options possibles mèneraient à trivialiser scandaleusement l’expérience franquiste, sauf bien sûr la sienne. On se rend vite compte que tous les essais sont de prétextes à avancer la vision la plus manichéenne des choses, celle selon laquelle Franco s’est levé un jour et a décidé de renverser le gouvernement parce qu’il en avait envie. Les exactions anarchistes à la veille du conflit ? A la trappe. Les énormes responsabilités communistes dans la défaite des républicains ? Inexistantes. L’Espagne post-transition ? Une dictature molle qui ne s’est pas débarassée de la torture et reste toujours sous l’emprise de l’influence franquiste. Le rappel qu’une guerre civile ne saurait se résumer à un duel entre le bien et le mal ? Une mascarade, pire : une trahison. La vision de Rosa est aussi répugnante que celle des nostalgiques de Franco.

Rosa sait très bien les reproches qui lui seront fait : une bonne partie du roman se réduit à un plaidoyer pro-domo tentant plus ou moins habilement de faire croire à celui qui voudra les émettre qu’il est un sale réac’. Il est par ailleurs piquant de constater que si quasiment tous les citoyens espagnols en vie aujourd’hui sont responsables ou doivent ressentir une culpabilité directe ou indirecte devant les méfaits de la dictature, les communistes sont par contre lavés de toutes tâches laissées par les innombrables régimes dont ils étaient idéologiquement proches et qui ont pourtant épuré de la façon la plus abjecte leurs populations. Rosa ne semblant pas voir de double standard dans son attitude, il devient évident que son problème n’est pas le franquisme, la torture et les massacres mais bien l’orientation politique des victimes. Preuve en est son pro-castrisme.

Il y a beaucoup à dire sur un régime dictatorial et violent ayant maintenu l’Espagne dans la pauvreté pendant de longues années mais, au final, tout l’arsenal fictionnel déployé par Rosa ne cache pas son véritable objectif : celui de faire une oeuvre pour les camarades, panégyrique d’opinions politiques mortifères, véritable crachat à la gueule de ceux qui refusent d’avoir une vision classiste de l’histoire et tiennent à une étude non-idéologique de la guerre d’Espagne. Dans ce cadre, voir « La mémoire vaine » qualifié de travail éthique sur la quatrième de couverture est gerbant. Malheureusement, les artifices littéraires utilisés par Rosa réussissent à tromper : certains, comme Gustavo Guerrero, se sentent mal à l’aise face à l’aspect politique mais trouvent au livre de véritables qualités littéraires. C’est une erreur : il s’agit d’un livre infâme, qui pue la merde. Pour couronner le tout, la traduction est assez étrange.

Isaac Rosa, La mémoire vaine, Christian Bourgois, 25€

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Au nom du père

Une ombre traverse les pages des aventures de Huckleberry Finn : celle de son père, homme brutal mort de façon violente. Twain ne lui réserve pratiquement aucune place, mais cette figure domine le parcours du jeune Huck. Dans « Finn », paru en début d’année, Jon Clinch tente de lui donner une vie et de circonstancier son décès.

Comme Huck craignait son père, celui-ci est sous la domination de son propre géniteur, le terrifiant Juge, sorte de Dieu le père version ancien testament, toujours prêt à écraser son fils sous le poids de son courroux. Et cette colère, il la subit souvent, devenant le mouton noir de la famille, un être honteux s’enfonçant dans la dépravation, maculant de boue son nom de par son association avec les personnes les moins recommandables de la région. Comble de la honte, de son union avec une esclave en fuite naîtra son fils. Sous la pression du Juge, Finn est poussé à commettre l’irréparable.

Dans l’introduction d’une édition espagnole de « The adventures of Huckleberry Finn », Roberto Bolaño écrit que, pour les auteurs américains, il y a deux chemins : celui de « Moby Dick » et celui du livre de Twain. L’œuvre de Melville est celle qui explore les territoires du mal, où l’homme est défait. « Huck Finn », c’est le chemin du bonheur et de l’aventure auquel il est facile de s’identifier. S’il ne peut y avoir qu’un seul Achab, nous pouvons ou rêvons tous être Huck. Avec « Finn », il est évident que Clinch nous conduit vers le côté obscur. C’est là la première différence nette avec l’œuvre inspiratrice. Finn est certes humain, il est surtout une création maudite, laminé par les forces combinées de son éducation et du destin. Malgré ses efforts pour se remettre dans un chemin plus droit et baigné de soleil, sa marche vers les ténèbres et le meurtre est implacable, les chances de rédemption jamais crédibles. Si son fils pouvait être tout le monde, lui ne peut être le père de personne. Pour peu que l’on accorde une pertinence aux propos de Bolaño, « Finn » se classera dans une galaxie mellvillesque.

