Tunnel de presse

Comme vous le savez déjà, la traduction française du « Tunnel » de William H. Gass est enfin dans les librairies et partout dans les journaux. On peut dire que l’éditeur aura mis les petits plats dans les grands : pensez à une revue, un journal, un magazine et vous pouvez être certain que Gass y pointera le bout de sa blanche chevelure.

Je dois admettre une fascination malsaine pour le « Tunnel » ainsi que pour l’évènement exceptionnel qu’est cette parution française. Comme un addict du sexe se jette sur les revues pornos, je me précipite sur tous les articles concernant l’œuvre gassienne. A l’époque où j’avais livré ma petite analyse du roman, j’avais fait connaître ma curiosité quant à la réception de ce livre décidément à l’opposé du politiquement correct. Et jusqu’ici, je dois dire que mon inquiétude n’était pas fondée : c’est un éloge unanime qui s’abat sur cette publication. Petit tour d’horizon.

Fabrice Gabriel a beaucoup aimé « Le Tunnel », mais, que ce soit pour Les Inrocks ou pour France Inter, ses papiers sont parmi les moins intéressants. Comme de larges parties des articles de la presse culturelle en général, on a la nette impression que la moitié du texte est tombée du dossier de presse. Le reste est brodé autour d’un entretien avec Gass (deux citations…) et de liens avec un certain Jonathan Littell. Lorsque je craignais en novembre dernier la façon dont serait perçu Kohler, le narrateur, et les jeux de mots ou ritournelles sur l'holocauste, je dois admettre avoir eu en tête ces fameuses « Bienveillantes ». Je n’ai pas lu livre, mais suis resté absolument sidéré par la violence inouïe des attaques dont il a été la cible. On ne parlait plus de littérature : le problème était le fric et le côté abominable du personnage. Le style ou le peu de style de Littell devenait un élément périphérique, le roman se jugeait sur des considérations extra-littéraires. Le magazine pour lequel travaille Fabrice Gabriel est d’ailleurs l’un des principaux coupables dans ce naufrage absolu de la critique. En fait, la bonne réception du « Tunnel » vient apporter la preuve par l’absurde que les attaques contre le personnage de Littell n’étaient que le cache-sexe dissimulant le peu de vertu des critiques : c’est l’agent et le succès qu’ils n’aimaient pas.

Fausto avait dit « William H. Gass a creusé un tunnel à même le langage ». Dans Lire, André Clavel dit « Gass creuse un tunnel au cœur même du langage ». J’imagine que cette coïncidence n’est pas surprenante -après tout, le titre du livre invitait implicitement à utiliser ce type d’image. Au-delà de ça, l’article de Clavel –tout comme celui qu’il a écrit pour Le temps- est assez bon, à ceci près qu’il ne peut s’empêcher, comme pas mal d’autres journalistes d’ailleurs, de dire que les livres de Gass se comptent sur le doigt de la main. C’est vrai si l’on ne considère que la fiction, mais on aurait tort d’ignorer l’œuvre critique et philosophique de l’américain : neuf ouvrages superbement écrits et pensés. Ce pan là du travail de Gass n’a rien à envier à sa fiction. Et puis, qu’est-ce que cette cote de trois étoiles finalement octroyée au « Tunnel » ? « Aimé passionnément », ça veut dire. Comme 42% des autres livres chroniqués ce mois-ci. Seul Finkielkraut et son « Qu’est-ce que la France ? » reçoit les quatre étoiles du général Génial. O tempora ! O mores !

Restons deux secondes dans le domaine de l’incompréhensible : plutôt qu’à Gass, c’est à McInerney et à Beigbeder ( !!!!) que Transfuge accorde sa couverture. Ne faisons pas la fine bouche : il y a quatre pages d’un entretien fort intéressant (contre douze pour les toxic twins transatlantique, tout de même). On retiendra plus particulièrement deux passages : « « Le Tunnel » est un tunnel et la métaphore entraîne trois choses. Le tunnel, c’est à la fois ce qu’on enlève, la saleté, les décombres, puis le trou, le néant qui se crée comme cela, et c’est la structure, tout ce qu’on est obligé de se construire autour pour qu’il tienne » ainsi que « Le but de l’écriture est de définir, de représenter une position esthétique, ce qui ne veut pas dire qu’on l’approuve sur le plan moral, bien au contraire ». En matière d’interview, on lira aussi celui du Nouvel Obs’ avant de se jeter sur la version non-éditée sur le blog de Didier Jacob : le contraste est saisissant. D’une gentillette conversation à lire dans le métro, on passe à une discussion beaucoup plus longue et riche. Ah, si la presse laissait plus de place aux choses essentielles !

