Du papier dans la Brother DeLuxe - Entretien avec Claro

Comme promis, voici les réponses de Claro aux quelques questions faustiennes. J'espère que ce sera une bonne introduction au traducteur de Pynchon, Gaddis et Vollmann pour ceux le connaissant mal et que ceux qui le suivent de plus près apprendront tout de même deux-trois choses.

« Le tunnel » est là. Soulagé ?

C : Satisfait. Ce fut long, mais une fois de plus je me dis qu’il fallait s’obstiner, afin que ce livre soit là, et me permette d’être, enfin, comme lui, ailleurs.

En quoi cette traduction était un véritable défi ?

C : N’exagérons rien. Le défi premier consistait à trouver un lieu d’accueil éditorial à ce livre, et là, ce n’est, encore une fois, qu’une question d’obstination. Sa traduction n’a sans doute été un défi que parce qu’il me fallait les ressources physiques et mentales pour l’accomplir à proportions de ses exigences. J’ai choisi de l’aborder de l’intérieur, pris le risque d’une certaine dissolution, m’y engageant un peu en aveugle, en infirme. Ce texte avait le mérite de menacer ma pratique d’écriture.

Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un roman dit « intraduisible » - il t’aura fallu y planché six ans-, mais en plus qui s’avère la raison principale à ta « propulsion » à la tête d’une collection…

Je ne crois pas une seule seconde à la notion d’intraduisible. C’est un épouvantail qu’une allumette emporte. Je m’étais fixé la traduction de ce livre et je savais que ce serait un moment pivotal. « Le tunnel » m’émeut d’autant plus qu’il est à l’origine de ma rencontre avec Arnaud Hofmarcher, avec qui j’ai créé la collection Lot49. Et cette rencontre m’a convaincu, in extremis, que des aventures étaient possibles, dans des conditions extrêmement confortables. Il « suffit » de tomber sur la bonne personne, en l’occurrence quelqu’un de profondément atypique dans le milieu littéraire. Arnaud est un franc-tireur extra-territorial.

La parution du Tunnel, c’est comme un chapitre qui se referme, je suppose. Entrevois-tu un autre livre qui représente maintenant un défi semblable en matière de traduction, comme d’un point de vue éditorial ? En d’autres termes, qu’as-tu dans la ligne de mire maintenant que ce roman qui t’a donné envie de bouger des montagnes est enfin chez les libraires ?

Ce n’est pas les titres qui manquent. J’ai plusieurs monstres en réserve. Il y a les livres de Richard Grossman (« The Alphabet Man », « The Book of Lazarus »), « Riddley Walker » de Russell Hoban, Joseph McElroy, Evan DaraMais je compte surtout sur d’autres découvertes. Le nouveau Theroux m’intrigue, j’ai hâte de le lire. Pas forcément de traduire tout moi-même. On va faire appel à Hoepffner, à Chénetier, à de nouveaux talents. A titre personnel, j’ai devant moi la traduction du Pynchon (« Against the Day »), après laquelle je pourrais m’arrêter de traduire. Je planche aussi sur « The Golden Gate », le roman en six cent sonnets de Vikram Seth. Et puis quelques Vollmann sous le coude, of course.

Tu as dit que le traducteur produisait de la littérature française, que traduire, c’était écrire, une mise à l’épreuve de notre langue. Prenant ça en compte, me souvenant aussi que tu as gentiment dit que mon blog était « un perpétuel coup de dés » et désirant continuer dans la métaphore : la traduction, c’est quoi ? Jouer à la roulette avec des grosses liasses en espérant être toujours aussi riche à la fin de la soirée ?

Traduire, pour moi, a deux faces. La première est altruiste, ça consiste à faire exister des textes, à les porter « à la tension » des lecteurs potentiels. L’autre face, c’est m’imposer des défis, pour m’obliger à tout déplier dans mon écriture. En fin de soirée, c’est le matin qui revient.

En quoi la pratique de la traduction change l’écriture de tes propres textes ?

Elle m’aide à rester étranger au sein de ma propre langue.

Je comprends bien que V. était déjà pris par une série TV et Arc-en-ciel trop connoté, mais pourquoi Lot49 ? Personnellement, j’y vois bien un lien avec W.A.S.T.E, et cette volonté de disséminer des textes et des traces impubliables partout, juste qu’à ce que les livres, comme le muted horn, se trouve sur tous les murs, comme s’il y avait chez toi et Hofmarcher une volonté de nous transformer tous en Oedipa Maas (on signe où ?). Mais quelle est la véritable histoire de ce choix ?

C’est Arnaud qui a trouvé le nom de la collection. Il habite à Saumur, donc dans le 49. La coïncidence nous a amusés. Ceux qui connaissent Pynchon, ça leur parle tout de suite. Les autres, ça les intrigue.

Le catalogue de Lot49 est un vrai « hall of fame » de la littérature US de pointe – et les parutions prochaines de livres de David Markson ou de Lydia Millet ne font que confirmer cet état de fait. Quels sont les auteurs que tu voudrais idéalement pouvoir faire rentrer dans cette collection – et pourquoi eux?

