Un monde loin d'être parfait

En ce début 2007, le Jauffret mis à part, le livre français dont on parle le plus est « Le dernier monde » de Céline Minard, un « grand roman » selon Les Inrocks, qui évoquerait Dick et Ballard. Jaume Roiq Stevens est un astronaute qui refuse d’évacuer en même temps que ses compagnons la station spatiale à la suite d’un incident qu’il juge mineur. De là haut, il est témoin d’étranges évènements sur terre et est finalement confronté au silence radio absolu. Après une périlleuse descente solitaire, il débarque dans une Floride où les être humains ont disparu, peuplée seulement d’animaux. La curiosité m’a poussé vers ce livre, et je dois bien dire que ce n’est pas le chef-d’œuvre annoncé.

Pire même : il faudra du courage pour arriver à bout des 130 premières pages. Elles sont épouvantablement écrites à la première personne, type monologue interne hystérique d’un Stevens ayant l’épaisseur psychologique d’une feuille de papier cigarette. Voilà qui évoque en moi les fictions adolescentes que j’essayais tant bien que mal de mener à bout il y a dix ans et que j’ai eu la bonne idée de balancer au bac. Une fois plus ou moins accoutumé à ce ton, il faut encore subir Stevens pontifiant sur l’Homme qui est méchant avec la nature (même pas de quoi réussir philosophie bateau 101) ou sur les Américains qui sont quand même des grands cons (quand on lit certaines des réflexions de Stevens, on comprend immédiatement que seul un européen pouvait écrire pareilles banalités). En comparant la suite du roman à cette partie, on se dit que la différence est tellement énorme que cela devait être fait par Minard de façon très consciente. Accordons-lui le bénéficie du doute donc, mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est de l’auto-sabotage.

Cette partie absolument horripilante prend fin lorsque Stevens, après avoir vu le moment exact de la disparition de l’Homme sur les bandes de surveillance d’un centre commercial, visité Houston et s’être rendu compte dans une base russe d’espionnage de communications qu’il n’y avait plus rien à espionner, prend conscience qu’il est le seul, l’ultime survivant. Sombrant petit à petit dans la folie, atteint d’une sorte de schizophrénie qui lui fait s’inventer des compagnons pour combattre la solitude, il se lance dans une croisière quichottienne où les moulins sont remplacés par des barrages.

Dès lors, ce n’est plus Stevens qui est le narrateur, mais bien les innombrables compères qu’il s’invente. Stevens n’est plus je et se fait il. La langue change du tout au tout, pareil pour les pensées. Tout d’un coup, c’est le débarquement dans ce « Dernier monde » de la littérature. Ca ne tacheronne plus, ça écrit et ça réfléchit. Et voilà qu’on commence à comprendre ce qui a pu plaire. Céline Minard a un style propre. Difficile de le définir : ce sont des tournures de phrases étranges, des métaphores surprenantes. Pas d’académisme, mais une voix et une musique propre qui à elle seule mérite qu’on jette un œil attentif au livre. Ce qui sépare aussi Minard de la plupart de ses contemporains est une maîtrise de tout un ensemble de domaines, lui permettant des évocations scientifiques, religieuses, mythologiques, biologiques, ethnologiques sans jamais donner dans le pédant.

Si j’ai un reproche à faire à ce deuxième roman, à cette entrée reportée de la littérature dans le texte de Minard, il concerne l’utilisation des doubles mentaux de Stevens. Certes, c’est grâce à eux que le livre décolle et c’est une belle invention qui dynamise et dépolarise la narration, mais, petit à petit, on sent le truc d’écriture utilisé justement pour faire avancer le roman, comme si l’auteur avait eu le sentiment qu’un seul homme, fut-il le dernier, n’était pas suffisant pour rendre le récit intéressant. De même, quand ces doubles servent trop à souligner la folie de Stevens, on dit « stop, n’aurait-il pas moyen d’y aller plus subtilement ? ».

Céline Minard a étudié la philosophie, il ne faudrait pas perdre cela de vue en lisant « Le dernier monde ». Stevens veut donc détruire les traces les plus évidentes de la domination de la nature par l’homme, peut-être comme une personne dont l’être aimé meurt veut parfois en effacer toute trace. C’est une piste. Mais peut-être y a-t-il autre chose de plus profond dans le projet de Stevens : ce qu’il veut, ne serait-ce pas abattre les barrages afin de rendre la terre à la terre ? Dans un certain sens, on pourrait alors dire que Stevens est le Kurtz de l’écologisme. Sans homme, la planète serait plus viable. L’horreur… l’horreur. Avant d’accuser l’ex-astronaute d’être un nihiliste post-kyotiste, il faut quand même se souvenir qu’il est surtout un homme désespéré, sombrant à toute vitesse dans la folie. Mais disons que le doute demeure quant à la véritable dimension de son entreprise.

S’il l’on veut bien considérer que « Le dernier monde » fait 382 pages plutôt que 512, on a alors un roman captivant, original et surprenant, doté d’un certain pouvoir de fascination. Il reste cependant bien trop de faiblesses pour que l’on puisse vraiment le considérer comme une œuvre majeure. Au moins, on en sort avec la satisfaction d’y trouver de nombreuses zones d’ombre, ce qui nous change de la littérature française habituelle qui veut toujours rendre évident ce qu’il aurait mieux valu laisser à l’imagination du lecteur.

Céline Minard, Le dernier monde, Denoël, 25€

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Cormac chez Oprah, Johnson au Vietnam

Stupéfaction générale: Oprah Winfrey, dont le book club fait les nouvelles stars US en matière de roman d'aéroport, a choisi comme prochain titre à bénéficier de son label "The Road" de Cormac McCarthy. Voilà une oeuvre qui n'a rien en commun avec celles choisies par la vedette TV. Et si ce n'était que ça: l'auteur sera interviewé pour le show, ce qui constitue une grande première télé pour cet écrivain qui n'aime pas les médias.

C'est tout pour l'info extraterrestre. Le service normal reprend: je me demandais où avait disparu Denis Johnson depuis la parution en 1998 de son dernier vrai roman, l'immense "Already dead". C'est simple: dans l'écriture d'un roman sur le Vietnam. "Tree of smoke" fait près de 700 pages et sortira en septembre.

Once upon a time there was a war . . . and a young American who thought of himself as the Quiet American and the Ugly American, and who wished to be neither, who wanted instead to be the Wise American, or the Good American, but who eventually came to witness himself as the Real American and finally as simply the Fucking American. That’s me.

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Wild Detectives

Un an après le français, « Los detectives salvajes » vient de paraître en anglais sous le titre, bien évidemment, des « Wild detectives ». Et il semble qu’outre-atlantique, on prenne très au sérieux cet évènement. Quatre ans après sa mort, Bolaño commence à être estimé à sa juste valeur aux Etats-Unis. La preuve par la publication de deux excellents articles, que tout amateur du meilleur écrivain hispanique des vingt dernières années devrait lire.

Dans le nouveau numéro du New Yorker, Daniel Zalewski approche le roman à travers la vie de Bolaño. Ca nous donne quelques pages fascinantes disponibles en ligne. Malheureusement, seuls les quatre premiers paragraphes de l’autre article à signaler – le meilleur des deux- sont consultables sur le net. Dommage, car voilà une lecture qui vaut la peine : sur onze pages, Rodrigo Fresán (auteur de l’excellent « Mantra ») livre un superbe portrait littéraire et humain de Roberto Bolaño. Beaucoup de rires et quelques larmes (si, si !). The Believer est souvent critiqué, mais quel journal à large diffusion donne autant d’espace à ce type d’articles ? Pas beaucoup aux Etats-Unis, aucun en Europe. Les Parisiens devraient pouvoir trouver une copie du magazine au Village Voice (mais vite, le nouveau numéro est pour bientôt). Les autres ? Qu’ils commandent sur le site de McSweeney’s ! Ou mieux : qu’ils fassent comme moi et s’abonnent – ça vaut la peine : il y a un mois, excellent entretien avec Richard Powers et longue réflexion sur le réalisme en fiction, cette fois-ci Bolaño, et le mois prochain on aura apparemment droit à une excursion vers la maison de Thomas Bernhard.

Dernière info : on annonce pour les semaines qui viennent la publication de deux Bolaño posthumes. « El secreto del mal » est un recueil de nouvelles inédites et « La Universidad Desconocida », une anthologie de l’œuvre poétique du Chilien – bien qu’on ne sache toujours pas clairement s’il s’agit d’une intégrale ou seulement de ce qui n’avait pas été repris dans les recueils précédents.

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Du papier dans la Brother DeLuxe - Entretien avec Claro

Comme promis, voici les réponses de Claro aux quelques questions faustiennes. J'espère que ce sera une bonne introduction au traducteur de Pynchon, Gaddis et Vollmann pour ceux le connaissant mal et que ceux qui le suivent de plus près apprendront tout de même deux-trois choses.

