Vila-Matas, Dr. Pynchon et le réalisme: digressions

Le croirez-vous : le dernier livre de Enrique Vila-Matas nous entretient d’un écrivain qui, sur la piste de Robert Walser, tente de disparaître et, peu à peu, cesse d’écrire. Cette obsession thématique du Catalan pourrait lasser s’il elle n’était pas développée, cette fois-ci, avec une telle brillance.

« Docteur Pasavento » est l’histoire de l’écrivain barcelonais Andrés Pasavento qui, invité à Séville pour y donner une conférence, ne va pas à son rendez-vous et décide de commencer un processus de disparition qui le mènera à Naples, sur les traces d’un ancien collègue walsérien ; à Paris pour scruter sans cesse la rue Vaneau ; en Suisse à l’asile où Walser passa les dernières années de sa vie, et enfin dans une ville portuaire d’un étrange pays d’Afrique noire hispanophone.

Pasavento, au début très préoccupé de ne trouver aucun avis de recherche dans la presse ou de mails inquiets dans sa boîte et ayant une très forte tendance à se loger dans des hôtels où il risque d’être reconnu, se rend finalement compte qu’il n’a pas disparu : il est simplement ignoré. Tout le monde se fout de ce qui lui arrive. Cette révélation est salvatrice et le mènera à se débarrasser de son nom pour se présenter sous celui du docteur Pynchon. Lui qui voulait « continuer à écrire et à exister sans être importuné » - grosse différence avec Vila-Matas qu’on voit et lit partout- cesse progressivement d’écrire, gommant les dernières traces de son ancienne vie.

« Docteur Pasavento » évoque un croisement entre « Le voyage vertical » -selon moi le meilleur livre de Vila-Matas- et le roman-essai à la Sebald. Au-delà de l’énorme quantité de références littéraires brassées par l’auteur, ce roman est aussi l’occasion pour lui d’écrire la version la plus élaborée de sa déclaration d’amour à la vie et à l’œuvre de Walser. C’est surtout un grand roman de la coïncidence où le moindre lien ténu est considéré comme significatif, méritant d’être exposé afin de donner une nouvelle lumière à l’expérience de Pasavento. Pas étonnant que Vila-Matas finisse par évoquer la paranoïa grandissante de son personnage qui en vient presque à penser que les médias lui parlent ou que les gens savent qui il est réellement et jouent avec lui par d’étranges devinettes.

C’est intéressant parce que ce thème me semble avoir déjà été abordé par le Catalan dans « Desde la ciudad nerviosa », où il décrit la fiction comme une tapisserie partant dans tous les sens et la vie comme un tissu continu. L’écrivain tisse le sens à partir d’un amas de matériaux disparates, créant ainsi une œuvre hybride, à la fois narration classique, essai littéraire, récit de voyage, etc. Un des personnages de « Docteur Pasavento » le dit clairement :

« La littérature (…) consiste à donner la trame de la vie une logique qu’elle n’a pas. Moi, il me semble que la vie n’a pas de trame, c’est nous qui lui en donnons un, qui inventons la littérature. »

L’exemple le plus frappant de ce type de livre est sans aucun doute « Les anneaux de Saturne » de WG Sebald. Je parle de coïncidences et voilà que tout ça me rappelle que Olivier Rohe, dans un article de Inculte #12, disait du même Sebald qu’il « rapprochait l’activité du romancier du délire paranoïaque. Ecrire une fiction, selon lui, revient à élaborer un ensemble de cohérences, un jeu de correspondances, une toile de signes reliés entre eux. Aucune présence gratuite dans un roman ; tout y a une place – méditée d’avance ou pas. Il en va de même du paranoïaque : il tisse des événements, des signes, des présences, dont rien ne justifie a priori la parenté. »

Voilà une théorie tentante et qui en plus expliquerait peut-être pourquoi les fictions de Pynchon me plaisent tellement : le contenu totalement parano serait en adéquation absolue avec le processus d’élaboration de la forme, avec le travail de l’auteur, et la combinaison de ces deux pans du délire place nécessairement le lecteur même dans la peau du malade s’attachant à recoller les bribes d’information ensemble, à associer les disparités en un tout logique et évident, alors que justement rien ne le permet au départ. Un véritable processus à la fois de transformation et de création du réel.

Ce ne serait donc pas un hasard que le docteur Pasavento se transforme en docteur Pynchon à mesure qu’il abandonne sa vie passée et devient hypersensible à toute ébauche de signe envoyé par la réalité, espérant que ça lui permette d’atteindre la vérité. On en viendrait presque à se dire qu’il est étrange que le livre soit placé sous le signe du retrait de Walser –et donc d’un certain minimalisme littéraire- alors qu’il semble illustrer superbement l’état d’esprit qui permit de donner vie aux fictions maximalistes pynchoniennes. Peut-être parce que le paranoïaque fatigué de guetter et de se méfier du monde n’a d’autre choix que de se retirer dans un asile pour se promener et tout oublier ?

Je me rends compte que ce qui se voulait au départ critique est en fait une longue digression. Je pourrais tout effacer et recommencer mais ce n’est finalement pas plus mal : Vila-Matas évoque dans « Docteur Pasavento » les digressions de manière très positive. C’est assez logique, puisqu’elles font partie intégrante du dispositif narratif de l’écrivain voulant approcher la réalité – nécessairement paranoïaque, on l’a vu- d’un monde fragmenté.

Voilà qui nous mène par des chemins de traverse, pour conclure, à la question du réalisme en fiction, qui trop souvent consiste à refuser la fragmentation et la digression. Pourtant, dans un entretien avec Transfuge, William Gass disait considérer « Le tunnel » comme un roman réaliste :

« Je suis un auteur réaliste au sens où, dans le roman, je pense qu’il faut qu’il y ait à la fois de la confusion, des oublis, des malentendus, des répétitions, des choses que l’on ne sait pas (…), toutes les choses qui sont dans la vie (…). Je pense qu’un part de hasard intervient dans l’univers et que, finalement, tout cela ne va nulle part. »

On dira donc à la suite de Gass, de Pynchon, de Sebald et de Vila-Matas que le roman traditionnel aux personnages dont on sait tout, aux causes et effets évidents, à la chronologie classique, au récit direct et sans digression, n’est absolument pas réaliste et n’arrive même pas à s’approcher vaguement de l’expérience concrète de la vie. Il ne fait, et encore, que refléter les rationalisations a posteriori des comportements. On sait pourtant, comme l’a dit John Barth que

« nulle notion n’est plus insaisissable que le motif d’une action humaine, quelle qu’elle soit. »

Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, Christian Bourgois, 25€

 

5 commentaires:

  1. claro said,

    Beau blogpost la veille de l'anniversaire de Mr. P.

    on 7:15 PM


  2. Anonyme said,

    l'anniversaire de Mr. P. et le dottore Ingravallo.

    on 8:54 PM


  3. Eh oui, 70 berges demain. Alors, coïncidence ou conspiration?

    on 9:43 PM


  4. g@rp said,

    Coïnspiration.
    Anyway : Happy B Mr P.
    Keep on flying toward grace.

    on 7:44 AM


  5. g@rp said,

    Je viens de relire ce blogspot : illumination !
    Mon obsession HOLienne de la coïncidence...
    L'esc@rgot, outre g@rpien, est parano.
    Je vais peut-être ENFIN arriver à pondre un roman...?
    Schtroumpf ! Les esc@rgots ne pondent pas.
    À reprendre à zéro.
    Anyway, encore un livre alléchant à se carrer sur la table de nuit.
    Thanks, Mister Fausto.

    on 5:37 AM


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