On va continuer Powers, bien sûr. Il y aura d’autres Vollmann. Un Gass d’ici deux ans (« Cartesian Sonatas », traduit par Chénetier), « Darconville’s Cat », d’Alexander Theroux (traduit également par Chénetier). On va publier Joanna Scott (« Tourmaline ») ; « Stone Junction », de Jim Dodge (traduit par Nicolas Richard, avec préface de Pynchon) ; d’autres livres de Brian Evenson (« The Brotherhood of Mutilation »). Le Markson à la rentrée. Dans les découvertes, il y a Ander Monson, dont on va sûrement faire « Other Electricities ». On ne fait que quatre titres par an, donc ça se bouscule assez vite…

On sait que traduire coûte cher et qu’il est difficile de vendre de la littérature de qualité. Quel est le premier tirage moyen d’un livre Lot49 ? A partir de combien d’exemplaires vous ne perdez pas d’argent ? Quels ont été les meilleurs vendeurs ? Comment démarre « Le Tunnel » ?

Les premiers tirages tournent autour de 4000, 5000. Notre meilleure vente pour l’instant est « Le Temps où nous chantions », avec près de 30 000 exemplaires. « Le Tunnel » a bien démarré, on a réimprimé prudemment (3000 exemplaires en plus du tirage initial de 7000). Le seuil d’amortissement varie selon chaque livre, le coût de traduction, si on a l’aide du CNL, si les droits ne sont pas trop chers. Mais on n’achète jamais de livres à des prix exorbitants. Ça n’a pas de sens.

Tu sors « Black Box Beatles » chez Naïve – tu pourrais en dire plus sur ce livre qu’il ne faudrait visiblement pas prendre pour une livre de plus sur les Beatles ?

J’ai appris l’anglais avec les Beatles et mes premières lectures se sont faites dans le domaine de la SF. C’était, entre autre, une façon de revenir sur ces deux impulsions et de les connecter. Mais j’ai voulu surtout bricoler une prose faite de vitesses et de disjonctions, capables de traiter en machine folle le maximum d’infos sur un sujet un tantinet mythique. C’est un livre, à mon sens, sur l’enfance et l’impossibilité du recommencement. Les Beatles comme meute, constellation, puis tout se dissout, surtout ne pas se reformer. L’écriture participe donc de cet éparpillement des individualités et tente d’en orchestrer l’explosion.

Quels sont les projets que tu as en route pour le moment ? « Le livre vain » est-il toujours au menu ? Que va-t-on pouvoir lire avant sa sortie ?

« Livre Vain » est toujours en chantier, et ce depuis au moins deux ans, mais c’est vraiment du long terme, ça devrait prendre dix ans, ou ça ne se fera peut-être pas… Dans l’intervalle, je mets la dernière touche à un court roman intitulé « Madman Bovary » qui devrait sortir en février 2008 chez Verticales.

Avant d’écrire, il faut lire. Qu’est-ce qui t’as rendu accro à l’odeur de l’encre sur le papier ?

Mes parents. Mon père écrivait et était féru de Baudelaire, ma mère me faisait lire des tas de choses. J’ai écrit quatre-cinq bouquins entre 9 et 12 ans, avant de passer à la poésie. Puis de tout jeter et de repartir de zéro. Grâce à Artaud. Et Deleuze. Je suis vraiment entré en littérature avec « Madame Bovary » et « Voyage au bout de la nuit ». Mais le plus fort, ce fut, bizarrement, ma première machine à écrire, offerte quand j’avais 10 ans. Une Brother DeLuxe. Je l’ai toujours. La première machine désirante…

On te pose toujours, et c’est logique, des questions sur les auteurs US ou français, mais qu’aimes-tu ailleurs ? Il y a Gombrowicz, mais encore ?

Dans le désordre : Arno Schmidt. Bolaño. Viktor Pelevine. Ramon Gomez de la Serna. Carlos Fuentes. Ignacio de Loyola Brandao. Büchner. Calvino. Spinoza. L’Arioste. Dagerman. Max Frisch. Thomas Bernhard. Ad infinitum…

Tu fais aussi partie de comité de rédaction d’Inculte depuis le début. Ce qui me frappe, c’est, d’un point de vue d’écriture, les fortes différences qu’il y a entre tous les membres. Comment a démarré l’aventure, comment t’y est tu retrouvé ?

Je donne des textes à Inculte, mais en fait je ne participe pas au comité. Je ne suis pas très collectif.

Tu traduis, édites, écris, accompagnes les auteurs sur leurs tournées de presse, tu as aussi une famille, et je crois même que tu lis… Mais que fait donc Claro quand il a mal à la tête après ses efforts perpétuels ?

J’ai cette chance extraordinaire de ne jamais avoir mal à la tête. Et de pouvoir dormir cinq-six heures par nuit. Mais mon secret, c’est ma femme. Amor omnia vincit. C’est comme je vous le dis.

Thé ou café ?

Nescafé soluble : dégueu mais rapide. Sinon, champagne.

 

3 commentaires:

  1. g@rp said,

    [citation]En quoi la pratique de la traduction change l'écriture de tes propres textes ?
    Elle m'aide à rester étranger au sein de ma propre langue.[/citation]
    Je crois que je ne suis pas prêt d'oublier ça.
    Ni tous les titres à venir.
    Ni le credo de claro (je ne parle ni du Nes ni du champagne).
    Fausto ? Cet entretien a été ma première lecture du matin, pour accompagner le café. Un régal. La journée commence bien.
    Merci.
    g@rp
    claro & fausto's addict

    on 4:55 AM


  2. Anonyme said,

    À propos de Bolaño, une critique parue dans le New Yorker sur Wild Detectives :
    http://www.newyorker.com/arts/critics/atlarge/2007/03/26/070326crat_atlarge_zalewski?currentPage=1

    on 7:05 PM


  3. J'allais justement en parler demain. ;-)

    on 12:30 AM


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