Les mots, les caresses et les boucles

Le lecteur est invité à choisir entre les deux possibilités suivantes :
Le premier papier se lit comme se lisent les papiers d’habitude et il finit au paragraphe trois. Après quoi, vous pouvez changer d’url sans remords.
Le deuxième papier se lit en commençant au paragraphe 4 et en continuant la lecture dans l’ordre indiqué à la fin de chaque chapitre. En cas d’incertitude ou d’oubli il suffira de consulter la liste ci-dessous :
(4)(1)(5)(2)(7)(6)

(1)
Dans le Saint-Germain-des-Prés du début des années ’60, toute l’Amérique latine vit, tout le monde pense, tout le monde écoute du jazz, tout le monde écrit, tout le monde soliloque. Horacio Oliveira, ni jeune, ni vieux, pense, jazze, soliloque beaucoup. Seul et avec ses amis du club. Et il voue un culte à l’écrivain-philosophe Morelli. Mais tout ça ce n’est rien à côté de l’amour qu’il n’admet pas ressentir pour la Sibylle, lui qui la maltraite, la pousse dans les bras d’un autre et affiche son indifférence au sort du petit Rocamadour, enfant qu’elle a eu dans une vie précédente.(5)

(2)
Ce n’est qu’à son retour en Argentine que l’importance de l’absence, l’horreur du vide laissé, devient évidence. Horacio la recherche, cette Sybille. Il la recherche en Urugay. Il la recherche dans toutes les femmes. Il la recherche dans les tréfonds de son âme. Et il pense la retrouver, transmigrée, transformée en Talita, la femme de son meilleur ami, le Traveler qui ne voyage pas. Il a tout faux ou il a tout vrai ? On ne saurait trop vous le dire puisque qu’on est finalement enfermé dans une maison de fou où il est impossible de déterminer si l’insane est du côté des enfermés ou des enfermeurs.(7)

(3)
C’est bien, ce roman.

(4)
« Appelle ça hypothèse de travail ou comme tu voudras. Ce que Morelli essaie de faire c’est de troubler les habitudes mentales du lecteur. Quelque chose de très modeste, comme tu peux voir, rien de comparable au passage des Alpes par Hannibal. Jusqu’à présent, du moins, il n’y a pas grand-chose de métaphysique chez Morelli, mais toi, évidemment, Horace Curiace, tu es capable de trouver de la métaphysique dans une boîte de tomates. Morelli est un artiste qui se fait une idée spéciale de l’art et cela consiste principalement à jeter à bas les formes usuelles, chose courante chez tout bon artiste. Par exemple, il a horreur du roman rouleau-chinois, du livre qui se lit du début à la fin, bien sagement. Tu as sans doute remarqué que la liaison entre les différentes parties le préoccupe de moins en moins, cette histoire du mot qui en entraîne un autre… Quand je lis Morelli, j’ai l’impression qu’il cherche une interaction moins mécanique, moins dépendante des éléments qu’il manie ; on sent que le déjà écrit conditionne à peine ce qu’il est en train d’écrire, d’autant que le vieux, après quelques centaines de pages, ne se rappelle plus très bien ce qu’il a dit au début. »(1)

(5)
« Marelle » n’est pas tellement un roman interactif, puisque la lecture de quelque roman que ce soit crée toujours un rapport intime entre le verbe posé sur le papier, sa signification dans le monde commun et sa résonance dans notre propre esprit, rapport qui est déjà nécessairement interaction : sa nature change d’un lecteur à l’autre. Non, ce que Cortázar fait, c’est changer certains paramètres de cette relation, altérer la donne, transformer ce que l’on croyait éternel, coulant de source, en une suite d’habitudes brisées. Et là, on doit donc s’interroger quant au changement réel, concret par rapport à l’expérience de lecture habituelle. S’agit-il seulement du plaisir d’être bousculé, ou est-ce un tsunami interne, un bouleversement incontrôlé de son rapport au roman, une éponge passée sur le tableau, effaçant la définition académique inscrite à la craie ?(2)