« Le tunnel » est là. Soulagé ?

C : Satisfait. Ce fut long, mais une fois de plus je me dis qu’il fallait s’obstiner, afin que ce livre soit là, et me permette d’être, enfin, comme lui, ailleurs.

En quoi cette traduction était un véritable défi ?

C : N’exagérons rien. Le défi premier consistait à trouver un lieu d’accueil éditorial à ce livre, et là, ce n’est, encore une fois, qu’une question d’obstination. Sa traduction n’a sans doute été un défi que parce qu’il me fallait les ressources physiques et mentales pour l’accomplir à proportions de ses exigences. J’ai choisi de l’aborder de l’intérieur, pris le risque d’une certaine dissolution, m’y engageant un peu en aveugle, en infirme. Ce texte avait le mérite de menacer ma pratique d’écriture.

Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un roman dit « intraduisible » - il t’aura fallu y planché six ans-, mais en plus qui s’avère la raison principale à ta « propulsion » à la tête d’une collection…

Je ne crois pas une seule seconde à la notion d’intraduisible. C’est un épouvantail qu’une allumette emporte. Je m’étais fixé la traduction de ce livre et je savais que ce serait un moment pivotal. « Le tunnel » m’émeut d’autant plus qu’il est à l’origine de ma rencontre avec Arnaud Hofmarcher, avec qui j’ai créé la collection Lot49. Et cette rencontre m’a convaincu, in extremis, que des aventures étaient possibles, dans des conditions extrêmement confortables. Il « suffit » de tomber sur la bonne personne, en l’occurrence quelqu’un de profondément atypique dans le milieu littéraire. Arnaud est un franc-tireur extra-territorial.

La parution du Tunnel, c’est comme un chapitre qui se referme, je suppose. Entrevois-tu un autre livre qui représente maintenant un défi semblable en matière de traduction, comme d’un point de vue éditorial ? En d’autres termes, qu’as-tu dans la ligne de mire maintenant que ce roman qui t’a donné envie de bouger des montagnes est enfin chez les libraires ?

Ce n’est pas les titres qui manquent. J’ai plusieurs monstres en réserve. Il y a les livres de Richard Grossman (« The Alphabet Man », « The Book of Lazarus »), « Riddley Walker » de Russell Hoban, Joseph McElroy, Evan DaraMais je compte surtout sur d’autres découvertes. Le nouveau Theroux m’intrigue, j’ai hâte de le lire. Pas forcément de traduire tout moi-même. On va faire appel à Hoepffner, à Chénetier, à de nouveaux talents. A titre personnel, j’ai devant moi la traduction du Pynchon (« Against the Day »), après laquelle je pourrais m’arrêter de traduire. Je planche aussi sur « The Golden Gate », le roman en six cent sonnets de Vikram Seth. Et puis quelques Vollmann sous le coude, of course.

Tu as dit que le traducteur produisait de la littérature française, que traduire, c’était écrire, une mise à l’épreuve de notre langue. Prenant ça en compte, me souvenant aussi que tu as gentiment dit que mon blog était « un perpétuel coup de dés » et désirant continuer dans la métaphore : la traduction, c’est quoi ? Jouer à la roulette avec des grosses liasses en espérant être toujours aussi riche à la fin de la soirée ?

Traduire, pour moi, a deux faces. La première est altruiste, ça consiste à faire exister des textes, à les porter « à la tension » des lecteurs potentiels. L’autre face, c’est m’imposer des défis, pour m’obliger à tout déplier dans mon écriture. En fin de soirée, c’est le matin qui revient.

En quoi la pratique de la traduction change l’écriture de tes propres textes ?

Elle m’aide à rester étranger au sein de ma propre langue.

Je comprends bien que V. était déjà pris par une série TV et Arc-en-ciel trop connoté, mais pourquoi Lot49 ? Personnellement, j’y vois bien un lien avec W.A.S.T.E, et cette volonté de disséminer des textes et des traces impubliables partout, juste qu’à ce que les livres, comme le muted horn, se trouve sur tous les murs, comme s’il y avait chez toi et Hofmarcher une volonté de nous transformer tous en Oedipa Maas (on signe où ?). Mais quelle est la véritable histoire de ce choix ?

C’est Arnaud qui a trouvé le nom de la collection. Il habite à Saumur, donc dans le 49. La coïncidence nous a amusés. Ceux qui connaissent Pynchon, ça leur parle tout de suite. Les autres, ça les intrigue.

Le catalogue de Lot49 est un vrai « hall of fame » de la littérature US de pointe – et les parutions prochaines de livres de David Markson ou de Lydia Millet ne font que confirmer cet état de fait. Quels sont les auteurs que tu voudrais idéalement pouvoir faire rentrer dans cette collection – et pourquoi eux?

On va continuer Powers, bien sûr. Il y aura d’autres Vollmann. Un Gass d’ici deux ans (« Cartesian Sonatas », traduit par Chénetier), « Darconville’s Cat », d’Alexander Theroux (traduit également par Chénetier). On va publier Joanna Scott (« Tourmaline ») ; « Stone Junction », de Jim Dodge (traduit par Nicolas Richard, avec préface de Pynchon) ; d’autres livres de Brian Evenson (« The Brotherhood of Mutilation »). Le Markson à la rentrée. Dans les découvertes, il y a Ander Monson, dont on va sûrement faire « Other Electricities ». On ne fait que quatre titres par an, donc ça se bouscule assez vite…

On sait que traduire coûte cher et qu’il est difficile de vendre de la littérature de qualité. Quel est le premier tirage moyen d’un livre Lot49 ? A partir de combien d’exemplaires vous ne perdez pas d’argent ? Quels ont été les meilleurs vendeurs ? Comment démarre « Le Tunnel » ?

Les premiers tirages tournent autour de 4000, 5000. Notre meilleure vente pour l’instant est « Le Temps où nous chantions », avec près de 30 000 exemplaires. « Le Tunnel » a bien démarré, on a réimprimé prudemment (3000 exemplaires en plus du tirage initial de 7000). Le seuil d’amortissement varie selon chaque livre, le coût de traduction, si on a l’aide du CNL, si les droits ne sont pas trop chers. Mais on n’achète jamais de livres à des prix exorbitants. Ça n’a pas de sens.

Tu sors « Black Box Beatles » chez Naïve – tu pourrais en dire plus sur ce livre qu’il ne faudrait visiblement pas prendre pour une livre de plus sur les Beatles ?

J’ai appris l’anglais avec les Beatles et mes premières lectures se sont faites dans le domaine de la SF. C’était, entre autre, une façon de revenir sur ces deux impulsions et de les connecter. Mais j’ai voulu surtout bricoler une prose faite de vitesses et de disjonctions, capables de traiter en machine folle le maximum d’infos sur un sujet un tantinet mythique. C’est un livre, à mon sens, sur l’enfance et l’impossibilité du recommencement. Les Beatles comme meute, constellation, puis tout se dissout, surtout ne pas se reformer. L’écriture participe donc de cet éparpillement des individualités et tente d’en orchestrer l’explosion.

Quels sont les projets que tu as en route pour le moment ? « Le livre vain » est-il toujours au menu ? Que va-t-on pouvoir lire avant sa sortie ?

« Livre Vain » est toujours en chantier, et ce depuis au moins deux ans, mais c’est vraiment du long terme, ça devrait prendre dix ans, ou ça ne se fera peut-être pas… Dans l’intervalle, je mets la dernière touche à un court roman intitulé « Madman Bovary » qui devrait sortir en février 2008 chez Verticales.

Avant d’écrire, il faut lire. Qu’est-ce qui t’as rendu accro à l’odeur de l’encre sur le papier ?

Mes parents. Mon père écrivait et était féru de Baudelaire, ma mère me faisait lire des tas de choses. J’ai écrit quatre-cinq bouquins entre 9 et 12 ans, avant de passer à la poésie. Puis de tout jeter et de repartir de zéro. Grâce à Artaud. Et Deleuze. Je suis vraiment entré en littérature avec « Madame Bovary » et « Voyage au bout de la nuit ». Mais le plus fort, ce fut, bizarrement, ma première machine à écrire, offerte quand j’avais 10 ans. Une Brother DeLuxe. Je l’ai toujours. La première machine désirante…

On te pose toujours, et c’est logique, des questions sur les auteurs US ou français, mais qu’aimes-tu ailleurs ? Il y a Gombrowicz, mais encore ?

Dans le désordre : Arno Schmidt. Bolaño. Viktor Pelevine. Ramon Gomez de la Serna. Carlos Fuentes. Ignacio de Loyola Brandao. Büchner. Calvino. Spinoza. L’Arioste. Dagerman. Max Frisch. Thomas Bernhard. Ad infinitum…

Tu fais aussi partie de comité de rédaction d’Inculte depuis le début. Ce qui me frappe, c’est, d’un point de vue d’écriture, les fortes différences qu’il y a entre tous les membres. Comment a démarré l’aventure, comment t’y est tu retrouvé ?

