Don Aguirre au far-west

Parfois, le débit s’emballe. Il est fou ou saoul ou halluciné. Il ne peut croire ce qu’il voit, ou au contraire l’excitation de ce à quoi il participe lui fait se lancer dans une véritable logorrhée. Le sang qui se répand lui fait monter le sien directement à la tête. Pourtant, il n’y a point de lyrisme. Quand il s’agit de massacres, le ton est froid, distant. Sans prise de position. Chaque homme est un monstre. Le blanc est un assassin. Féroce. L’indien est un assassin. Féroce. Le métis, tout pareil. La voie est sans autre issue que la folie ou la mort. Le civilisé abandonne les oripeaux de sa culture et devient plus sauvage qu’un sauvage, plus cruel qu’un ours, plus dangereux qu’un loup. Parce qu’il n’agit pas par instincts.

Il y a vingt ans, Cormac McCarthy publiait «Méridien de sang». Même s’il est moins connu que «De si jolis chevaux» ou «Suttree», il s’agit sans doute de son meilleur roman, voire même de la meilleure fiction américaines des années ‘80. L’histoire est trompeusement simple : vers 1880, « le gamin », 14 ans, s’engage dans une troupe d’irréguliers qui va chasser l’indien pour le compte du gouverneur d’une province mexicaine.

Ce livre a choqué. Parce que la violence y est décrite sans faux semblants, avec précision, de la façon la plus clinique qui soit, mais surtout parce qu’il rompt avec le mythe du bon sauvage. Depuis la fin des années ’60, le native-american était devenu, notamment à travers les fictions de N. Scott Momaday, une logique figure de victime. Cormac fait voler ça en éclat en abolissant toutes distinctions entre les créatures du bon dieu pour les réunir dans cet incroyable déluge de violence. On pense tout particulièrement à une scène qui ressemble à celle où le Quichotte attaque un troupeau de mule, pour se faire rosser par les muletiers qu’il n’avait pas vu. Sauf qu’ici, il s’agit de vaches faméliques qui dissimulent des indiens sortis de l’enfer, vêtus des atours de leurs plus récentes victimes –des saltimbanques ; des hommes qui massacrent, violent, émasculent, scalpent. Et les blancs, eux aussi vont massacrer, violer, émasculer, scalper.

Il ne faut pas s’y tromper : il y a de la poésie dans ce livre. McCarthy est au sommet de son art, de son style que ceux qui l’on déjà lu savent complexes. Ses descriptions d’une nature belle, mais toujours sanglante et violente sont d’une splendeur rare. Connu pour les nombreuses digressions dont ce texan d’adoption truffe ses écrits, il y excelle une fois de plus, aidé en cela par sa grande création, son Achab : le juge. Personnage magnétique, qui sait tout, est partout, ne meurt jamais, il est une sorte de guide spirituel pour la bande que McCarthy a assemblé. Il est celui qui disserte sur la puissance et la loi ; sur le divin et l’humain ; sur la préhistoire, la botanique, la biologie. C’est une sorte de proto-fasciste mais aussi le Moïse qui sort son peuple du désert.

On dit souvent que les Etats-Unis sont un pays bâti sur la violence. À en croire les allusions que McCarthy glisse ici ou là, ce serait surtout sur l’oubli de cette violence. Quiconque lira «Méridien de sang» ne pourra, ne saura tomber dans ce travers, tant ce roman est marquant.

Cormac McCarthy, Méridien de sang, Points poche, 7€40

 

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