(6)
Mais qui, mais qui lit ce chapitre 55 ? L’adepte de la ligne droite ? L’adepte de l’école buissonnière cautionnée par le maître ? Le vrai franc-tireur ? Celui qui se croit malin ? Mais quelle, mais quelle est la dernière phrase de ce livre ? « Ah ! Ah ! dit Ovejero pour l’encourager » - encouragement du berger qui vient trop tard pour la brebis égarée- ou « Mort au chien, dit le 18. » - il est déjà mort ? Oui, « Marelle » nous dit au revoir sur une boucle infinie, mais est-ce un chiffre ou un mot qui viendra briser cette boucle, ou est-ce, peut-être, ce fameux 55 qui nous intime, par le biais d’une phrase tentaculaire, de ne pas sombrer. « Ils le sentirent tous les deux au même instant et glissèrent l’un vers l’autre comme pour tomber en eux-mêmes, sur la terre commune où les mots, les caresses et les boucles les enveloppaient comme la circonférence contient le cercle, ces métaphores apaisantes, cette vieille tristesse satisfaite de redevenir l’homme de toujours, de continuer, de se maintenir à flot contre vents et marées, contre l’appel et la chute ».

(7)
On nous dit que « Marelle » est un labyrinthe. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas une « Maison des feuilles ». Ce n’est pas un texte de Borges. Non, c’est un dédale. La différence ? Dédale invente le labyrinthe. Dédale invente la façon de ne pas s’y perdre. Suivre Dédale dans le dédale qu’il a construit, c’est avoir la certitude de voir un jour la lumière de la sortie. C’est ne pas être perdu. C’est déjà être hors du labyrinthe. Mais il y a un ultime problème. La porte de sortie est-elle vraiment la porte de sortie ? Minos aurait-il pu en changer la place ?(6)

Julio Cortázar, Marelle, Gallimard - L’Imaginaire, 12€50

 

8 commentaires:

  1. Anonyme said,

    C'est bien, ce roman. (3)

    on 8:12 PM


  2. claro said,

    Marelle n'est pas seulement un roman, c'est un apprentissage de la lecture, de l'acte de lire - libre arbitre, fantaisie, distraction - tous les ressorts sont sommés. Cortazar est un magicien ordinaire du dire, un grand savant de notre cécité galopante. Et ce lyrisme parisien – c'est tout l'eldorado qui saigne dans l'errance amoureuse d'un individu perdu. Marelle – hopscotch! – nous tient par la perte et nous prend à rebours. Nous n'allons pas d'une case à l'autre: nous sommes dé-casés, de toute éternité. Le lecteur avait les dés en main depuis Gutenberg et ne le savait pas.

    on 9:55 PM


  3. Apprentissage désapprentissage, je dirais. Déconditionnement. Bréviaire essentiel pour prendre conscience de façon éclatante des possibilités de la littérature, du champs de jeu infini qui s'étend devant nous, si nous savons saisir la chance, si nous savons accepter l'opportunité, oublier la peur de l'inconnu et nous jeter dans le jeu, à cloche-pied s'il le faut, à cloche-pied par dessus tout!

    on 1:24 PM


  4. Par ailleurs, j'espère que mon "papier" initial a bien fait compredre que c'était seulement un roman - dans le cas contraire, ce serait un échec...

    on 1:29 PM


  5. Pas seulement, je veux dire. Ca va pas aujourd'hui.

    on 1:35 PM


  6. Anonyme said,

    Ta critique est intéressante, peut-être trop proche des "romans dont vous êtes le héros" ; une critique dont on est le héros donc. Mais quel est le but d'une critique ? De montrer que le critique manie la plume et a, lui aussi, des ambitions littéraires, ou bien de tenter de délivrer un avis éclairé sur une oeuvre précise ? Pour te donner un exemple, j'ai lu avec intérêt tes divers billets sur Gass sans bien comprendre pourquoi tu avais fait le voyage jusqu'à Paris pour le voir (je ne le connaissais d'ailleurs pas). Et puis, avant-hier, j'ai lu la critique d'Assouline sur la même conférence, et il ne m'a donné qu'une envie, c'est d'acheter le bouquin (critique intéressante à analyser sur le plan de la construction).