Je donne des textes à Inculte, mais en fait je ne participe pas au comité. Je ne suis pas très collectif.

Tu traduis, édites, écris, accompagnes les auteurs sur leurs tournées de presse, tu as aussi une famille, et je crois même que tu lis… Mais que fait donc Claro quand il a mal à la tête après ses efforts perpétuels ?

J’ai cette chance extraordinaire de ne jamais avoir mal à la tête. Et de pouvoir dormir cinq-six heures par nuit. Mais mon secret, c’est ma femme. Amor omnia vincit. C’est comme je vous le dis.

Thé ou café ?

Nescafé soluble : dégueu mais rapide. Sinon, champagne.

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Hommage au passeur

Il faut toujours payer ses dettes. On peut reporter et reporter encore l’échéance, mais bien souvent ça veut dire avoir de nouvelles dettes. Donc autant payer tout de suite, histoire de ne pas avoir une addition trop salée à la fin. Bien sûr, en littérature, ça ne marche pas comme ça : on est bien souvent content d’en avoir, des dettes. Heureux de pouvoir dire : c’est grâce à X que j’ai découvert…

Mon parcours de lecteur est extrêmement classique. On commence bien sûr avec les collections roses et vertes, Sherlock Holmes, Arsène Lupin et Jules Verne. Vers 12-14 ans, le temps des grands titres français – pas toujours en les comprenant bien. Ensuite, petite chute de régime, glissement vers le côté obscur de la force avec les inévitables King, Rice, Brite, Masterton ou Straub. On ressort de là par l’entremise de Bret Easton Ellis qui me renvoit à quelques écrivains majeurs : Amis, DeLillo, Cooper, Didion. Petite crochet par Flaubert et Julian Barnes, et on repart sur les lettres anglaises contemporaines. Et puis voilà qu’arrivent deux années de grâce. Janvier 2001-septembre 2002.

Début 2001, c’est l’arrivée fracassante chez nos libraires de la traduction de Claro et Mathieussent du « Mason & Dixon » de Thomas Pynchon. A l’époque étudiant sans le sou, je ne m’attaque pas tout de suite à ça et opte pour les rééditions poche de « Vente à la criée du lot 49 », « V. » et « Vineland ». Choc énorme, même si ce n’est pas vraiment bien traduit par Michel Doury. Un peu plus tard, « M&D » tombera bel et bien dans mon escarcelle, et c’est alors la première confrontation à une prose véritablement pynchonienne (et moi qui croyais que le choc intial était déjà quelque chose).

Septembre 2002, triple attentat littéraire particulièrement ravageur. Ca commence avec « Le courtier en tabac » de John Barth, où Claro a dû s’épuiser à la tâche sur cette langue 18ème afin de donner enfin au public francophone l’occasion de se repaître des aventures shandyennes de Ebenezer Cook. Après deux maîtres ayant déjà passé la soixantaine, notre traducteur se tourne vers la nouvelle génération. Voilà enfin chez Denoël « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski, un objet qui, cinq ans après, me fait toujours peur alors qui devrait être apprivoisé, calme dans mes rayonnages : j’ai la vague sensation qu’il va me mordre, me happer et m’enfermer dans une monstrueuse excroissance de mon minuscule appartement. On terminera le copieux menu de cette rentrée avec « Habitus » de James Flint, un roman extrêmement puissant dont même l’auteur ne semble pas s’être remis tant ses livres suivant sont à la traîne.

Donc voilà, c’est bel et bien à Claro que je dois la découverte du pan le plus précieux de la littérature anglo-saxonne de la deuxième moitié du vingtième siècle. Disons-le : sans lui, ce blog n’existerait sans doute pas. C’est comme ça. Cependant, il y a toujours un moment où l’on prend son envol et décide de ne plus être dépendant. C’est évidemment ce qui m’est arrivé quand j’ai pris la décision d’enfin me mettre à lire en VO. N’ayant plus besoin de la médiation du traducteur, je me suis retrouvé libre d’aller butiner là où me sens m’emmenaient et de dévorer dans l’ordre ou pas toutes les fleurs de mots que je pouvais ingurgiter sans sombrer dans l’apathie de celui qui en a avalé trop, trop vite.

Je continue à suivre de très près le travail de Claro. Sa connaissance de la chose littéraire US est autre que la mienne et me donne perpétuellement de nouvelles pistes. Et puis, il reste les lecteurs potentiels attendant les traductions françaises, qu’il faut secouer, relancer quand elles arrivent enfin, leur dire « voilà un livre important, lisez ! ». C’est aussi à ceux-là que je pense sur Tabula Rasa – relayons le travail du passeur.

Pourquoi ce petit hommage aujourd’hui ? Parce que Claro, éditeur et traducteur, vient de faire paraître la traduction du « Tunnel ». Parce que Claro, écrivain, vient de publier « Black Box Beatles ». Parce que je mettrai en ligne demain un petit entretien avec Claro, passeur.

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Tunnel de presse (2)

On a enfin trouvé une critique négative du « Tunnel » ! Ca me fait plaisir notamment parce que l’unanimisme ne me plaît pas, mais surtout parce que voir les faiblesses d’un roman qu’on aime pointée du doigt aide à mieux comprendre la mécanique romanesque à l’œuvre. Enfin, c’est comme ça que j’aimerais que ça se passe. Malheureusement, sans être aussi stupide que celui paru il y a douze ans dans le New Criterion, il faut bien admettre que le papier de Benjamin Berton de Fluctuat contient juste une liste d’affirmations péremptoires sorties d’une lecture qui semble fort superficielle.

« Le tunnel » serait « un livre ardu et qui irrite plus qu'il n'emballe » parce que Gass aurait cédé à « quelques travers » dont on cherche désespérément le détail – à moins qu’il ne s’agisse que du personnage « vieux bavard, juif tendance horripilant ». Si quelqu’un à la définition d’un juif « tendance horripilant », je suis preneur. On comprend donc que le fait qu’il s’agisse d’un livre ardu –et c’est vrai- est une tare rédhibitoire. Moi, ce genre d’affirmation me panique parce qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit que la facilité du terrain fait nécessairement la qualité de la ballade. Les livres de Gass –comme ceux de Gaddis- ne sont pas faits pour être lus dans le bus ou sur la plage, mais à une table de travail, muni d’un bloc note, d’un bon dico et d’une encyclopédie – je croyais que depuis le modernisme, ce genre de chose ne faisait plus peur au vrai amateur de littérature. Ca relève des modalités de lecture, certainement pas de la qualité du livre. Maintenant, si Benjamin Berton est irrité par « Le Tunnel », je n’ai bien sûr rien à y redire, mais j’aurais au moins souhaité avoir des détails plus circonstanciés que ce qui suit dans le reste de son intervention.

Le livre est « atrocement cohérent » ( ?) , 300 pages seraient tout simplement « agaçantes », sans qu’on sache si ça relève du « système ou de l’imposture » (re- ? en ce qui concerne l’imposture), 300 autres seraient perturbantes. Ca nous laisse donc une centaine de pages dont on ne saurait trop ce qu’il faut penser. A lire la conclusion de Berton, « Le Tunnel » ne serait guère plus qu’une longue ballade dans une maison hantée souterraine vraiment glauque et effrayante. Mouais. Notons quand même qu’en insistant lourdement sur la tentation nazie de Kohler ainsi que sa passion pour son pénis, on passe à côté du propos de Gass sur le « fascisme du cœur » présent au sein de la structure familiale et de sa réflexion sur le rapport au mal, à la déception et à l’envie – d’ailleurs, il est faux de dire que ce livre est une psychanalyse de Kohler : c’est le monde qui se trouve sur le divan.

Ce qui m’ennuie le plus dans le papier de Benjamin Berton, c’est que la seule référence à l’écriture de Gass (« son style est bâti sur de fausses interrogations qui, au lieu de retomber sur des réponses ou des descriptions, restent étrangement suspendues au dessus de vous et finissent par ressembler à des potences ») est incompréhensible, ne disant strictement rien sur ce grand styliste –le meilleur aux Etats-Unis, quand même- et surtout sur la musicalité incroyable de la prose. On relirait cent fois « Le Tunnel » rien que pour pouvoir faire résonner dans son cerveau ces phrases, ces paragraphes incroyables et voilà un papier où on ne nous en dit rien. Il suffit pourtant d’ouvrir le volume à n’importe quelle page pour tomber sur un passage magique.

