Tragédie japonaise

Ces dernières semaines, je me suis plongé dans l’œuvre de Kawabata Yasunari. J’avais déjà lu quelques livres, mais cette fois-ci, je me suis jeté dedans et n’ai lu que ça. Cela m’a permis de me rendre compte que j’avais tendance à ne pas trop apprécier ses premières œuvres. Elles donnent déjà une idée de l’écriture du grand écrivain japonais mais je trouve, par exemple, un texte comme « Les servantes d’auberge » confus.

Tout change avec les romans publiées à partir des années ’30, comme si les pièces du puzzle étaient en place : l’art du portrait, celui de la description des mœurs changeantes et de la nature est enfin mis totalement à contribution afin de permettre à l’imagination de Kawabata de concrétiser des œuvres d’un tout premier ordre.

S’il ne fallait lire qu’un seul roman, j’en choisirais… trois -après tout, les œuvres de Kawabata étant courtes, on aurait tort de se priver-, soit « Pays de neige », « Nuée d’oiseaux blancs » et « Le grondement de la montagne ». Ces romans composent les « tragédies du sentiment humain ».

« Pays de neige », écrit entre 1935 et 1947, est récit particulièrement onirique. Les lieux et les rites décrits existent, et pourtant on a, sans doute comme Shimamura, le personnage principal, une impression de rêve. Celle-ci est sans aucun doute favorisée par la situation même de ce fameux pays de neige, zone située à deux cent kilomètres de Tokyo, pratiquement bloquée par l’hiver. Les traditions y ont toujours cours, la vie y est en total décalage avec celle de la métropole Tokyoïte. C’est ce décalage qui est sans doute la cause de l’incompréhension entre Shimamura et son amante Komako. Pour lui, elle fait partie des vacances : aussitôt reparti, il reprend sa vie familiale et professionnelle sans plus se soucier d’elle. Pour Komako, le pays de neige est son domicile, elle vit perpétuellement dans cet environnement, c’est là sa seule réalité. En cela, on peut sans doute dire que le lecteur vit le récit un peu comme Shimamura : le désespoir induit par la situation n’est qu’un évènement temporaire qui sera oublié d’ici peu – au contraire de cette prose absolument magnifique.

« Nuée d’oiseaux blancs » est, à mon sens, le plus beau des trois romans. Centré autour de la cérémonie du thé, il s’agit d’un ballet élégiaque mené pour un jeune homme par deux anciennes maîtresses de son père défunt dans le but de le marier. Les descriptions de la nature comme des objets pour le thé sont absolument époustouflantes, et l’approche des sentiments des personnages, d’une finesse rare. Kawabata atteint le sommet de son art dans cette oeuvre d’une splendeur qui laisse pantois.

En ce qui concerne le style, « Le grondement de la montagne » est plus simple. Par contre, au niveau narratif, Kawabata développe une histoire très riche. Le thème principal est sans aucun doute celui de la vieillesse et de la mort, mais il s’agit aussi d’une réflexion sur l’évolution du Japon et peut-être d’une certaine forme de décadence morale dans la jeune génération. Le roman est composé du point de vue de Shingo, vieillard déçu par ses enfants, mais qui retrouve un peu de paix grâce aux attentions de sa belle-fille. Le fils de Shingo est un personnage pervers, une sorte de Jekyll. Sage à la maison, il brutalise sa maîtresse quand il a bu, veut la forcer à avorter et finit par pousser sa femme à subir ce traitement, la poussant presque au suicide. Shingo observe tout pratiquement impuissant, ces interventions s’avérant totalement inutiles.

Assurément, « Tristesse et beauté », « Les belles endormies » ou encore « Kyoto » méritent chaque seconde du temps qu’il vous faudra pour les lire. Il me semble cependant que les « tragédies du sentiment humain » rassemblent le meilleur de ce qui fait toute la valeur de cet écrivain incroyablement subtil et précis.

Malheureusement peu lu à l’heure actuelle, Kawabata est pourtant l’un des plus grands romanciers du 20eme siècle. Lisez-le, et vous comprendrez sans aucun doute pourquoi il est un des rares nobélisés à avoir mériter son prix.

 

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