    Mais j'ignore quel est ton objectif avec ce blog. Conseiller à des inconnus certains livres et en déconseiller d'autres, ou bien faire de l'analyse littéraire ? Le trouble qui s'empare de moi lorsque je viens chez toi s'explique peut-être par ce malentendu initial.

    nb : par contre, si tu veux faire de l'analyse littéraire, il faudra surtout ne pas tomber dans le derridisme dans lequel se complaît le milieu universitaire, car un truc comme "un grand magicien ordinaire du dire" ne signifie strictement rien, c'est de la non-phrase, des mots creux mis les uns à la suite des autres dans l'espoir que les sonorités accumulées créent du sens. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément (cette critique ne t'est pas vraiment adressé, même si je sens la tentation de l'hermétisme te titiller).

    on 3:52 PM


  7. Lorsque j'ai écrit les deux billets relatant mon excursion parisienne, je n'avais pas spécialement l'intention de m'attarder sur Gass et sur le Tunnel - je pensais, à tort peut-être, en avoir dit assez dans un billet sur le livre en octobre / novembre. D'ailleurs Assouline se trouvait à la lecture au premier rang, prenant notes sur notes, à tel point que j'étais certain de voir apparaître quelque chose sur son blog. Fausto était plus loin, sans calepin, sans Mont-Blanc. De fait, je ne savais même pas si j'allais en parler et sous quelle forme.
    Je n'ai pas d'intention claire quant à ce blog. Je fais ce qui me chante. Critique classique? Va voir celle sur le dernier Mailer - pas la meilleure, d'ailleurs.
    Ce que tu vois, j'imagine, comme des papiers qui montrent que le blogger a une plume, ce sont les messages où j'ai envie de m'amuser. Un roman comme "Marelle" me donne envie de m'amuser. Il y a aussi ceux dont je ne me sens capable de parler qu'en terme d'émotion - par essence, ce n'est pas raisonné ou éclairé.
    Je pense que dans les messages ici postés, il y a une assez grande variété. Des trucs classiques, des trucs plus hermétiques, des conneries qui ne font rire que moi, et quelques messages nombrilistes. A chacun d'y faire le tri, parce que je n'ai pas une ambition claire et précise, si ce n'est celle d'obtenir un aide-mémoire en ligne, une façon d'ordonner mes sentiments et souvenirs littéraires.
    Je prends bonne note de ta remarque sur l'hermétisme, mais tu sais bien que j'aime des livres hermétiques. J'essaie en tout cas de ne pas faire des phrases pour des phrases, du bruit pour du bruit, même si la musique seule d'un prose peut me mener par le bout du nez pendant des centaines de pages. L'art pour l'art n'ets pas nécessairement hermétique (et je ne parle pas e moi quand j'emploie le mot art, bien sûr).

    NB: dois-je ajouter à ta commande "pourquoi lis-tu?" un petit "pourquoi bloggues-tu?"?

    on 5:44 PM


  8. Anonyme said,

    - Mais dis-moi, on va pas se lancer dans je ne sais quelle entreprise philosophique, dit en riant mon ami. Et puis, n’oublie pas que nous devons partir en quête de la Magicienne.
    Oui, nous avions convenu de retrouver la Maga, en suivant le fil du fleuve, entre noir et argent des lumières de la ville, luz de ceniza y olivo* disait JC, maintenant que la nuit était tombée.

    Ce ne serait pas facile de rencontrer la Maga la Magicienne la Muse dont une des particularités était d’échapper au temps et donc à l’espace. Par on ne sait quelle ruse, la Magicienne faisait de perpétuels pieds de nez au principe de succession. Et d’ailleurs,sur les recommandations dont ne sait quel observateur des rues, des ponts et des réverbères, la Mademoiselle était devenu l’objet et le sujet d’études d’un couple d’Anachroniens de la Sorbonne.

    Mesure Démesure À mesure Sur mesure Ainsi en quatre chapitres nos chercheurs avaient-ils enveloppé l’égérie de Julio :
    ...........
    (un extrait d'un texte que j'ai sur le gril...)

    on 3:09 AM


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