« One of the shames of my childhood, one of the signs of my unstable sexuality, one of the sources of discontent and provocation, was my weak whistle. It carried, like a whisper, mostly wind, and could flutter a candle on a cake, but never beckon a dog, achieve attention, turn a head in a crowd, signify excitement. » (p.72, edition Dalkey Archive)

ou, page suivante:

« In my youth…my sacred youth…in eaves sole sparrows sat no more alone than I…in my youth, my saucer-deep youth, when I possessed a mirror and both a morning and an evening comb…in my youth, my pimpled, shame-faced, sugared youth, when I dreamed myself a fornicator and a poet; when life seemed to be ahead somewhere like a land o’ lakes vacation cottage, and I was pure tumescence, all seed, afloat like fuzz among the butterflies and bees; when I was the bursting spot of fall weed; when I was the hum of sperm in the autumn air, the blue of it like watered silk, vellum to which I came in a soft cloud (…) »

Finalement, je ne devrais peut-être pas par reprocher tout ça à Berton : il y a plein de chroniques élogieuses qui ne font pas mieux – la mienne figure peut-être au nombre des accusées- mais je trouver personnellement qu’il est toujours plus facile d’expliquer pourquoi on n’aime pas ou pas des masses, plutôt que pourquoi on aime. Et puis, quand je vois que c’est lui qui qualifiait « Les fusils » de Vollmann (que j’ai apprécié, mais qui est loin d’être un grand, grand livre) de chef-d’œuvre évoquant par moment Joyce, je me dis qu’à ce niveau absurde d’hyperbole, il ne lui restait plus qu’à dire qu’il fallait, séance tenante, décerner le Nobel à Gass puis décider de ne plus jamais remettre le prix car on ne saurait rêver meilleur récipiendaire perpétuel. Soyons sérieux : « Les fusils », « Le Tunnel », il n’y a franchement pas photo.

William H. Gass, Le Tunnel, Le Cherche-midi, 26€
Voir également la première partie du Tunnel de presse

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Le meilleur du net littéraire?

Le Nouvel Observateur de cette semaine met à l’honneur sur trois pages le meilleur du net littéraire. J’ai le plaisir –et la surprise- de figurer dans la sélection, aux côtés de mon inestimable confrère Pugnax. Certains esprits chagrins ont souligné l’aspect peu aventureux de la liste – on y retrouve amazon ou Assouline- mais il ne faudrait pas perdre de vue qu’elle est publiée dans un hebdomadaire généraliste ne s’adressant donc pas qu’aux passionnés. Ce qui est évident pour nous ne l’est pas pour tout le monde. La raison principale de mon étonnement à y être cité vient d’ailleurs de ce côté « mainstream » de l’article. Je parle ici beaucoup -mais pas exclusivement- de littérature n’ayant pas été traduite ou de débats anglo-saxons sans échos de par chez nous : vu le nombre assez restreint de gens lisant réellement dans le texte, ça diminue fortement la quantité de lecteurs potentiels du blog, - que j’ai d’ailleurs vu qualifié de pointu : faut pas pousser, ce n’est pas de la critique de niveau universitaire. Le nombre de visiteurs a augmenté très, très fortement ces deux derniers jours et même si ça ne continuera pas à ce rythme, j’ose espérer que certains reviendront régulièrement. N’hésitez pas à laisser des commentaires ou à m’envoyer un petit mail, ça fait toujours plaisir.

Fini de parler de soi, j’ai deux, trois choses à dire sur le reste de la liste. En ce qui concerne les sites de vente en ligne, il faut absolument recommander un magasin qu’on oublie toujours et qui pourtant offre un service excellent pour ceux qui lisent en anglais. The Book Depository offre pratiquement toujours des prix inférieurs à Amazon.co.uk puisque il n’y a aucun frais de port à payer. Les livres sont envoyés chacun dans sa propre enveloppe, vous n’aurez donc jamais le malheur d’attendre votre commande trois mois par la faute d’un seul volume. Notons aussi que le site a son propre blog animé par Mark Thwaite, créateur de l’excellent ReadySteadyBook.

Dans les magazines littéraires, Didier Jacob cite The Believer et Bookforum, deux très bonnes adresses. The Believer est la revue de McSweeney’s, la maison d’édition fondée par Dave Eggers. J’aime beaucoup –et vous en reparlerai bientôt. Bookforum est plus classique et académique, mais reste absolument incontournable d’autant plus que la quasi-intégralité de l’édition de ce mois-ci est disponible gratuitement en ligne. Je m’en voudrais de ne pas ajouter à la sélection de Didier Jacob Words without borders ainsi que Open Letters, un nouveau venu très prometteur.

Dans le domaine des blogs, il y en a trop à citer. Pour ne pas faire de jaloux, disons simplement que tous ceux qui figurent dans mon blogroll méritent le détour.

Pour d’autres suggestions, allez sur les commentaires du blog de Didier Jacob qui a promis de mettre la liste à jour avec les meilleures propositions.

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Zweig à l'ère du doute

La lecture toute récente de « Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme », roman de Stefan Zweig paru en 1929, m’a laissé une impression bizarre. Voilà un livre brillamment écrit, très intelligemment composé et psychologiquement fort subtil, qui a assez bien résisté au temps – bien qu’il faille évidemment faire un certain effort pour comprendre la façon de réfléchir de la bourgeoisie de l’époque-, mais qui pourtant me semble impubliable s’il était présenté à des éditeurs aujourd’hui, ou plus précisément, qu’il me paraît inimaginable qu’un auteur actuel écrive un livre pareil. Quand bien même on en trouverait un qui cherche à faire paraître un roman de ce style, il serait reçu avec de grands éclats de rire.

Je ne suis pas en train de dire que nous n’avons pas d’écrivains capable d’écrire aussi bien que Zweig, ni que son style, ses préoccupations, le monde qu’il décrit seraient devenus surannés. Ma réflexion ne porte pas du tout sur ce type d’aspect. En fait, c’est l’attitude du narrateur face à l’histoire qui lui est racontée qui ne pourrait plus être pensée de nos jours.

Dans un hôtel de la Côte d’Azur du début du vingtième siècle, une femme mariée et mère de deux jeunes adolescentes abandonne tout d’un coup son mari et s’enfuit avec un homme d’une vingtaine d’année qu’elle n’a rencontré qu’une journée auparavant. La condamnation est générale ; seul le narrateur prétend la défendre, expliquant que le coup de foudre existe et qu’il n’y a rien d’immoral à suivre son cœur et abandonner une vie d’ennui. Il se trouve vite confronté à l’hostilité de tous ses compagnons de pension, sauf d’une vieille dame anglaise. Celle-ci, la veille de son départ, le fera venir dans sa chambre pour lui raconter à quel point toute cette histoire lui rappelle ce qu’elle-même a vécu une trentaine d’années auparavant. Deux ans après la mort de son mari, alors qu’elle se trouve dans le Casino de Monte-Carlo, elle surprend un jeune homme à une table de jeu. Il est beau, a l’air brillant, mais est pris par une passion incontrôlable qui lui fait se tordre les mains et lui donne des mimiques absolument fascinantes : il est en train de foutre sa vie en l’air à la roulette. Après avoir perdu tout son argent, il s’enfuit, suivi – sans trop savoir pourquoi- par la veuve, qui acquière la conviction intime qu’il va mettre fin à ses jours. Décidée à le sauver de lui-même, elle le secoue et le force à le suivre jusqu’à un petit hôtel. Ils passent la nuit ensemble, et le lendemain se promènent toute la journée sur la Riviera. L’homme fait le serment à sa bienfaitrice de rentrer chez lui et de ne plus jouer. Le lendemain, il replonge…

L’essentiel du roman est composé du récit de la vieille dame. Le narrateur n’intervient jamais. Ce qui m’a frappé, c’est que lorsqu’il réagit ou insère un commentaire personnel, il est toujours empli d’émotion, de compassion, de confiance pour cette femme qui lui raconte son histoire. Jamais le moindre doute. Et c’est précisément ça qui ne serait plus possible aujourd’hui. Nous sommes, au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans la période du doute, de la remise en cause de la parole, du rejet du concept d’objectivité, de la conviction que nous cachons tous les raisons réelles, inavouables, de nos actions. Le réalisme au sens strict n’est plus possible car nous sommes trompés à la fois par nos sens et par nos semblables.

Un écrivain contemporain aurait montré que le narrateur n’était pas dupe de l’histoire racontée, qu’il savait être le nigaud compréhensif choisit par cette femme pour se confier et se convaincre de sa bonne foi. Il aurait parsemé le récit d’indice que la veuve avait agit de la sorte parce que excitée par le « danger » de ce jeune joueur ruiné et tenté par l’auto-destruction, qu’elle était plus que consentante et conscient de sa volonté d’une bonne petite séance de bête à deux dos. Oh, ne nous inquiétons pas : il n’aurait pas été difficile de lui en trouver, des motifs déshonorants. De même, le jeune homme replongeant dans cet enfer du jeu avec l’argent prêté pour le voyage n’aurait pas été dépeint comme un malade, un souffrant, mais peut-être comme un calculateur pensant pouvoir extorquer encore plus de fric d’une vieille bique riche. Oui, oui, nous vivons bien une époque où les concepts de vertu et d’honnêteté ne font plus recette.

