L'exaltation du putride

Ils partirent en chantant, la fleur au fusil. Ils y restèrent ou revinrent un poumon, un bras, une santé en moins. Malgré quatorze blessures, Ernst Jünger eut plus de chance, puisqu’il vécut pour s’en souvenir en des termes plus positifs que négatifs. Tout comme d’autres, la grande guerre laissa en lui une empreinte indélébile, mais « Orages d’acier » n’est pas un « Voyage au bout de la nuit ».

On republie beaucoup, ces temps-ci, des livres témoignages sur la guerre initialement parus dans les années qui la suivirent. C’est la mode de l’histoire vue par ses participants, par le petit écrasé, pulvérisé par la faute de la volonté d’en haut, de ceux qui figurent dans les études historiques traditionnelles. A la différence de la plupart de ces ouvrages, l’auteur est ici un véritable écrivain, chez qui on peut d’ailleurs voir des traces d’un héritage du romantisme allemand, tout particulièrement lorsqu’il décrit la nature ou la nuit et son interaction avec les surnaturels orages d’acier, mais aussi dans le dédain qu’il ressent devant la perspective de la mort.

Pourtant, Jünger ne fait pas vraiment un auto-portrait en héros, il ne cède pas à la tentation de glorifier la guerre, cette hygiène du monde selon Marinetti. La version disponible en français est en fait celle préparée en 1961 pour les œuvres complètes, la huitième révision depuis 1921. Avec les années, la nationalisme et l’éloge du sang versé aurait, dit-on, peu à peu disparu. Je ne peux me prononcer là-dessus, n’ayant lu que cette édition définitive dans laquelle on voit en fait un homme aux réactions ambiguës, à la fois effrayé et fasciné par le déluge de feu et le courage physique, qu’on ne saurait comprendre si l’on considère le conflit comme une chose barbare, point. En fait, c’est là que « Orages d’acier » impressionne plus que les livres habituels sur les poilus : on y voit un soldat qui, comme tous les autres, a eu peur et a fait preuve d’une bravoure insensée, mais qui a su réfléchir à son expérience, l’universaliser non pas dans le sens cosmopolite, plutôt dans le sens où ce qu’on retire de la lecture ne s’applique pas qu’à la guerre, un soldat qui a su, en fait, transcender l’horreur et la beauté – il y en a, apparemment- de la pluie d’obus pour nous dire quelque chose sur l’humain qui dépasse l’apitoiement compréhensible vis-à-vis du mort et de l’amputé.

Plus le soldat s’améliore dans ses facultés de donner la mort et de survivre, plus l’écrivain quitte le domaine du simple journal, longue litanie de faits, pour atteindre la dimension des belles lettres, la profondeur du véritable auteur, ce qui nous en dit peut-être long sur l’intime rapport entre l’art et l’horreur, tellement cher à Roberto Bolaño – chez qui Jünger fait une apparition fugace dans « Nocturne du Chili ». Pourtant, cette horreur de la guerre, l’auteur la refuse toujours, ne l’embrassant en fait que dans une saisissante scène :

« Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une épaisse odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses (…). Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire.
C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivais pas à contenir. »

Ernst Jünger s’engage volontairement en 1914 à l’âge de 19 ans. Après une première blessure, il s’inscrit à un cours pour devenir officier et devient lieutenant, ce qui lui permettra de diriger des hommes sur la Somme, à Cambrai, Arras et Ypres. Il livre le récit de l’attente, parfois insupportable, des bombardements assourdissants et insoutenables, de la mitraille larguée sur les vagues ennemies, de l’adrénaline qui monte lors des missions de reconnaissance et des attaques contre la tranché d’en face. Ce qui frappe, c’est le soldat qui s’emmerde et qui prie presque pour qu’un obus, au moins un obus, tombe, ou qui décide d’aller s’amuser en lignes ennemies la nuit, juste pour passer le temps. Ce qui frappe, c’est l’indifférence devant la purée humaine, le sang qui éclabousse partout, le danger permanent. Ce qui frappe, c’est que pour des raisons du domaine de l’indicible, il arrive que cette indifférence fasse place à un profond sentiment de dégoût, de peur et de tristesse face à la violence. Ce qui frappe, en fait, c’est l’impression que l’on ne saurait pas plus prévoir les réactions de l’homme au front que celles de l’animal blessé. Le pleutre du matin peut parfois devenir le surhomme de l’après-midi. Un jour impitoyable, un autre jour magnanime.

Pour Jünger, l’orage se termine 22 septembre 1918, lorsque, blessé, il reçoit la Croix pour le mérite, devenant ainsi l’un des plus jeunes récipiendaires de cette prestigieuse récompense. D’un certain 11 novembre, il ne soufflera mot… Il ne sait pas encore qu'il reviendra en France avec la Wehrmacht.

Ernst Jünger, Orages d’acier, Le livre de poche, 6€

 

1 commentaires:

  1. melodius said,

    Il me semble qu'il a été le plus jeune bénéficiaire de cette décoration et qu'il en était le dernier titulaire encore en vie.

    Merci en tout cas d'avoir parlé de ce livre à la réputation sulfureuse imméritée et qui est sans doute un des dix livres à lire sur la première guerre mondiale.

    on 10:35 AM


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