En matière de structure, on n’a pas celle claire, précise et linéaire de Twain mais bien celle d’apparence chaotique et anti-chronologique chère à Faulkner. Une autre référence est peut-être à trouver dans les personnages crépusculaires et archétypaux de Cormac McCarthy. Au final, et malgré quelques références aux aventures de Huck, on est fort loin de l’œuvre inspiratrice. A priori, ce n’est pas plus mal : si le choix de reprendre la création d’un autre n’est plus original depuis longtemps, ça reste une option terriblement casse-gueule. Les comparaisons sont inévitables, et en accentuant les différences, il y a sans doute moyen de trouver une voie personnelle, éloignée des critiques.

Si je n’ai personnellement pas de soucis avec ces changements radicaux d’ambiance et de structure, il n’en vas pas de même avec la trouvaille principale de Clinch : Huck issu des amours entre un blanc et une noire. L’auteur se justifie en fin de volume par le rappel que Twain a mentionné à de nombreuses reprises sa dette, à l’heure d’imaginer la vie du jeune vagabond, envers les histoires qui lui étaient contées par des jeunes esclaves - on avouera qu’il y a un saut énorme à effectuer pour arriver de ces propos au choix de Clinch. Le problème, c’est que la force de « The adventures of Huckleberry Finn » vient notamment des relations, exceptionnelles pour l’époque, entre Huck et Jim, l’esclave en fuite. En faisant du rejeton de Finn le maudit un mulâtre, c’est un pan entier de la richesse de l’histoire originale qui passe à la trappe.

« Finn » considéré indépendamment de sa source donne un livre efficace, brutal et sans concession, écrit avec une maîtrise remarquable pour un premier roman. Peut-être l’organisation faulknerienne est-elle trop académique ou les personnages mccarthyens pas aussi imposants que ceux du bon Cormac. Si on ajoute le facteur Twain à l’équation, le bilan pâlit, non seulement à cause de l’invention malheureuse des origines de Huck, mais aussi par une emprise assez forte du politiquement correct, surtout dans la mise à mort de Finn, un peu ridicule, fausse bonne idée typique.

Jon Clinch, Finn, Random House, $23.95

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La croisière s'amuse peu

Après la course aux armes effrénée menée par John Barth de « Sot-weed factor » jusqu’à l’apocalypse littéraire de « Letters », il était sans doute temps pour l’auteur de se reposer et de laisser respirer son lectorat. C’est donc avec un roman plus léger et aéré qu’il revient en 1982.

Pour beaucoup, « Sabbatical » est le roman qui marque le début de la période inintéressante de Barth. Lui qui semblait pouvoir remplir sans aucun problème pages inspirées après pages inspirées avait déjà eu du mal à l’heure de composer « Letters » - sur lequel il a travaillé on and off pendant plus de dix ans- et les mauvaises langues disent que la muse l’a déserté.

Ce qui est certain, c’est que « Sabbatical » est, au premier abord, un roman étrange dont l’intrigue fait plus Mailer que Barth : un couple revient d’une année sabbatique passée sur un voilier et se retrouve plongé dans une étrange histoire de disparitions d’amis de l’homme, ancien agent de la CIA. Pour aller avec ce sujet a priori plus conventionnel, l’écriture se fait moins baroque, débarrassée de la graisse, pas tout à fait simple mais, disons, plus abordable.

Thématiquement, il y a aussi du changement ou en tout cas un déplacement de focale puisque les soucis politiques et écologiques de l’auteur, déjà présents en arrière plan dans « Giles Goat-Boy » par exemple, prennent une place bien plus grande. Barth est visiblement en colère contre l’Amérique post-Vietnam, la diplomatie à la Kissinger et l’avènement de Reagan. Il est aussi inquiet de voir sa bien aimée baie de Chesapeake menacée dans son équilibre environnemental par la poussée immobilière et les grands projets du gouvernement et de ses agences. Ces soucis donnent d’ailleurs un livre sans doute moins amusant et léger en apparence que les précédents travaux d’un Barth qu’on a connu plus facétieux.

Ceci dit, « Sabbatical » reste purement barthien : il s’agit encore une fois d’une fiction hautement consciente d’être fiction, d’un roman qui s’écrit sous nos yeux, puisque ce couple de retour vers la maison a décidé d’en rédiger un à quatre mains, plus ou moins celui que nous lisons. Par conséquent, le narrateur étant double, ce n’est ni le I ni le He qui est de mise, mais bien un étrange We auquel il faut s’habituer. Ce mode narratif renvoie inévitablement à un des autres thèmes du livre, celui du mariage et de l’amour. Les liens entre le voyage en couple, la remontée de la rivière, la vie, le développement d’une histoire ou même la fertilité est, j’imagine, assez évident pour que je n’aie pas à m’attarder dessus…