Zweig est un homme d’un autre temps, qui croyait sans doute à la bonté et qui, comme son narrateur, ne voulait pas voir dans chaque action humaine un vice caché, un égoïsme profiteur. On dirait, s’il écrivait aujourd’hui, qu’il est naïf et innocent. On ne s’étonnera donc pas que devant la catastrophe nazie, il ne trouva d’autre solution que le suicide. Ce qui m’attriste en me rendant compte de l’impossibilité de l’écriture d’une pareille œuvre en 2007, c’est l’impression qu’on est en train de faire une croix sur l’idée de l’homme bien. Souvent, c’est une option qui me paraît évidente. Pourtant, il nous manquera souvent, je pense, le bien être qu’apporte cette capacité à croire en le frère humain – même si je ne suis pas convaincu que cette aptitude soit la meilleure matrice pour la littérature.

Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, 3.50€

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L'art de baisser les bras

C’est par le Literary Saloon que je découvre cette nouvelle absolument ahurissante : une cinquantaine d’écoles secondaires anglaises auxquelles on avait proposé de recevoir gratuitement une large sélection des titres de Everyman’s library, cette fameuse collection publiant des classiques tels que Shakespeare, Dickens, Hardy, Proust, Dante ou Austen, avaient tout simplement refusé l’offre parce que ces titres seraient trop difficiles pour les élèves

Voilà donc le smoking gun, la preuve que l’éducation est maintenant une chose qui se conçoit non pas comme un moyen d’élever les esprits et les capacités langagières des enfants, mais bien comme une façon de les garder occupés et de surtout, surtout ne pas les bousculer. Une bibliothécaire scolaire rejette donc Shakespeare parce que le texte est trop difficile (bordel de merde, à quoi servent les enseignants ?!?), la couverture pas assez colorée, la reliure trop classique et le texte pas abrégé (c’est là que j’ai failli avoir une arrêt cardiaque, vous savez ce que je pense de cette manie) et emmerdant (aaarrrrghhhhh).

Je n’ai jamais pensé que l’école pouvait ou devait s’occuper de conneries du type « enlève ton doigt de ton nez » ou « dis merci ! » qui relèvent évidemment du domaine parental. Par contre, apprendre à lire, écrire et réfléchir sur ce qu’on lit et écrit me semble rentrer dans ce que l’on peut au moins attendre de l’enseignement. C’est très bien de lire des livres pour enfants, des mangas ou des bd’s, mais c’est dans Shakespeare ou Balzac qu’on apprend à vraiment lire, à transformer cette expérience en autre chose que simplement déchiffrer des signes, qu’on en fait une réflexion sur le sens. C’est aussi là qu’on améliore son vocabulaire, sa grammaire, son orthographe. Il y a un saut qualitatif important entre le Club des cinq et « A tale of two cities » qui est assez difficile à faire pour ceux qui n’ont pas la chance d’être dans un environnement qui les aide à franchir le fossé. Un bon prof est donc du pain bénit.

Et c’est vraiment ça qui est inquiétant : les profs y croient de moins en moins. Déjà, eux-mêmes lisent peu. Et visiblement, certains ont décidé de baisser les bras, de s’adapter aux exigences évidemment toujours plus basses de leurs élèves, de ne plus viser plus haut. Le pire, je crois, c’est pour la petite poignée d’ados qui, dans ces 50 écoles ayant refusé le don, aurait été intéressée par ces livres. Par la faute d’une décision absurde de leurs établissements, ils n’auront même pas l’opportunité de mettre la main sur un de ces livres. En agissant de la sorte, c’est l’éducation publique qui creuse sa propre tombe et augmente les inégalités qu’elle est supposée combattre.

Il ne faudrait pas que cette affaire soit une fois de plus considérée comme une preuve que les Anglais sont vraiment des gros nuls. Je sais que la tentation est présente chez certains. La vérité est que la situation en Belgique comme en France n’est pas meilleure. Allez demander à la Fnac s’ils ont « Adolphe » de Benjamin Constant, faites vous renvoyer par le libraire au rayon histoire, catégorie seconde guerre mondiale. Demandez-vous ensuite de quelle école sort ce crétin.

EDIT: En y repensant en me rasant, je crois qu'on peut dire que le plus grand échec de l'éducation publique est le suivant: elle a été établie pour que tout le monde sache lire, écrire et compter - c'était les ambitions de base au début- et on se rend compte maintenant qu'on se dirige tout droit vers une société où savoir lire au vrai sens du terme - donc comprendre, pas seulement déchiffrer- est en train de devenir un avantage comparatif énorme. Il y a tellement de demi-illettrés que pour réussir un examen par exemple, il ne faut même pas maîtriser la matière sur le bout des doigts: puisque plein d'étudiants n'arrivent pas à comprendre l'énoncé de la question -et encore moins le contenu de l'éventuel syllabus- et qu'on a établi le mythe de la réussite pour tous, les exigences baissent à un point tel qu'il suffit de savoir lire correctement et d'avoir parcouru d'un oeil son cours pour sortir gagnant des épreuves. C'est bien sûr le début d'une spirale vicieuse qu'il va être très difficile d'enrayer.

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Retour au français

Depuis quelques temps, je boycotte la littérature française. Petit à petit, des craquelures apparaissent dans l’édifice construit par ma ferme résolution, au point que j’ai pu y faire passer un ouvrage de 173 pages. Sans doute vais-je donc ranger au bac la décision que je pensais irrévocable. Méfiant, je reste tout de même prêt, le seau rempli de mortier à la main, à reboucher les trous et m’isoler une fois de plus des turpitudes hexagonales. Fausto revient au français.

Il était dans la douce France du 19eme siècle un critique nommé Désiré Nisard. Sa carrière fut belle, mais il ne fit rien qui lui valut de rester à la postérité jusqu’à ce que Eric Chevillard se décide à le démolir. On comprend le dégoût qui saisit l’écrivain pour cet homme : voilà un bel opportuniste tour à tour républicain, royaliste et impérialiste, toujours dans les bonnes grâces du pouvoir, accédant a de plus en plus hautes charges publiques. Son travail de critique est tout entièrement consacré à la défense de la vision la plus rétrograde de la littérature : les lettres seraient en déclin continu depuis la mort de Bossuet car on n’oublie que le seul véritable écrivain est celui qui se consacre à juger les actions et les pensée dans le cadre de la morale et du respect de la patrie, de la religion et des lois de la République, ainsi qu’à « énoncer la loi morale en vigueur pour l’espèce humaine ». Le portrait très exact de tout ce qu’il faut éviter.

Dans une superbe langue aux phrases serpentines et remplies d’images surprenantes, Chevillard taille un costard à Nisard : il veut débarrasser la littérature de sa funeste influence. On en viendrait presque à plaindre le pauvre homme et à se féliciter d’apprendre qu’il n’a pas de descendants susceptibles de lire pareille mise à mort. Gageons cependant que Nisard, dans sa passion pour la morale, aurait été assez heureux de constater que son tourmenteur de narrateur perd peu à peu les pédales et finit assez mal en point. Il y a bel et bien une justice, en fin de compte, mon bon monsieur !

Il n’échappera à personne qu’il est assez paradoxal de projeter dans l’espace public un homme oublié depuis des lustres lorsqu’on prétend vouloir éliminer toute trace de sa méphitique aura. On aura bien compris que Nisard est un symbole servant à s’attaquer à des maux bel et bien contemporain. Chevillard ne dit d’ailleurs pas autre chose.

« Cet individu retors et funeste auquel, en effet, nul ne se réfère plus nommément aujourd’hui, mais dont la pensée diffuse est mêlée à l’air ambiant comme les atomes de son corps décomposé se sont mélangés à la terre ».

En faisant de courtes recherches, je me suis vite rendu compte que la critique avec réservé au livre de Chevillard un accueil absolument dithyrambique et que tous, absolument tous les journalistes affichaient leur mépris absolu pour ce pauvre Désiré. Personne ne s’est donc reconnu dans ce portrait ? Où se cache donc le Nisard de 2007 ? Derrière un papier positif, masquant ainsi sa fourberie ? Il me souvient pourtant de nombreuses occasions où un journaliste littéraire se mua en censeur pour condamner l’immoralité de telle ou telle histoire, de tel ou tel personnage. Dés aujourd’hui, chaque fois que je verrai un critique déclarer péremptoirement que tel un livre est « un uppercut dans la gueule de l’Amérique », tel autre « un portrait réjouissant de la vie simple de nos campagnes », comme s’il s’agissait là de l’argument définitif pour juger des qualités d’un ouvrage, comme si la morale, la leçon derrière le livre était à même seul d’en faire sa réussite et sa validité, chaque fois donc que je lirai ceci – et ça arrivera souvent- je penserai au livre de Chevillard. Quant on parle de Nisard, l’expression « dead man walking » prend un tout autre sens, prend tout son sens : il est mort, mais il empeste toujours les esprits, il marche dans le crâne de la critique.

