Against the day (3)

Lire d'abord la première et la deuxième partie, si ce n'est déjà fait.

Venons-en au point le plus intéressant que j’ai vu soulevé jusqu’ici (merci Claro !) : Pynchon y décrirait la lutte des classes réelle du 20eme siècle. Non pas celle, mythologique, des prolos et des bourgeois, mais celle menée par les luddites contre la technologie meurtrière. Aborder « Against the day » par ce versant-là est potentiellement très fertile. Tellement que je n’aurai pas le temps de l’aborder ici de manière exhaustive.

Pour Pynchon, il ne faut pas entendre par luddite ennemi de la nouveauté scientifique (après tout, la machine détruite par Nedd Lud en 1779 est issue d’une technologie déjà vieille de deux siècles), mais bien une méfiance envers ce qui nous est présenté comme le progrès. Là est une des préoccupations principales de l’auteur : l’horreur du vingtième siècle – les camps d’extermination, la bombe atomique, les guerres où la majorité des victimes sont des civils- serait l’aboutissement du développement technique des siècles précédents. Devant ce fait, l’attitude saine serait de se méfier de ce que l’on nous présente avec beaucoup d’empressement comme une avancée pour l’humanité.

On notera qu’il y a quand même quelque chose d’ironique dans ce luddisme : si Pynchon est clairement à la gauche du spectre politique, c’est aussi de ce bord-là que l’on situe les « forces du progrès ». Le marxisme et le socialisme n’en n'ont pas contre la machine, mais bien contre la structure du capitalisme. Par ailleurs, les régimes qui mirent au point les processus industriels d’élimination des opposants et autres indésirables des années ’20 à ’50, sont tous historiquement liés d’une façon ou d’une autre au socialisme, et l’eugénisme coercitif –ce machinisme appliqué à l’homme- a été pratiqué pendant des années dans la Suède socdem.

« Against the day » se déroule à une époque où Nikola Tesla commence ses travaux sur l’électricité, qui le mèneront à essayer d’élaborer une arme surpuissante, le « death ray ». Le pouvoir de dévastation théorique de cet engin fait immanquablement penser à la bombe atomique. C’est aussi le temps du développement des chemins de fer partout dans le monde – et donc de l’opportunité d’envoyer des troupes ou des prisonniers dans les coins les plus reculés à des vitesses insoupçonnées. On voit aussi l’arrivée de véritables magnats à dimension globale – JP Morgan, par exemple- qui financent à peu près tout, de la recherche à l’effort de guerre de divers gouvernements.

La sympathie de Pynchon va clairement aux anarcho-luddites qui peuplent les pages du roman. Ils sont présentés dans une lumière positive, de lutte pour les droits de ouvriers, pour l’égalité, contre les gouvernements et le capital. Il est difficile d’ignorer les opinions politiques de l’écrivain. Ceci dit, on n’est pas dans le domaine du réalisme social, et rien n’est tout à fait noir pu tout à fait blanc.

De fait, il y a une pierre qui revient comme un refrain : le spath d’Islande. Sa particularité est d’offrir une double réfraction : lorsqu’on regarde un objet à travers ce calcite transparent, l’image est double. Tout acquiert une deuxième facette. Ainsi, si l’usage de la technique peut être mauvais, ceux qui veulent lutter contre cette situation doivent aussi l’utiliser, mais positivement. Rien n’est intrinsèquement mauvais ou bon.

Tous les personnages du roman ont également une dimension double, trouble. Les anarchistes vont au Casino et séjournent dans des villes d’eaux, les princesses fraient avec les prolos, les imposteurs sont nombreux, tout le monde est plus ou moins espion et on change d’allégeance plus souvent que de chemise. On voit aussi que la position de Pynchon par rapport à la violence anarchiste n’est pas aussi claire que certains voudraient le faire croire : à travers un artiste anar italien, il souligne les liens entre ce mouvement et le futurisme, dont on connaît les sympathies politiques.

Un seul personnage est unidimensionnel : Scarsdale Vibe, le méchant magnat, sorte de Morgan pynchonisé. C’est tout à fait regrettable et donne à « Against the day » une petite saveur de marxisme suranné. En effet, on voit qu’à l’état de simple ouvrier, les personnages sont relativement bons et que ce n’est qu’en sortant dans le monde que leur face sombre se révèle. La société corrompt, et il n’y a par conséquent que Vibe, qui règne au sommet, à être entièrement noir. Je ne devrais peut-être pas faire ce reproche : ce livre se devait quand même d’avoir son méchant cartoonesque, vu qu’il y avait déjà les formidables Chums of chance, délectable caricature d’un certain esprit boy-scout – tout du moins au début de leurs aventures.

« Against the day » a des défauts, mais, pour ma part, ils sont plutôt idéologiques et liés, non pas aux constats politiques – nationalisme, mercantilisme, fascination pour la technique, collusion entre gouvernements et grandes compagnies- que je partage partiellement, mais plutôt aux bribes de solutions proposées par certains personnages ou dans certaines recensions du livre. Elles ne sont pas explicitement de Pynchon et je pourrais être en train de me tromper complètement : est-il étonnant que des ouvrier de 1895 pensent comme… des ouvriers de 1895 ?

Littérairement, et c’est bien ça qui compte, le livre est un tour de force. Ce qui tient du tour de vieux singe qui tombe dans les gimmicks ou de la force créatrice d’un génie de l’art du roman sera dégagé dans les années à venir. Je me contenterais de dire que je ne me suis jamais ennuyé, que « Against the day » est narrativement palpitant, impeccablement écrit et remplit de moments de pur bonheur. Non, esprits chagrins, je n’ai pas vu de pages en trop ou de passages pompeux et indulgents.

Thomas Pynchon a choisi comme épigraphe une superbe phrase de Thelonious Monk : « It’s always night or we wouldn’t need light ». C’est un choix parfait: de la première page à la dernière, on bascule, émerveillé, entre la conviction que Pynchon nous amène un peu de lumière pour voir plus clair dans les brumes de notre temps et celle qu’il nous faudrait bien une petite torche pour démêler l’écheveau de niveaux de lecture, le puzzle linguistique, la symphonie polyphonique et polysémique qu’il nous soumet. A vous de jouer !

Thomas Pynchon, Against the day, Penguin Press, $35.00

 

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