Enfin, venons au meilleur de cette couverture presse : les deux pages du cahier livre de Libération. Il y’a d’abord l’interview. Plus court que les autres, il leur est infiniment supérieur : Eric Loret a réussi – comment, je ne le sais pas- a faire dire à Gass plus de choses en moins de mots, à le faire aller au fond des thèmes abordés dans les autres entretiens et en plus à l’entraîner sur des chemins pas encore parcourus. Chapeau ! Et ça continue dans la critique, puisque Loret y glisse une approche du « Tunnel » que je n’avais encore jamais lue nulle part et qui pourtant me semble maintenant presque évidente : tous les personnages seraient des prédicats de Kohler, et on peut se demander s’ils existent vraiment ou s’ils ne sont que des alter-egos, des alibis d’un narrateur les inventant pour que leurs propres caractères odieux le fassent paraître lui un peu moins horrible. On finit avec un hommage au traducteur, dont la tâche n'a vraiemnt pas été facile. Merci à Claro d'avoir su voir la lumière au bout du tunnel et tant voulu la montrer aux francophones.

William H. Gass, Le Tunnel, Le Cherche-midi, 26€

 

5 commentaires:

  1. Anonyme said,

    Le tout maintenant, c'est de voir si Le Tunnel va rencontrer ses lecteurs - quel ressort lui saura être toute cette masse critique. Ce n'est pas un livre facile, mais c'est un livre absolument fascinant.
    Je suis dedans, et il y a une espèce d'envoûtement qui se créer, une langue magique qui vous happe. S'il ne fallait pas se reposer les yeux et faire ses besoins de temps en temps, il faudrait le lire d'une traite haletante !

    Kohler parle d'une "époque où un livre n'était pas un simple signal, pareil à un panache de fumée dans un film d'Indiens ou montant d'un emballage de poulet froid à emporter recouvert de miettes, mais un corps empli de sang au sein du monde, un esprit en mouvement comme un boulet de canon." Gass est un train de creuser un tunnel dans ma bibliothèque mentale, tel ce boulet de canon.

    on 8:12 PM


  2. claro said,

    En tout cas, on vient de réimprimer. Et le site de la Fnac affiche un focus sur Lot49. Reportage sur Gass jeudi sur Direct 8. Radio: tout arrive, diffusion le 29. To be continued…

    on 9:24 AM


  3. Anonyme said,

    Excellent billet !

    on 10:52 AM


  4. wilfried said,

    Il y a un beau dossier aussi sur la littérature post-moderne américaine dans chronic'art, avec Gass en très bonne place.

    on 1:27 PM


  5. Anonyme said,

    "Le prix Goncourt pour les Bienveillantes a-t-il aussi récompensé le Tunnel de William H. Gass ?
    Pas un mot, rien n’a été dit pendant un an, une recherche poussée n’a rien donné. Juste cela, il y a quelques mois, sur le site de rue89, à propos du Tunnel de William H. Gass (paru en anglais en 1995) : un « nouvel écho aux Bienveillantes » ! Celles-ci ont très justement obtenu l’an dernier, à ne considérer qu’elles-mêmes, le prix de l’Académie française, le prix Goncourt et, par boule de neige, elles ont été achetées par six ou sept centaines de milliers d’improbables lecteurs (le livre se revend pour deux euros dans les vide-greniers à l’état neuf). Le Tunnel de William H. Gass, l’œuvre majeure des cinquante dernières années, est sorti au printemps dernier en français, grâce aux efforts de son traducteur, Claro, de son éditeur et du Centre national du livre dans la collection Lot 49 au Cherche Midi. Qui aura lu l’un et l’autre s’apercevra que les Bienveillantes de Jonathan Littell ont puisé ce qu’elles ont de meilleur dans le Tunnel de William H. Gass."

    "Gass commence son livre (épigraphe) : « Ce que j’ai à vous dire est long comme la vie ». Et Littell : « ça risque d’être un peu long ». Gass : « et je comprends qu’il me faut mettre par écrit cette prison qu’est ma vie ». Et Littell : « si je me suis résolu à écrire, après toutes ces années, c’est pour mettre les choses au point pour moi-même ». A la dernière page, Kohler, le héros de Gass, songe à mettre un revolver sur sa tempe. Eh bien, à la première page, Aue, le héros de Littell, parle de suicide. Aue, le héros de Littell ? Le voilà sortir du Tunnel, p.84, Hartmann von Aue, qui était un chevalier (un guerrier) et un poète. Les Furies sont là aussi, c’est-à-dire les « Bienveillantes », p. 299. Et les « cœurs homosexuels » des sbires de Hitler, p. 43.

    Kohler (Gass), dans une scène mémorable, étrangle le chat de sa femme. Aue (Littell) : « ma femme a ramené à la maison un chat noir pensant me faire plaisir ». Kohler (Gass), qui a assisté – « consultant en forfaitures fascistes » – au procès de Nuremberg, vit au milieu de livres sur l’histoire de l’Allemagne, des « congères nébuleuses » de données (endless drifts like snowed clouds). Aue (Littell) : « J’avais acheté et lu une quantité considérable de livres sur le sujet ».

    Gass découpe son livre en douze thèmes, douze tons selon le système dodécaphonique de Schönberg. Et Littell le divise selon Bach.

    Ce serait interminable. Mais il n’y a pas plagiat. Les deux livres ne se comparent pas."


    http://libellules.blog.lemonde.fr/2007/10/28/littell-sorti-du-tunnel/

    on 10:44 AM


Clicky Web Analytics