Devant cette duplicité évidente de la corporation, je me dois donc faire un pas en avant, sortir de la file remplie de plumitifs qui regardent leurs pieds plutôt que d’assumer leur responsabilité. Nous sommes tous des Nisard ! Ou plutôt, il nous arrive de nous comporter en Nisard. Je suis un déclinologue. Voilà, c’est dit. Je pense que la littérature contemporaine française –et uniquement française- n’est plus ce qu’elle était. Je veux bien m’amender et m’y remettre, mais ce n’est pas gagné… A ma décharge, c’est précisément les juges, les pères-la-morale, les prescripteurs, les Nisardiens donc, dont la littérature francophone est remplie qui m’a obligé à m’en isoler.

Et c’est là le dernier point : oui, Nisard était critique, mais son attitude, sa façon d’envisage la littérature ne concerne pas que la profession ; elle s’étend aussi aux écrivains. Chevillard, salutairement à mon sens, vainement à mon sens également, appelle donc à débarrasser le roman des restes de la dépouille de son ennemi intime.

« Le livre sans Nisard serait le pur poème. »

Ca ne saurait venir assez vite, et ça ne viendra par conséquent jamais.

Eric Chevillard, Démolir Nisard, Minuit, 14€

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Aural Delight - La Pitchforkisation des esprits

Vers la fin de 2006, alors que la majorité des blogs littéraires se lançaient dans le petit jeu de « lister » les meilleurs livres de l’année écoulée, certains, souhaitant élargir leur champ de vision, y ajoutèrent des listes d’albums ou de chansons. Le même phénomène avait lieu sur les listes de discussions. Ces tops m’ont, d’une certaine façon, interpellés, puisqu’il m’ont permis de constater ce que tous ces gens dont je me sentais proche en matière littéraire écoutaient. Il se trouve que la plupart de ces internautes se retrouvaient, peu ou prou, dans le best of 2006 de Pitchfork.

Triste constat ! Voilà des bloggueurs qui prouvent quotidiennement qu’il y autre chose à se mettre sous la dent en matière de littérature que ce qui est représenté dans les plus gros médias et qui, en matière musicale, semblent totalement phagocyté par les édits de Pitchfork. Créé en 1995 par Ryan Schreiber, ce site indépendant est sans conteste devenu le plus populaire du web en matière de reviews et de news. Il a vite eu, c’est la rançon du succès, ces critiques – le plus facile, pour rigoler un coup, c’est de se demander le sens réel de coter un album 7.2/10 et l’autre 7.3/10 : qu’est-ce qui justifie cette différence ?-, mais c’est néanmoins un incontournable du net.

Ce qui me gène, c’est que le site est devenu une sorte de bible qui fait et défait les réputations, comme le NME en Angleterre. Pourtant, on peut remettre en doute la pertinence de leurs choix qui, si l’on sort du domaine de la pop soi-disant « indie », sont faits toujours bien après la guerre. Toujours comme le NME, l’arrogance avec laquelle les opinions des rédacteurs sont parfois proférées est sidérante, d’autant plus lorsqu’on se rend compte à quel point ils sont souvent complètement ignorants.

Au début, Pitchfork se cantonnait au domaine pop / rock. Là, au moins, on les sentait à l’aise, quoique oser dire que « Eureka » de Jim O’Rourke est « a bit on the boring side » mérite un exécution expéditive. Les vrais problèmes pointèrent le bout du nez lorsqu’ils s’ouvrirent à d’autres genres. Le Hip-hop par exemple. Ils aiment le plus commercial comme le vaguement underground. Pas de problème pour moi : j’en suis là aussi. Mais lorsque une année on a Snoop a 2.1/10 et l’autre à 7.6/10 pour deux albums qui sont sensiblement similaires, on commence à avoir la désagréable impression que tout dépend non pas de la musique mais de savoir si Snoop est « up » ou « down » sur l’échelle de la coolitude des white kids à la coupe de cheveux style playmobil.

Un autre exemple est celui du Metal. Il y a peu encore, Pitchfork n’évoquait jamais les tribus chevelues, sinon de manière moqueuse au détour d’une chronique. Mais voilà, Heavy is in et donc ils s’y sont mis avec deux ans de retard. Il y a même une column spéciale une fois par mois – « Show no mercy », dont l’auteur s’est senti obligé d’expliquer l’origine du nom pour la première édition- en plus de la review occasionelle. Les chroniqueurs démontrent, et c’est assez touchant à voir, le zèle du converti. Ce zèle, cet empressement, soulignent d’ailleurs l’ignorance profonde de ce dont ils parlent – une médiocrité absolue comme Wolves in the Throne Room serait un des meilleurs CD’s de l’année, Dodheimsgard fait penser à Dimmu Borgir (aaaaaarghhhhh) et leur dernier album est plus ambitieux que tout ce qu’ils ont fait avant – mieux vaut être aveugle que de lire des conneries pareilles, tant tout ce que j’ai entendu doesn’t hold a candle to « 666 International »- et Naglfar serait devenu tout d’un coup un groupe qui innove…

La morale de cette histoire ? Peut-être est-il impossible d’être à la pointe dans deux arts différents. C’est sans doute pour ça que plus je lis plus je décroche musicalement. Une résolution tardive pour 2007 ? Ne plus écouter les lit-bloggers lorsqu’ils causent musique. Une exception qui confirme la règle ? O.Lamm, bien sûr.

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Dans le genre embarrassant, Brandon Stosuy dit dans le premier « Show no mercy » avoir trouvé « kinda cool » qu’un type à un concert de Sunn connaisse Immortal….

Ce message a été écrit en écoutant: Sufjan Stevens, The Talking Heads, The Art Ensemble of Chicago, Killing Joke, Ghost, Gilberto Gil, Sanjah, Bubba Sparxxx, Ruins, Deathspell Omega, Andrew Bird. Vous y aurez reconnus l'un ou l'autre darling de Pitchfork. Impossible d'y échapper.

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Ecoutez!

Martin Amis est en tournée promotionelle aux Etats-Unis pour son excellent "House of Meetings" et deux entretiens intéressants peuvent être écoutés en ligne:

Chez Michael Silverblatt, l'interviewer numéro un outre-Atlantique. Je vous conseille fortement de jeter un oeil aux archives de Bookworm, son émission, parce que tout le monde y est passé. Commencez votre périple par une émission de début février avec Brian Evenson, dont le "Open Curtain" ("Inversion" en français au Lot49) est un petit bijou, comme je vous l'ai déjà dit.

Ecoutez aussi Martin Amis chez Bat Segundo - et enchainez avec la conversation entre Bat et le très rare David Lynch.

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L'exaltation du putride

Ils partirent en chantant, la fleur au fusil. Ils y restèrent ou revinrent un poumon, un bras, une santé en moins. Malgré quatorze blessures, Ernst Jünger eut plus de chance, puisqu’il vécut pour s’en souvenir en des termes plus positifs que négatifs. Tout comme d’autres, la grande guerre laissa en lui une empreinte indélébile, mais « Orages d’acier » n’est pas un « Voyage au bout de la nuit ».

On republie beaucoup, ces temps-ci, des livres témoignages sur la guerre initialement parus dans les années qui la suivirent. C’est la mode de l’histoire vue par ses participants, par le petit écrasé, pulvérisé par la faute de la volonté d’en haut, de ceux qui figurent dans les études historiques traditionnelles. A la différence de la plupart de ces ouvrages, l’auteur est ici un véritable écrivain, chez qui on peut d’ailleurs voir des traces d’un héritage du romantisme allemand, tout particulièrement lorsqu’il décrit la nature ou la nuit et son interaction avec les surnaturels orages d’acier, mais aussi dans le dédain qu’il ressent devant la perspective de la mort.

Pourtant, Jünger ne fait pas vraiment un auto-portrait en héros, il ne cède pas à la tentation de glorifier la guerre, cette hygiène du monde selon Marinetti. La version disponible en français est en fait celle préparée en 1961 pour les œuvres complètes, la huitième révision depuis 1921. Avec les années, la nationalisme et l’éloge du sang versé aurait, dit-on, peu à peu disparu. Je ne peux me prononcer là-dessus, n’ayant lu que cette édition définitive dans laquelle on voit en fait un homme aux réactions ambiguës, à la fois effrayé et fasciné par le déluge de feu et le courage physique, qu’on ne saurait comprendre si l’on considère le conflit comme une chose barbare, point. En fait, c’est là que « Orages d’acier » impressionne plus que les livres habituels sur les poilus : on y voit un soldat qui, comme tous les autres, a eu peur et a fait preuve d’une bravoure insensée, mais qui a su réfléchir à son expérience, l’universaliser non pas dans le sens cosmopolite, plutôt dans le sens où ce qu’on retire de la lecture ne s’applique pas qu’à la guerre, un soldat qui a su, en fait, transcender l’horreur et la beauté – il y en a, apparemment- de la pluie d’obus pour nous dire quelque chose sur l’humain qui dépasse l’apitoiement compréhensible vis-à-vis du mort et de l’amputé.

