L'art de baisser les bras

C’est par le Literary Saloon que je découvre cette nouvelle absolument ahurissante : une cinquantaine d’écoles secondaires anglaises auxquelles on avait proposé de recevoir gratuitement une large sélection des titres de Everyman’s library, cette fameuse collection publiant des classiques tels que Shakespeare, Dickens, Hardy, Proust, Dante ou Austen, avaient tout simplement refusé l’offre parce que ces titres seraient trop difficiles pour les élèves

Voilà donc le smoking gun, la preuve que l’éducation est maintenant une chose qui se conçoit non pas comme un moyen d’élever les esprits et les capacités langagières des enfants, mais bien comme une façon de les garder occupés et de surtout, surtout ne pas les bousculer. Une bibliothécaire scolaire rejette donc Shakespeare parce que le texte est trop difficile (bordel de merde, à quoi servent les enseignants ?!?), la couverture pas assez colorée, la reliure trop classique et le texte pas abrégé (c’est là que j’ai failli avoir une arrêt cardiaque, vous savez ce que je pense de cette manie) et emmerdant (aaarrrrghhhhh).

Je n’ai jamais pensé que l’école pouvait ou devait s’occuper de conneries du type « enlève ton doigt de ton nez » ou « dis merci ! » qui relèvent évidemment du domaine parental. Par contre, apprendre à lire, écrire et réfléchir sur ce qu’on lit et écrit me semble rentrer dans ce que l’on peut au moins attendre de l’enseignement. C’est très bien de lire des livres pour enfants, des mangas ou des bd’s, mais c’est dans Shakespeare ou Balzac qu’on apprend à vraiment lire, à transformer cette expérience en autre chose que simplement déchiffrer des signes, qu’on en fait une réflexion sur le sens. C’est aussi là qu’on améliore son vocabulaire, sa grammaire, son orthographe. Il y a un saut qualitatif important entre le Club des cinq et « A tale of two cities » qui est assez difficile à faire pour ceux qui n’ont pas la chance d’être dans un environnement qui les aide à franchir le fossé. Un bon prof est donc du pain bénit.

Et c’est vraiment ça qui est inquiétant : les profs y croient de moins en moins. Déjà, eux-mêmes lisent peu. Et visiblement, certains ont décidé de baisser les bras, de s’adapter aux exigences évidemment toujours plus basses de leurs élèves, de ne plus viser plus haut. Le pire, je crois, c’est pour la petite poignée d’ados qui, dans ces 50 écoles ayant refusé le don, aurait été intéressée par ces livres. Par la faute d’une décision absurde de leurs établissements, ils n’auront même pas l’opportunité de mettre la main sur un de ces livres. En agissant de la sorte, c’est l’éducation publique qui creuse sa propre tombe et augmente les inégalités qu’elle est supposée combattre.

Il ne faudrait pas que cette affaire soit une fois de plus considérée comme une preuve que les Anglais sont vraiment des gros nuls. Je sais que la tentation est présente chez certains. La vérité est que la situation en Belgique comme en France n’est pas meilleure. Allez demander à la Fnac s’ils ont « Adolphe » de Benjamin Constant, faites vous renvoyer par le libraire au rayon histoire, catégorie seconde guerre mondiale. Demandez-vous ensuite de quelle école sort ce crétin.

EDIT: En y repensant en me rasant, je crois qu'on peut dire que le plus grand échec de l'éducation publique est le suivant: elle a été établie pour que tout le monde sache lire, écrire et compter - c'était les ambitions de base au début- et on se rend compte maintenant qu'on se dirige tout droit vers une société où savoir lire au vrai sens du terme - donc comprendre, pas seulement déchiffrer- est en train de devenir un avantage comparatif énorme. Il y a tellement de demi-illettrés que pour réussir un examen par exemple, il ne faut même pas maîtriser la matière sur le bout des doigts: puisque plein d'étudiants n'arrivent pas à comprendre l'énoncé de la question -et encore moins le contenu de l'éventuel syllabus- et qu'on a établi le mythe de la réussite pour tous, les exigences baissent à un point tel qu'il suffit de savoir lire correctement et d'avoir parcouru d'un oeil son cours pour sortir gagnant des épreuves. C'est bien sûr le début d'une spirale vicieuse qu'il va être très difficile d'enrayer.

 

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