Si le mélange d’une intrigue étrange et des traditionnels soucis métafictionnels barthiens avait de quoi éveiller, si ce n’est l’intérêt, au moins la curiosité, « Sabbatical » souffre de trop de faiblesses pour que nos deux marins arrivent à écoper suffisamment afin de maintenir le bateau à flot. On retrouve une fois de plus l’obsession du parcours héroïque – fuir, revenir, charybde et scylla et tutti quanti- dans les aventures de nos plaisanciers, ainsi que de multiples références à l’histoire et à la théorie littéraire, mais Barth donne l’impression de se recycler une fois trop, ou précisément de ne plus se recycler mais bien de répéter ce qu’il a mieux dit ailleurs. De plus, il le fait d’une façon par trop didactique, essayant de gagner en clarté, parvenant surtout à perdre en subtilité. Il en va de même avec l’aspect politique : le clou est enfoncé trop souvent, de manière grossière et, au final, fatigante.

« Sabbatical » laisse un amer goût de trop peu. Barth est un écrivain de premier plan, il y a donc bien sûr d’excellentes pages mais la puissance imaginative et la grâce littéraire ne sont plus vraiment au rendez-vous. Un malheur n’arrivant jamais seul, certaines des dernières péripéties du livre évoquent « The end of the road », deuxième et plus mauvais roman de l’auteur.

On notera qu’il s’agit du premier livre de Barth qui donne une place primordiale à la voile, peut-être sa plus grande passion qui va d’ailleurs se retrouver au centre de pratiquement tous les livres qu’il publiera par la suite. Espérons qu’il voguera mieux par la suite…

John Barth, Sabbatical : a romance, Dalkey Archive, $12.95
Traduit sous le titre « La croisière du Pokey » au Seuil (22.20€)

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Rentrons

Programme (anglo-saxon) chargé. Quelques titres publiés cette année que je me dois de lire avant la fin 2007. Liste partielle, of course.

Déjà publié:
David Markson « The last novel » (et il semble bien que cela sera the very last puisqu’il se dit que Markson est fort malade.)
Viken Berberian « Das Kapital: A Novel of Love and Money Markets » (un ami du disparu Pugnax, recommandé par Claro.)
Rick Moody « Right Livelihoods: Three Novellas »
Matt Ruff « Bad Monkeys »

A venir:
30/08/07 – David Markson « Arrêter d’écrire » (j’hésite encore entre la traduction ou l’original)
03/09/07 – Julian Cope « Japrocksampler: How the Post-war Japanese Blew Their Minds on Rock 'n' Roll » (tout est dans le titre)
04/09/07 – Denis Johnson « Tree of Smoke » (dire que je l’attend avec autant d’impatience que « Against the Day » l’an dernier serait mentir, mais on n’en est pas loin…)
06/09/07 – Jack Kerouac « On the Road: The Original Scroll » (Première publication de la version originale, occasion de se replonger dans un classique?)
27/09/07 – Tom McCarthy « Men in Space » (dont « Remainder », paraît en français le 22 août sous le titre « Et ce sont les chats qui tombèrent ».)
??/10/07 – Paul Verhaeghen « Omega Minor » (des amis néerlandophones ne m’ont pas fait une publicité très positive de ce livre, mais un traduction chez Dalkey et des commentaires positifs de Richard Powers éveillent mon intérêt.)
20/11/07 – Steve Erickson « Zeroville »
28/12/07 – Lydia Millet « How the dead dream » (ceux qui ont lu « Oh pure and radiant heart » savent pourquoi.)
??????? – Alexander Theroux « Laura Warholic: Or, the Sexual Intellectual » (selon Steven Moore, le titre sera publié le mois prochain après des reports successifs causés par près de 200 pages ajoutées par l’auteur, au détriment, dit-il, de la qualité d’ensemble. A voir…)

Quatre livres en espagnol publiés à 2007 :
Roberto Bolaño « La Universidad desconocida »
Roberto Bolaño « El secreto del mal »
Sergi Pàmies « Si te comes un limón sin hacer muecas »
Mario Bellatin « El gran vidrio »

Quels sont les titres français à attendre de pied ferme? Et pour les autres pays ? Suggestions attendues.

Tout autre chose : dans les deux semaines qui viennent, on va un peu nettoyer les fonds de tiroir sur Tabula Rasa, avec peut-être des notes sur « Sabbatical », le semi faux-pas de John Barth, l’excellent « Trois tristes tigres » de Cabrera Infante, le moyen « Finn » de Jon Clinch et l’épouvantable et nauséabonde « Mémoire vaine » (et révisionniste) de Isaac Rosa. On parlera peut-être même du « Livre de l’intranquillité ». Ensuite, si tout va bien, une bonne grosse semaine consacrée à Vollmann (entretien et critique de trois livres).

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