Chaque chose à sa place

Stanley Crawford n’est certainement pas le plus connu des auteurs américains expérimentaux des années ’60-70. Pourtant, il aura au moins écrit une véritable classique, pendant vingtième siècle du « Directions to servants » de Jonathan Swift. Il s’agit de « Some instructions to my wife », hilarant manuel pour maintenir l’harmonie dans foyer. Si les deux livres donnent dans la satire, là où Swift pervertissait les manuels de son époque en employant un cynisme ravageur, Crawford use de l’ironie mordante sans détourner le principe même de ce type d’œuvre.

Il n’y a guère besoin d’aller plus loin que le titre complet pour comprendre de quoi il s’agit : « Some Instructions to My Wife Concerning the Upkeep of the House and Marriage, and to My Son and Daughter Concerning the Conduct of Their Childhood ». Et l’homme a tout prévu dans les moindres détails, puisqu’il établit même un an à l’avance un calendrier de ce qui doit être préparé à manger ou utilisé comme vêtement, et précisant les jours de sorties et les jours où l’on restera à la maison.

Si « Some instructions » ne jouait que sur l’humour lié aux manies du rédacteur ou sur sa vision résolument 19eme du mariage, le livre serait juste plaisant. Bien heureusement, la composition de Crawford est plus riche, plus nuancée que le simple portrait d’un étrange misogyne. Le mari est un homme méticuleux, qui pense qu’en prévoyant tout, on n’est jamais surpris : même les disputes seraient planifiables. Il va jusqu’à dessiner un plan du supermarché avec la situation géographique exacte des produits que sa femme doit acheter. Cette espèce d’ultra-pragmatisme est en fait la marque d’une grande naïveté qui voudrait oublier l’existence de l’imprévisible.

Un des points sur lequel il insiste le plus, c’est la maison comme reflet du mariage. J’ai eu un prof de philosophie qui, persuadé d’être un grand esprit, nous abreuvait de son étrange théorie selon laquelle la maison était l’homme, lieu d’intersection de l’animal (les chiottes) et du divin (la bibliothèque) dans la chambre à coucher (le sexe étant bien sûr une fonction animale aux aspects divins, donc humaine). La preuve extérieure de cette théorie étant qu’une maison ressemble à un visage : les fenêtres pour les yeux, la porte pour la bouche. Le personnage de Crawford est lui aussi un philosophe de comptoir : le toit de la maison est celui du mariage, les rideaux en sont les paupières et ainsi de suite. Il est également certain que plus une maison est bien tenue, plus le mariage est heureux.

En ce qui concerne ses enfants, l’homme a quelques stéréotypes bien marqués. Le fils devra faire un titre de propriété pour chacun de ses jouets, titre qu’il portera dans un carnet, ce qui lui permettra, dans ses échanges avec les autres, de toujours faire valoir son bon droit et de se préparer à sa future tâche de pater familias. La fille doit bien sûr jouer aux poupées, à la maman et aux dînettes afin de ne pas être surprise le jour où elle aura sa propre famille. On retrouve là la vision féministe de la poupée comme instrument de contrôle.

En fait, si l’on tente de considérer le rédacteur comme un homme au monstrueux préjugés, on manque entièrement sa dimension véritablement bizarre : on penserait qu’il est de ceux qui perpétuent le système, alors que, de nombreuses façons, il en est à l’extérieur. Certes, il prépare sa fille à être une femme au foyer, confine sa femme derrière les fourneaux et prépare son fils à sa succession. Pourtant, il ne va jamais à l’église, refuse tout achat inutile rejetant ainsi le consumérisme, et son ambition ultime est celle de l’autarcie, du retrait de la société dont on l’accuserait trop facilement de perpétuer les structures « oppressantes ». De plus, le portrait d’un dictateur s’atténue à la lecture des dispositions pour ses funérailles : au-delà des questions purement pratiques, il laisse sa femme libre de faire comme elle l’entend, indiquant peut-être par là que son attitude n’est pas tant dictée par ses préjugés sur la place de chacun, mais bien par une conviction ferme que c’est cette organisation là qui fonctionne le mieux. Un véritable tyran domestique serait intiment persuadé qu’il dirigera encore la manœuvre après sa mort.

On lit « Some instructions » pour passer un bon moment grâce au comique des situations et à la riche imagination de Stanley Crawford. On y revient sans cesse pour la finesse de la touche et la complexité qui se cache derrière l’apparente évidence. Crawford n’est peut-être pas le meilleur, mais ce petit volume est une grande œuvre.

Stanley Crawford, Some Instructions, Dalkey Archive, $11.95

 

1 commentaires:

  1. Anonyme said,

    Crawford est aussi l'auteur d'une Série noire hénaurme et hors-normes, le Grossium (Gascoyne, 1966). J'ignorais qu'il avait écrit autre chose et, après vous avoir lu, je n'ai qu'une envie : me précipiter sur ces Instructions. Que le même homme ait conçu et réussi deux livres aussi différents ne laisse pas d'intriguer.

    on 10:37 AM


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