Plus le soldat s’améliore dans ses facultés de donner la mort et de survivre, plus l’écrivain quitte le domaine du simple journal, longue litanie de faits, pour atteindre la dimension des belles lettres, la profondeur du véritable auteur, ce qui nous en dit peut-être long sur l’intime rapport entre l’art et l’horreur, tellement cher à Roberto Bolaño – chez qui Jünger fait une apparition fugace dans « Nocturne du Chili ». Pourtant, cette horreur de la guerre, l’auteur la refuse toujours, ne l’embrassant en fait que dans une saisissante scène :

« Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une épaisse odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses (…). Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire.
C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivais pas à contenir. »

Ernst Jünger s’engage volontairement en 1914 à l’âge de 19 ans. Après une première blessure, il s’inscrit à un cours pour devenir officier et devient lieutenant, ce qui lui permettra de diriger des hommes sur la Somme, à Cambrai, Arras et Ypres. Il livre le récit de l’attente, parfois insupportable, des bombardements assourdissants et insoutenables, de la mitraille larguée sur les vagues ennemies, de l’adrénaline qui monte lors des missions de reconnaissance et des attaques contre la tranché d’en face. Ce qui frappe, c’est le soldat qui s’emmerde et qui prie presque pour qu’un obus, au moins un obus, tombe, ou qui décide d’aller s’amuser en lignes ennemies la nuit, juste pour passer le temps. Ce qui frappe, c’est l’indifférence devant la purée humaine, le sang qui éclabousse partout, le danger permanent. Ce qui frappe, c’est que pour des raisons du domaine de l’indicible, il arrive que cette indifférence fasse place à un profond sentiment de dégoût, de peur et de tristesse face à la violence. Ce qui frappe, en fait, c’est l’impression que l’on ne saurait pas plus prévoir les réactions de l’homme au front que celles de l’animal blessé. Le pleutre du matin peut parfois devenir le surhomme de l’après-midi. Un jour impitoyable, un autre jour magnanime.

Pour Jünger, l’orage se termine 22 septembre 1918, lorsque, blessé, il reçoit la Croix pour le mérite, devenant ainsi l’un des plus jeunes récipiendaires de cette prestigieuse récompense. D’un certain 11 novembre, il ne soufflera mot… Il ne sait pas encore qu'il reviendra en France avec la Wehrmacht.

Ernst Jünger, Orages d’acier, Le livre de poche, 6€

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The poor according to Will

J'évoquais le "Poor people" de William T. Vollmann récemment, je viens de recevoir ma copie. Le livre sera lu dans les semaines qui viennent et commenté ici-même. Etant justement en train de lire "La famille royale" -je sais, il était temps- où la pauvreté prend déjà pas mal de place, je dois avouer mon extrême curiosité quant au traitement qu'en fera ce bon Bill dans un cadre non fictionnel.

In the meantime, l'homme est en tournée promotionelle aux Etats-Unis et je vous conseille la lecture de la retranscription de son "chat" avec les lecteurs du Washington Post.

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La radio dans le Tunnel

A propos du livre :

"Le Tunnel" de William H. Gass, traduit de l’américain par Claro (Le Cherche Midi)

Avec:

Claro. Traducteur du Tunnel
Marc Chénetier. Traducteur, professeur à l’université Paris 7 (Etudes des Civilisations et Littératures langue anglaise)
Olivier Renault. Ecrivain, critique littéraire, dirige la revue "Le Trait" et la librairie "L’Arbre à lettres" (14 rue Boulard – 75014 Paris)
Pascal Arnaud. Dirige les éditions Quidam

Les mardi littéraires de Pascale Casanova, France Culture

Disponible en streaming pour une semaine

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Tunnel de presse

Comme vous le savez déjà, la traduction française du « Tunnel » de William H. Gass est enfin dans les librairies et partout dans les journaux. On peut dire que l’éditeur aura mis les petits plats dans les grands : pensez à une revue, un journal, un magazine et vous pouvez être certain que Gass y pointera le bout de sa blanche chevelure.

Je dois admettre une fascination malsaine pour le « Tunnel » ainsi que pour l’évènement exceptionnel qu’est cette parution française. Comme un addict du sexe se jette sur les revues pornos, je me précipite sur tous les articles concernant l’œuvre gassienne. A l’époque où j’avais livré ma petite analyse du roman, j’avais fait connaître ma curiosité quant à la réception de ce livre décidément à l’opposé du politiquement correct. Et jusqu’ici, je dois dire que mon inquiétude n’était pas fondée : c’est un éloge unanime qui s’abat sur cette publication. Petit tour d’horizon.

Fabrice Gabriel a beaucoup aimé « Le Tunnel », mais, que ce soit pour Les Inrocks ou pour France Inter, ses papiers sont parmi les moins intéressants. Comme de larges parties des articles de la presse culturelle en général, on a la nette impression que la moitié du texte est tombée du dossier de presse. Le reste est brodé autour d’un entretien avec Gass (deux citations…) et de liens avec un certain Jonathan Littell. Lorsque je craignais en novembre dernier la façon dont serait perçu Kohler, le narrateur, et les jeux de mots ou ritournelles sur l'holocauste, je dois admettre avoir eu en tête ces fameuses « Bienveillantes ». Je n’ai pas lu livre, mais suis resté absolument sidéré par la violence inouïe des attaques dont il a été la cible. On ne parlait plus de littérature : le problème était le fric et le côté abominable du personnage. Le style ou le peu de style de Littell devenait un élément périphérique, le roman se jugeait sur des considérations extra-littéraires. Le magazine pour lequel travaille Fabrice Gabriel est d’ailleurs l’un des principaux coupables dans ce naufrage absolu de la critique. En fait, la bonne réception du « Tunnel » vient apporter la preuve par l’absurde que les attaques contre le personnage de Littell n’étaient que le cache-sexe dissimulant le peu de vertu des critiques : c’est l’agent et le succès qu’ils n’aimaient pas.

Fausto avait dit « William H. Gass a creusé un tunnel à même le langage ». Dans Lire, André Clavel dit « Gass creuse un tunnel au cœur même du langage ». J’imagine que cette coïncidence n’est pas surprenante -après tout, le titre du livre invitait implicitement à utiliser ce type d’image. Au-delà de ça, l’article de Clavel –tout comme celui qu’il a écrit pour Le temps- est assez bon, à ceci près qu’il ne peut s’empêcher, comme pas mal d’autres journalistes d’ailleurs, de dire que les livres de Gass se comptent sur le doigt de la main. C’est vrai si l’on ne considère que la fiction, mais on aurait tort d’ignorer l’œuvre critique et philosophique de l’américain : neuf ouvrages superbement écrits et pensés. Ce pan là du travail de Gass n’a rien à envier à sa fiction. Et puis, qu’est-ce que cette cote de trois étoiles finalement octroyée au « Tunnel » ? « Aimé passionnément », ça veut dire. Comme 42% des autres livres chroniqués ce mois-ci. Seul Finkielkraut et son « Qu’est-ce que la France ? » reçoit les quatre étoiles du général Génial. O tempora ! O mores !

Restons deux secondes dans le domaine de l’incompréhensible : plutôt qu’à Gass, c’est à McInerney et à Beigbeder ( !!!!) que Transfuge accorde sa couverture. Ne faisons pas la fine bouche : il y a quatre pages d’un entretien fort intéressant (contre douze pour les toxic twins transatlantique, tout de même). On retiendra plus particulièrement deux passages : « « Le Tunnel » est un tunnel et la métaphore entraîne trois choses. Le tunnel, c’est à la fois ce qu’on enlève, la saleté, les décombres, puis le trou, le néant qui se crée comme cela, et c’est la structure, tout ce qu’on est obligé de se construire autour pour qu’il tienne » ainsi que « Le but de l’écriture est de définir, de représenter une position esthétique, ce qui ne veut pas dire qu’on l’approuve sur le plan moral, bien au contraire ». En matière d’interview, on lira aussi celui du Nouvel Obs’ avant de se jeter sur la version non-éditée sur le blog de Didier Jacob : le contraste est saisissant. D’une gentillette conversation à lire dans le métro, on passe à une discussion beaucoup plus longue et riche. Ah, si la presse laissait plus de place aux choses essentielles !

Enfin, venons au meilleur de cette couverture presse : les deux pages du cahier livre de Libération. Il y’a d’abord l’interview. Plus court que les autres, il leur est infiniment supérieur : Eric Loret a réussi – comment, je ne le sais pas- a faire dire à Gass plus de choses en moins de mots, à le faire aller au fond des thèmes abordés dans les autres entretiens et en plus à l’entraîner sur des chemins pas encore parcourus. Chapeau ! Et ça continue dans la critique, puisque Loret y glisse une approche du « Tunnel » que je n’avais encore jamais lue nulle part et qui pourtant me semble maintenant presque évidente : tous les personnages seraient des prédicats de Kohler, et on peut se demander s’ils existent vraiment ou s’ils ne sont que des alter-egos, des alibis d’un narrateur les inventant pour que leurs propres caractères odieux le fassent paraître lui un peu moins horrible. On finit avec un hommage au traducteur, dont la tâche n'a vraiemnt pas été facile. Merci à Claro d'avoir su voir la lumière au bout du tunnel et tant voulu la montrer aux francophones.

William H. Gass, Le Tunnel, Le Cherche-midi, 26€

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Théâtre macabre

Je lisais cet après-midi et avec un peu de retard le papier de Raphaëlle Leyris pour Les Inrocks sur « Le peintre des batailles » de Arturo Pérez-Reverte, l’histoire d’un ancien photographe de guerre en Bosnie confronté à un homme dont il a fait un portrait qui a ruiné sa vie. Selon Leyris, il s’agit d’une réflexion sur le rapport entre spectateur et images de guerre, sur le sens de ces images et, enfin, sur la nécessité de l’engagement et de la compassion.

Visiblement, on ne connaît pas en France l’histoire qui circule en Espagne sur l’activité journalistique de Pérez-Reverte en Croatie et en Bosnie – car, on l’aura compris, il doit y avoir beaucoup de l’auteur dans son personnage. Je ne me rappelle plus des détails précis de l’anecdote, je ne me souviens plus de lieux et des circonstances exactes, mais c’est finalement pas le plus important – sauf à vouloir déterminer sa véracité. Donc notre espagnol arrive avec son photographe dans une petite ville touchée par le malheur, où les soldats de l’ONU viennent de ramasser et de transporter dans un frigo les innombrables cadavres trouvés après un massacre de plus. Pérez-Reverte n’est vraiment pas content de débarquer après le nettoyage et à la perspective d’un reportage sans images croustillantes. A tous problèmes, des solutions : il demande, il exige, il obtient qu’on sorte quelques corps de la morgue et qu’on les retape dans la rue afin de pouvoir prendre quelques images. Macabre mise en scène absolument nécessaire pour informer. Ou pour vendre ? Envie de vomir…

On voit donc que la question centrale de ce livre n’est pas celle du rapport entre spectateur et images violentes, non, la question concerne en fait directement l’auteur : est-il, une dizaine d’années après, redevenu humain ou reste-t-il une bête sans pudeur, sans honte, disposée à arriver à ses fins coûte que coûte ?

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Service de presse

Les amateurs avisés savent qu'il y a quelques librairies de seconde main bruxelloises qui reçoivent chaque vendredi après-midi, et parfois par caisses entières, les rebuts du service de presse. Voilà donc que débarquent des livres à peine voire pas du tout ouverts, et encore moins lus. Voilà peut-être aussi comment certains journalistes arrondissent leurs fins de mois. Voilà enfin comment il est possible de trouver un livre tout juste sorti ou même pas encore chez les libraires à un prix défiant toute concurrence.

Il serait malvenu de critiquer cette pratique qui m'a permis d'acquérir plus d'un roman tout en faisant d'énormes économies. Je trouve cependant que certaines personnes manquent vraiment de délicatesse. Ainsi, ce matin même, je suis tombé sur "Le dernier monde" de Céline Minard. Visiblement, l'exemplaire n'a même pas été lu et il est d'ailleurs toujours orné de son bandeau. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, une fois rentré chez moi, qu'il s'agissait en fait d'un exemplaire signé par l'auteur et dédicacé à un certain M.B., chroniqueur bien connu, présent dans la presse écrite et à la radio. Lorsque que Minard rendait ce "cordial hommage", gageons qu'elle ne savait pas quel sort l'attendait.

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Encore un prix

On remettait le National Book Critics Circle Award cette semaine, et c'est la lauréate du Booker Prize Kiran Desai qui rafle une nouvelle fois la mise avec son "Inheritance of loss". On notera que les critiques américains avaient composé une shortlist nettement plus conventionelle que celle du National Book Award, prix pourtant plus institutionnel.

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Chaque chose à sa place

Stanley Crawford n’est certainement pas le plus connu des auteurs américains expérimentaux des années ’60-70. Pourtant, il aura au moins écrit une véritable classique, pendant vingtième siècle du « Directions to servants » de Jonathan Swift. Il s’agit de « Some instructions to my wife », hilarant manuel pour maintenir l’harmonie dans foyer. Si les deux livres donnent dans la satire, là où Swift pervertissait les manuels de son époque en employant un cynisme ravageur, Crawford use de l’ironie mordante sans détourner le principe même de ce type d’œuvre.

Il n’y a guère besoin d’aller plus loin que le titre complet pour comprendre de quoi il s’agit : « Some Instructions to My Wife Concerning the Upkeep of the House and Marriage, and to My Son and Daughter Concerning the Conduct of Their Childhood ». Et l’homme a tout prévu dans les moindres détails, puisqu’il établit même un an à l’avance un calendrier de ce qui doit être préparé à manger ou utilisé comme vêtement, et précisant les jours de sorties et les jours où l’on restera à la maison.

Si « Some instructions » ne jouait que sur l’humour lié aux manies du rédacteur ou sur sa vision résolument 19eme du mariage, le livre serait juste plaisant. Bien heureusement, la composition de Crawford est plus riche, plus nuancée que le simple portrait d’un étrange misogyne. Le mari est un homme méticuleux, qui pense qu’en prévoyant tout, on n’est jamais surpris : même les disputes seraient planifiables. Il va jusqu’à dessiner un plan du supermarché avec la situation géographique exacte des produits que sa femme doit acheter. Cette espèce d’ultra-pragmatisme est en fait la marque d’une grande naïveté qui voudrait oublier l’existence de l’imprévisible.

Un des points sur lequel il insiste le plus, c’est la maison comme reflet du mariage. J’ai eu un prof de philosophie qui, persuadé d’être un grand esprit, nous abreuvait de son étrange théorie selon laquelle la maison était l’homme, lieu d’intersection de l’animal (les chiottes) et du divin (la bibliothèque) dans la chambre à coucher (le sexe étant bien sûr une fonction animale aux aspects divins, donc humaine). La preuve extérieure de cette théorie étant qu’une maison ressemble à un visage : les fenêtres pour les yeux, la porte pour la bouche. Le personnage de Crawford est lui aussi un philosophe de comptoir : le toit de la maison est celui du mariage, les rideaux en sont les paupières et ainsi de suite. Il est également certain que plus une maison est bien tenue, plus le mariage est heureux.

En ce qui concerne ses enfants, l’homme a quelques stéréotypes bien marqués. Le fils devra faire un titre de propriété pour chacun de ses jouets, titre qu’il portera dans un carnet, ce qui lui permettra, dans ses échanges avec les autres, de toujours faire valoir son bon droit et de se préparer à sa future tâche de pater familias. La fille doit bien sûr jouer aux poupées, à la maman et aux dînettes afin de ne pas être surprise le jour où elle aura sa propre famille. On retrouve là la vision féministe de la poupée comme instrument de contrôle.

En fait, si l’on tente de considérer le rédacteur comme un homme au monstrueux préjugés, on manque entièrement sa dimension véritablement bizarre : on penserait qu’il est de ceux qui perpétuent le système, alors que, de nombreuses façons, il en est à l’extérieur. Certes, il prépare sa fille à être une femme au foyer, confine sa femme derrière les fourneaux et prépare son fils à sa succession. Pourtant, il ne va jamais à l’église, refuse tout achat inutile rejetant ainsi le consumérisme, et son ambition ultime est celle de l’autarcie, du retrait de la société dont on l’accuserait trop facilement de perpétuer les structures « oppressantes ». De plus, le portrait d’un dictateur s’atténue à la lecture des dispositions pour ses funérailles : au-delà des questions purement pratiques, il laisse sa femme libre de faire comme elle l’entend, indiquant peut-être par là que son attitude n’est pas tant dictée par ses préjugés sur la place de chacun, mais bien par une conviction ferme que c’est cette organisation là qui fonctionne le mieux. Un véritable tyran domestique serait intiment persuadé qu’il dirigera encore la manœuvre après sa mort.

On lit « Some instructions » pour passer un bon moment grâce au comique des situations et à la riche imagination de Stanley Crawford. On y revient sans cesse pour la finesse de la touche et la complexité qui se cache derrière l’apparente évidence. Crawford n’est peut-être pas le meilleur, mais ce petit volume est une grande œuvre.

Stanley Crawford, Some Instructions, Dalkey Archive, $11.95

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